La Choah a-t-elle changé notre façon de « penser » Dieu?

La Choah a-t-elle changé la façon de « penser » Dieu chez les Juifs? Après la dévastation impensable de la Choah, comment les Juifs pourraient-ils continuer à faire confiance au Dieu de l’Histoire, ce Dieu qui prend soin de son peuple élu? Comment est-il possible que le Tout-Puissant, qui peut faire ce qu’il veut, n’ait rien fait pour sauver les six millions de Juifs, y compris des enfants et des bébés innocents, qui ont été abattus par les Nazis? N’était-ce pas une trahison irréparable de l’Alliance qui liait le peuple juif à son Dieu? Comment ceux qui ont continué à pratiquer leur foi ont fait face à de telles questions? Ont-ils dû, et ont-ils pu, développer de nouvelles façons d’imaginer Dieu en conséquence?

Je propose ici une réponse très personnelle à ces questions. Quel rôle la Choah a-t-elle joué dans ma vie? Comment mon sens profond de l’identité et de la spiritualité et mon cheminement dans la vie ont-ils été affectés, avant et après mon mariage avec Peter, dont la mère et le père ont été directement touchés par la Choah alors que mes parents ne l’étaient pas? Mais avant de me tourner vers ma propre histoire, j’aimerais répondre, en faisant appel à diverses ressources, à la question plus générale: « La Choah a-t-elle changé notre façon de ‘penser’ Dieu, pour les Juifs? » Comme toute question de cette ampleur qui est réelle, vivante, significative, la réponse sera complexe et multiple...

Quelques réponses

J’ai rassemblé une série d’exemples et d’histoires pour illustrer une gamme de réponses à notre question. Les exemples ne tiennent pas forcément ensemble, ils peuvent même paraitre paradoxaux. Mais je pense que dans ce contexte le paradoxe a sa place. Les bons paradoxes n’ont pas de «solution». Ils sont destinés à encourager la pensée, à nous forcer à trouver de nouvelles idées et à nous faire réfléchir...

Précisons d’abord une chose. Le Dieu de l’Histoire, qui veille sur son peuple élu, n’est qu’une des « images » de Dieu dans le judaïsme. Il existe en fait un riche répertoire de représentations de Dieu, commençant dans le Tanakh et s’étendant à travers des commentaires, rabbiniques et autres, jusqu’à aujourd’hui. Néanmoins, c’est surtout le Dieu de l’Histoire, le Dieu de l’Alliance, dont l’image ou même l’existence a été secouée par la Choah.

Un théologien influent qui a abordé cette question est Richard L. Rubenstein[2]. Né à New York en 1924, Rubenstein a ordonné d’abord comme rabbin libéral, puis comme rabbin « conservative »(1952). Il a ensuite complété une maîtrise en théologie à la Divinity School, puis un doctorat à la Graduate School de l’Université Harvard (1960). Il a écrit sur le sens et l’impact de la Choah pour le judaïsme. Son premier livre, After Auschwitz, fut publié en 1966, l’année même qui a vu, sans image, la couverture du magazine Time qui posa la question, en noir et blanc : « Is God Dead? »[3]

À partir de sa perspective intime et personnelle, encore sous le choc des horreurs de la Choah, Rubenstein posa sa propre question: « Comment les Juifs peuvent-ils croire en un Dieu omnipotent et bienfaisant après Auschwitz? »[4] Pour lui, la réponse était claire: il n’était plus possible de croire au Dieu qui a établi son alliance avec Abraham ou à l’élection du peuple juif: « ... le fil unissant Dieu et l’homme, le ciel et la terre, a été brisé. Nous restons dans le cosmos froid, silencieux et insensible, sans l’aide d’une puissance déterminée au-delà de nos propres ressources »[5].

À la place des images traditionnelles de Dieu, Rubenstein a proposé des termes tels que « source » et « fondement ultime de l’être » des images plus féminines que masculines: « Le Dieu transcendant de la Bible, est reconnu comme un roi suprême, un père, un créateur, un juge, un producteur. Quand Il crée le monde, Il le fait comme font les hommes, produisant quelque chose d’externe à eux-mêmes. [...] En tant que fondement ultime et source, Dieu crée comme une mère, à travers sa propre substance. Comme fondement de l’être, Dieu participe à toutes les joies et aux peines du drame de la création qui est, en même temps, l’expression la plus profonde de la vie divine. La vie unitaire immuable de Dieu et celle de la multiplicité dynamique constante du cosmos reflètent finalement une seule réalité unitaire »[6].

Au cours des décennies suivantes, Rubenstein a retracé, avec une passion intense, différentes façons de comprendre l’ultime dans la psychanalyse et la dialectique hégélienne, ainsi que dans les traditions mystiques juives et dans d’autres religions, y compris le bouddhisme, le confucianisme et l’hindouisme. Ses recherches se sont étendues sur la sorte de monde capable de produire un programme d’extermination de masse parrainée par l’État tel que la Choah, ce qui l’a amené à un examen de questions sociales, politiques et de politiques publiques, ainsi qu’à de nombreux voyages, en particulier en Asie. Bien que la sombre désolation de la vision d’après-guerre se soit finalement atténuée et dissipée, Rubenstein n’est jamais revenu à des images traditionnelles.

Une toute autre perspective a été articulée par le rabbin Joseph Soloveitchik. Né en 1903 dans une dynastie rabbinique lituanienne prestigieuse, Soloveitchik a reçu une éducation traditionnelle et laïque intensive en Europe de l’Est et à Berlin avant d’émigrer à Boston en 1932, puis à New York. Soloveitchik est devenu un grand rabbin orthodoxe américain, philosophe et talmudiste, figure marquante du judaïsme orthodoxe moderne.

Son œuvre exprime une caractéristique clé du judaïsme: c’est une religion d’action, principalement par la voie des commandements. La notion selon laquelle les humains ont le libre arbitre était également au cœur de sa pensée. Il dit : « […] l’homme naît comme un objet, meurt comme un objet, mais possède la capacité de vivre comme un sujet ... »[7] Où le texte talmudique traditionnel Les Maximes des pères affirme : « C’est malgré toi que tu as été créé, malgré toi que tu es né [...] malgré toi que tu mourras », Soloveitchik ajoute : « Mais pendant ta vie, tu uses de ton libre arbitre »[8]. C’est notre obligation éthique de ne pas vivre une vie de fatalité, mais de créer notre propre destinée, en exerçant notre libre arbitre, en particulier en faisant le bien et en mettant en valeur la miséricorde dans le monde.

Soloveitchik croyait que ces actions étaient plus importantes que les responsabilités cultuelles. En exécutant des mitsvot, en respectant les obligations de la loi juive, les Juifs instillent un caractère sacré dans toutes les facettes de la vie, y compris et surtout face à la souffrance et au mal : « Le judaïsme, avec son approche réaliste de l’homme et de sa place dans le monde, a compris que le mal ne pouvait être estompé ou camouflé, et que toute tentative de minimiser l’étendue de la contradiction et la fragmentation du réel ne permettrait ni d’apporter la tranquillité à l’homme, ni de le rendre apte à saisir le mystère existentiel. (…) Celui qui essaie de s’illusionner en détournant son attention de la fissure profonde du réel, en romançant l’existence humaine, n’est qu’un imbécile et un rêveur »[9].

Le point de vue distinctif de Soloveitchik est que l’individu qui souffre et conserve sa foi religieuse a l’obligation de réagir de manière positive pour réparer le monde. Nous sommes laissés à nous-mêmes face à cette tâche difficile qu’il nous faut pourtant accomplir : « Nous ne cherchons pas à connaitre les voies cachées du Tout-Puissant, mais plutôt le chemin où l’homme doit marcher quand il est frappé par la souffrance. Nous ne posons pas de questions ni sur la cause du mal, ni sur son but, mais plutôt sur la façon dont il pourrait être réparé et élevé »[10].

Soloveitchik a également écrit: « Nous en avons perdu beaucoup; il n’y a pas si longtemps, nous avons perdu six millions de Juifs, un tiers de notre population. Mais, dans l’ensemble, nous en sommes sortis victorieux. Nous conservons encore notre identité; nous adhérons encore aux mêmes objectifs que ceux auxquels nos ancêtres adhéraient il y a des millénaires ... »[11] 

Le théologien et le rabbin consacrent leur vie à essayer de trouver et d’articuler le sens. Qu’en est-il des gens ordinaires? J’aimerais donner un exemple des entrevues que j’ai faites en créant un portrait de la synagogue reconstructionniste de Montréal pour ma thèse de doctorat[12]. Je citerai Anna Barber, actuellement rédactrice en chef des publications de langue anglaise au Musée d’Israël à Jérusalem. Anna a parlé de sa mère, qui avait été mariée peu de temps avant la guerre et qui se formait pour devenir avocate. Elle, son mari et son enfant ont été emmenés dans des camps de concentration, où son mari et son enfant ont péri. La mère d’Anna a survécu et a été libérée du camp de concentration de Theresienstadt. Elle est ensuite retournée dans sa ville natale de Prague, où elle a connu le père d’Anna: « Mes parents ont fini par immigrer à Montréal. Ils se sont mariés en 1956, je suis né en 1958. Après la guerre, ma mère a cessé complètement de respecter les règles de la cacherout. Elle disait qu’elle était très en colère contre Dieu après la guerre, après ce qui lui était arrivé. Elle voulait n’avoir plus rien à voir avec la religion. Quand je suis née, quand elle a eu un enfant qu’elle ne s’attendait pas à avoir, elle a estimé qu’elle pouvait de nouveau reprendre contact avec Dieu et que maintenant qu’elle avait une famille, la maison devrait être cachère »[13]. Est-ce que ça a du sens? Peut-être est-ce un paradoxe ...? Cela n’a peut-être pas de sens théologique, mais cela n’a-t-il pas, d’une certaine manière, un sens humain?

Un exemple d’un autre type de relation avec Dieu et le judaïsme provient d’Auschwitz. David Weiss Halivni l’a raconté dans son livre The Book and the Sword[14]. Né en 1927 en Tchécoslovaquie, Weiss était un prodige religieux dès son jeune âge et a reçu l’ordination rabbinique à 15 ans. À 16 ans, il a été déporté à Auschwitz et à d’autres camps. Il fut le seul membre de sa famille à survivre.

Dans les camps, Weiss a enseigné le Talmud de mémoire, jusqu’au jour où il a remarqué qu’un garde nazi avait enveloppé un sandwich graisseux dans une page déchirée d’un livre. Sur cette page, Halivni a identifié de l’écriture hébraïque: « ‘Lorsque j’ai aperçu cet emballage, je me suis instinctivement jeté aux pieds de la garde’, se rappelle Halivni, qui a quémandé le bout de papier à son geôlier. D’abord, le gardien mit sa main sur son révolver, puis céda et remit la page graisseuse à son prisonnier. ‘Je l’ai ramenée au camp. Les dimanches où nous ne travaillions pas, nous n’avions pas seulement la Torah orale mais aussi la Torah écrite’ »[15] 

Le dernier exemple est littéraire. C’est une œuvre de fiction, une pièce de théâtre écrite par Elie Wiesel. Mais Wiesel a été témoin lui-même en tant qu’adolescent des évènements qu’il raconte dans cette pièce. Le procès de Dieu concerne un procès fictif dans lequel Dieu est nommé comme défendeur. En présentant l’argument de la pièce, Wiesel dit : « Elle a son origine dans le royaume de la nuit [où] j’ai été témoin d’un étrange procès. Trois rabbins — tous des hommes érudits et pieux — ont décidé un soir d’hiver d’inculper Dieu pour avoir permis le massacre de ses enfants. Je me souviens: j’étais là, et j’avais envie de pleurer. Mais personne ne pleurait »[16]

Dans son introduction à la pièce, le ministre et théologien presbytérien Robert McAfee Brown ajoute quelques précisions et commente: « Le procès a duré plusieurs nuits. Des témoins ont été entendus, des éléments de preuve ont été recueillis, des conclusions ont été tirées, qui ont produit comme résultat un verdict unanime: le Seigneur Dieu Tout-Puissant, Créateur du Ciel et de la Terre, a été reconnu coupable de crimes contre la création et l’humanité. Et puis, après ce que Wiesel décrit comme «une infinité de silence», le savant talmudique regarda le ciel et dit: «Il est temps pour les prières du soir», et les membres du tribunal récitent Maariv, le service du soir »[17].

Je vous laisse contempler les paradoxes de cette histoire et sa signification et je me tourne maintenant vers ma propre histoire.

Mon expérience personnelle

Alors moi… J’ai grandi dans  l’ignorance, sans savoir ce qui est arrivé aux Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Mes parents étaient des Juifs sépharades et mizrahi : mon père né à Calcutta et ma mère à Alexandrie. Les deux ont immigré à Londres en Angleterre lorsqu’ils étaient encore jeunes. Même s’il y a un volet sépharade de la Choah, la famille de ma mère n’était pas touchée, ni celle de mon père. Mais aujourd’hui, en tournant mon regard vers le passé, je peux voir l’ombre de la Choah qui plane à travers ma vie; je constate à quel point ma vie, mon sens de l’éthique, furent marqués par quelque chose dont je restais parfaitement inconsciente pendant ma jeunesse et mon adolescence.

Mes parents ne parlaient jamais de la Choah. Mais à cette époque ces comportements étaient assez courants. Pour moi qui suis née en 1949, j’ai vécu ma jeunesse durant les « années de silence » d’après-guerre, comme disent des spécialistes de la matière. À cette époque, les survivants parlaient surtout entre eux plutôt qu’à des personnes externes, qui ne partageaient pas leur vécu. Parfois, les parents parlaient avec leurs enfants de leurs expériences dans les camps de concentration, mais c’était rarement le cas. Mon ami Glen Rotchin, un fils de survivants, m’a dit qu’il a grandi avec la Choah comme un autre membre de la famille, un membre de la famille absent, dont la présence absente était ressentie comme un silence terrible, un vide inquiétant. Dans ma propre vie, il y avait aussi un silence, mais c’était plus subtil. Quand ma mère parlait de temps en temps de sa vie à Londres pendant la guerre, ce n’était qu’en termes positifs. Elle était alors une jeune femme dans la vingtaine, indépendante, accomplie, qui dirigeait un studio de photographie, spécialisée en portraits. Elle nous disait que ce fut pour elle une belle aventure de monter sur les toits et de regarder exploser les bombes. Pour moi, enfant, c’était ma jolie mère, parlant à sa manière charmante et animée, qui racontait une histoire pour laquelle je n’avais aucun contexte. Je n’y pensais pas plus que ça.

Avec le recul, je dirais que les histoires de ma mère étaient probablement un effort de sa part pour nous protéger, moi et mes sœurs, des informations qu’elle était complètement incapable d’intégrer elle-même. Une sorte de déni, ou de protection, d’elle-même et de nous. Il y a eu de rares occasions, lorsque nous étions un peu plus âgés, où quelque chose a réussi à percer l’optimisme déterminé de ma mère. Si le sujet de la Choah venait dans le contexte d’un film ou d’un livre, elle disait: «Je ne peux pas y penser». Et puis, il y avait l’expression « Comme des moutons à l’abattoir ... » Dans mon esprit, je vois toujours son visage, j’entends sa voix frémissante, je ressens sa douleur, sa vulnérabilité et sa peur, l’impuissance ... et le sentiment que cette peur était associée à l’existence juive et qu’il s’agissait d’une certaine manière de quelque chose de honteux, s’est infiltré en moi et s’est enfoui sous la surface. Un message clair que j’ai reçu était que l’on devait être heureux. Les choses douloureuses ne devaient pas être mentionnées. Peu importe ce que je ressentais à l’intérieur, je devais être heureuse. Quelle que soit mon expérience pénible à l’école, ou plus tard à la danse, lors d’une fête ou en d’autres occasions, je suis toujours rentrée chez moi en disant que c’était génial. Et j’ai souri. Une habitude que j’ai jusqu’à ce jour.

Ce n’est que plus tard, que j’ai appris qu’il y avait un tout autre chapitre qui faisait partie de l’histoire de ma mère, dont elle n’avait jamais parlé. Une arrière-histoire, en arrière-plan, tout à fait différente de la grande aventure de regarder les bombes exploser comme des feux d’artifice sur Londres.

Ma mère en tant que jeune femme à Londres a été l’apprentie de Germaine Kanova, une Française belle et charismatique qui avait étudié le piano avec Debussy. Lorsque la maladie a empêché Germaine de poursuivre une carrière de pianiste de concert, elle a déménagé à Londres où elle a ouvert un studio de portraits sur Baker Street. C’est là, avec elle, que ma mère a appris la photographie.

Vers la fin de la guerre, Germaine est retournée en France avec les Forces françaises libres en tant que photographe. Elle a été parmi les premières à photographier l’intérieur du camp à Vaihingen. Le site de l’Établissement de Communication et de Production Audiovisuelle de la Défense (EPACAD) raconte : « Les photographies de Germaine Kanova prises le 13 avril témoignent de ce ‘spectacle horrible et innommable’ note-elle dans ses légendes. Les survivants, en tenue rayée, dont la plupart sont atteints de typhus, de tuberculose ou de dysenterie, présentent un physique très affaibli. Sous des tentes, ils sont épouillés, désinfectés, nettoyés, tondus, habillés avec des vêtements pris aux Allemands et soignés par des infirmières et les soldats français. […] Certains, au corps émacié, sont photographiés dans un dortoir où les détenus s’entassaient à trois ou quatre par châlit. Des cadavres sont inhumés dans des fosses. […] Les vêtements souillés sont brûlés au pied d’un des miradors qui entouraient le camp ceint de fils de fer barbelés »[18].

Ce sont ces images que Germaine a ramenées à Londres. Selon ma mère, « personne ne voulait les voir ». Germaine a perdu la volonté de prendre plus de portraits dans le studio qu’elle avait créé, où elle avait photographié De Gaulle et la romancière française Colette, l’auteur et essayiste irlandais George Bernard Shaw, et tant d’autres. Germaine est retournée en France et s’est tournée vers l’alcool. Elle a joué du piano dans de petits bars pendant un certain temps avant de s’installer à Antibes, où elle s’est refait une vie et où j’ai pu la visiter deux fois, mais avant d’avoir appris ses antécédents de photographe de guerre, avant même que j’aie vraiment connaissance de la Choah.

Les incidents qui ont changé tout cela, et qui ont fini par changer ma vie, restent très clairs dans ma mémoire. Les deux premiers lorsque j’avais peut-être 17 ans et le suivant quand j’avais environ 30 ans.

Je me souviens très bien du moment où j’ai appris ce qui s’était passé. J’étais nouvelle élève à McGill, en 1966 ou 1967. J’étais dans la bibliothèque McLennan, assise seule à l’une des grandes tables d’étude, à côté d’une fenêtre. Je lisais une pièce de théâtre pour un de mes cours. Dans cette pièce de théâtre, ce qui était arrivé aux Juifs durant la guerre était exprimé très clairement. Je me suis levée. Je me souviens d’être debout, prise de vertige... Mais je n’en ai parlé à personne. Je ne me souviens même pas de la discussion que nous avons eu en classe. D’une certaine manière, j’avais le sentiment que ce n’était pas bon d’en parler. Et sous tout cela, j’ai eu un sentiment de honte. S’ils nous ont traités de cette manière, ne l’avons-nous pas mérité? N’y a-t-il pas là quelque chose dont on doit avoir honte? Tout ceci n’était pas conscient à ce moment-là... Mais en regardant en arrière, je peux le voir et je peux le comprendre.

C’était à cette même époque que j’ai découvert l’Institut Thomas More de Montréal[19], qui est devenu un refuge pour moi. Même si j’étais à peine adulte et la plus jeune participante aux groupes de discussion de l’Institut, je me sentais libre : libre de chercher et de poser des questions, d’explorer les grandes questions de la vie et de son sens, qui me préoccupaient tant mais qui n’avaient pas de place dans mes cours universitaires.

Dans l’un des groupes à l’Institut Thomas More, il était question de la Choah et de la façon de voir les responsables. Était-ce un cas de mal radical ? Une sorte « d’Autre » tout à fait à part, qui n’avait pas à voir avec le reste d’entre nous. Instinctivement, ce n’était pas mon idée. J’ai ressenti et j’ai dit que pour moi « l’Autre » n’était pas un corps étranger en dehors de moi-même; Je porte « l’Autre » à l’intérieur. 

Mon travail aujourd’hui avec le projet Compassionate listening (« L’écoute avec compassion »[20]) est basé sur notre humanité commune. « L’Autre » est mon frère, ma soeur, peu importe combien ses actions peuvent être répréhensibles.

Un autre incident crucial est survenu après mon retour aux études dans les années 1980. J’étais de nouveau étudiante à McGill et je suis allée à une soirée avec un camarade de classe. Je me souviens d’être assise sur le sol en cercle, autour d’une bougie, dans un espace confortable élevé au-dessus du niveau de la pièce principale. Les autres dans cet espace étaient des Québécois et des Québécoises, que je ne connaissais pas, et notre conversation se passait en français. Quelqu’un a suggéré de faire le tour du cercle afin que chaque personne puisse se présenter. Quelque chose en moi se sentait mal à l’aise ... j’avais l’impression que si je disais que j’étais juive, ça ne serait pas bien reçu. Alors, j’ai présenté mon héritage exotique, ma mère née à Alexandrie de père géorgien et de mère turque; mon père de Calcutta et ses ancêtres de Bagdad. Tout le monde avait les yeux grand-ouverts, impressionnés. Mais quand je suis sortie de cette pièce, il y avait un homme debout devant moi, qui avait écouté ce que nous avions dit. C’était Donald Peacock, un personnage très aimé et respecté dans le mouvement syndical des enseignants de langue anglaise. Donald m’a pris par les deux épaules et m’a regardée directement dans les yeux. « Vous ne leur avez pas dit que vous étiez juive! Vous en avez honte! » C’était une déclaration claire, livrée non sans affection mais avec force. Les propos de Donald Peacock m’ont rejointe. Il avait raison et je le savais.

Lentement, à partir de ce moment-là, j’ai commencé un voyage que je sais que beaucoup d’autres ont entrepris avant moi, entreprennent aujourd’hui, ou entreprendront à l’avenir. Le voyage d’identité d’une personne ou d’un groupe qui a été colonisé, abaissé ou abusé: le passage de la honte à la fierté. Pour faire ce qu’il faut jusqu’à ce que l’on puisse assumer pleinement sa propre identité avec fierté. Malgré le déni dans lequel j’ai grandi et la honte dont j’ai hérité, le vent a tourné : je me suis plongée dans l’aventure qui était la découverte de mon identité en tant que femme juive, quelque chose qui a infiniment enrichi ma vie et qui continue sans cesse de l’enrichir.

Cette aventure m’a amenée à abandonner l’idée de concentrer ma thèse de maitrise sur la Papouasie, où j’avais récemment passé une année, et de prendre plutôt comme sujet la bibliothèque juive de Montréal. Par ces études j’ai pu apprendre pas mal de choses sur la vie et l’histoire juives à Montréal et au Québec. Par la suite, ce chemin m’a conduite en Israël, où j’ai passé un an et demi, et au mariage avec Peter, un homme juif. Peter et moi avons eu trois fils et c’est pour eux, afin d’approfondir ma culture juive, pour avoir quelque chose de positif à leur donner, quelque chose de différent de ce que j’avais reçu, que je suis retournée de nouveau aux études. Ce chemin m’a conduite d’abord à un doctorat en études juives et, par instinct ou compulsion, inévitablement vers l’étude et la pratique du dialogue et, en particulier, des dialogues difficiles: le défi complexe d’apprendre comment entendre les histoires de vie des personnes toujours considérées comme ennemies et donc de transformer « l’Autre » en frère et en sœur, « to turn the Other into a Brother ».

Mais pendant tout ce temps, la Choah est restée pour moi quelque chose de flou et d’inconnu, à l’extérieur de mon propre périmètre. Je ne m’étais jamais vraiment confrontée à l’énormité de la Choah, à son étendue incompréhensible. Cela a changé ces dernières années, dans ma phase actuelle de vie, en tant qu’adulte mature. L’occasion a été le cinquantième anniversaire de la jeune sœur de mon mari Peter, qui vit avec le reste de la famille de Peter à Stockholm, en Suède, où ils ont tous grandi.

Nous avons pensé que nous allions surprendre cette soeur pour son anniversaire, quelque chose de grand et merveilleux, peut-être un voyage à Broadway à New York, où elle n’a jamais été. Mais quelqu’un a dit qu’il ne pensait pas qu’elle aimait les surprises, et qu’il serait préférable de la laisser décider de ce qu’elle voulait faire. Pour son cinquantième anniversaire, cette sœur a décidé qu’il était temps d’aller visiter les camps de concentration auxquels son père avait survécu, avec beaucoup d’amis proches de ses parents: les survivants de la Choah qui ont formé le cercle d’amis dans lequel elle, son frère et sa sœur ont grandi.

Une femme juive suédoise organisait et menait des visites de camps de concentration pour des Juifs suédois chaque année depuis un bon nombre d’années. Il a donc été décidé que cette sœur ainsi que son frère et son autre sœur, ainsi que leurs conjoints, participeraient tous au voyage de l’été suivant. La tournée nous a amenés à des camps de concentration et à des camps d’extermination en Pologne, mais aussi à des endroits où la vie juive avait fleuri lorsque les trois millions et demi de juifs polonais formaient plus de neuf pour cent de la population, avant que près de 97% d’entre eux ne soient éliminés pendant la Choah. 

Ce fut une expérience profondément marquante. Je me sens tellement chanceuse d’avoir pu faire cette tournée, avec de telles personnes. Pourquoi? Parce que presque toutes parmi la vingtaine de personnes de notre groupe avaient des parents ou des grands-parents qui avaient survécu aux camps de concentration ou qui y avaient péri. Leur présence était comme une quille qui empêchait notre navire de chavirer dans les flots d’information auxquels nous étions exposés et qui permettait à la réalité de demeurer à hauteur humaine dans cette mer d’énormités. Si, à un moment donné, quelqu’un était envahi par l’émotion, le reste d’entre nous était là pour le soutenir. La fois suivante, ce pouvait être quelqu’un d’autre. Nous nous soutenions mutuellement. De plus, on y trouvait du sens: si ma grand-mère a pu supporter cette horreur en personne, sa force et son courage devraient m’inspirer.

Quelques souvenirs sont particulièrement marquants. Je pense entre autres aux histoires de solidarité entre les détenus, qui se sont aidés et se sont soutenus dans des circonstances aussi extrêmes. Ceux qui ne pouvaient pas résister physiquement, leur résistance consistait à conserver leur humanité. J’admire le courage fou des quelques tentatives organisées de se rebeller physiquement. Je garde en tête les nombreux mémoriaux magnifiques, des monuments ou des installations créés par des artistes profondément engagés, qui ont rendu hommage aux victimes, qui les ont vraiment honorées et nous ont ainsi fourni un moyen, un espace, pour nous recueillir et contempler.

Mon propre point de rupture est venu à Auschwitz, là où des montagnes de vêtements, de lunettes et de valises sont préservées dans des enceintes vitrées. Et des chaussures, des montagnes de chaussures; parmi eux des chaussures de bébé dont la présence a traversé mes défenses, en tant que mère, d’une manière que rien d’autre n’avait réussi à faire.

C’est peut-être suite à cette visite que se situe le chapitre de notre voyage que nous avons surnommé le « bus vodka ». Nous étions allés d’un endroit à l’autre, à voir des choses et absorber des informations jusqu’à la limite de nos capacités. Nous étions prêts à éclater… Les organisateurs nous ont fait arrêter à une station-service et ont acheté plusieurs bouteilles de vodka. Nous avions besoin de cette soupape pour libérer nos émotions. Il y avait beaucoup de blagues ridicules, et beaucoup de chants ... et une sorte d’intimité précieuse entre nous, un monde à échelle humaine et une réalité humaine au milieu de l’énormité incompréhensible.

Je pense que la visite la plus frappante pour moi était à Majdanek et surtout à son Mausolée, où un immense dôme de cendres humaines est abrité sous un grand toit rond. L’échelle, l’énormité insondable, m’a frappée, c’était indicible, innommable. Nos leaders avaient apporté des bougies. De petites bougies de thé. Nous les avons allumées, de minuscules flammes à côté du monstrueux dôme, et nous avons récité le kaddish des endeuillés, cette magnifique prière qui loue Dieu sans jamais mentionner la mort. Cette image reste pour moi emblématique. Je crois en cette flamme, la chaleur du cœur et de l’âme humaine, vivante, vraie et permanente, au-delà de toute mort et de toute destruction.

Cette flamme, pour moi, représente le divin. Lorsque je tiens des sessions ou des formations de groupe de pratique de l’écoute avec compassion, j’allume une bougie au milieu de notre cercle. Le cercle des personnes qui créent ensemble un espace sacré dans lequel nous pouvons nous entendre réciproquement, où nous pouvons cultiver la compassion et faire partie de cet amour qui, je crois, est au cœur de toutes les grandes religions et traditions humaines.

[1] Intervention au Dialogue judéo-chrétien au Temple Emanu-el-Beth-Sholom, mercredi le 19 avril 2017.Ce groupe fut créé en 1997 par Thérèse Klein, elle-même enfant cachée en France pendant la Choah. Le Père Yvon Laroche a présenté un point de vue chrétien sur le même sujet. Sharon Gubbay Helfer a complété un Ph. D. en sciences religieuses à l’Université Concordia en 2006. Elle a récemment réalisé à l’Université de Montréal un projet de recherche postdoctorale sur les pionniers du dialogue judéo-chrétien au Québec. Spécialiste de l’histoire orale et chercheure-praticienne du dialogue en situation difficile, elle est associée de recherche à l’Institut d’études juives canadiennes de l’Université Concordia.

[2] Voir sa notice biographique dans la Jewish Virtual Library: http://www.jewishvirtuallibrary.org/rubenstein-richard-lowell.

[3] 8 avril 1966 (voir : http://time.com/isgoddead/).

[4] Richard L. Rubenstein, After Auschwitz: History, Theology, and Contemporary Judaism (Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2nd ed.1992), p. 171.

[5] “… the thread uniting God and man, heaven and earth, has been broken. We stand in the cold, silent, unfeeling cosmos, unaided by any purposeful power beyond our own resources” (ibid, p.172).

[6] “The transcendent biblical God of history is known as supreme king, a father, a creator, a judge, a maker. When He creates the world, He does so as do males, producing something external to Himself. […] As ground and source, God creates as does a mother, in and through her own very substance. As ground of being, God participates in all the joys and sorrows of the drama of creation which is, at the same time, the deepest expression of the divine life. God’s unchanging unitary life and that of the cosmos’ ever-changing, dynamic multiplicity ultimately reflect a single unitary reality” (ibid., p. 302).

[7][…] man is born like an object, dies like an object, but possesses the ability to live like a subject…” (Joseph Dov Soloveitchik, Fate and Destiny: From Holocaust to the State of Israel, Jerusalem, KTAV, 2000, p. 6).

[8][…] but you live your life, of your own free will!  » (Ibid.)

[9] “Judaism, with its realistic approach to man and his place in the world, understood that evil could not be blurred or camouflaged, and that any attempt to downplay the extent of the contradiction and fragmentation to be found in reality will neither endow man with tranquility, nor enable him to grasp the existential mystery. … Whoever wishes to delude himself by diverting his attention from the deep fissure in reality, by romanticizing human existence, is naught but a fool and a fantast” (ibid, p. 4).

[10] “We do not inquire about the hidden ways of the Almighty but, rather, about the path wherein man shall walk when suffering strikes. We ask neither about the cause of evil nor about its purpose but rather about how it might be mended and elevated” (ibid., p. 8).

[11] “We have lost many; not too long ago we lost six million Jews, one third of our population. But, on the whole, we have emerged victorious. We still maintain our identity; we are still committed to the same goals to which our ancestors were committed millennia ago…” (Joseph Dov Soloveichik, Days of Deliverance: Essays on Purim and Hanukkah. KTAV Publishing House, Inc., 2007, p. 188).

[12] Sharon Gubbay Helfer, Lavy’s Schul – A Canadian Experiment in Reconstructionism (Montreal, Concordia Univesity, 2006 http://spectrum.library.concordia.ca/9281/1/NR23837.pdf).

[13] “Eventually my parents ended up in Montreal. They married in 1956, I was born in 1958. After the war, my mother had stopped keeping kosher completely. She would say that she was very angry with God after the war, after what had happened to her. She felt she didn’t want to have anything more to do with religion. When I was born, when she had a child that she didn’t expect to have, she felt that she could be on speaking terms with God again and that now that she had a family, the house should be kosher” (Ibid., p. 150-151).

[14] David Weiss Halivni, The Book and the Sword: A Life of Learning in the Shadow of Destruction. New York, Farrar, Straus and Giroux, 1996.

[15] “"Upon seeing this wrapper, I instinctively fell at the feet of the guard," recalls Halivni, who begged his captor for the scrap of paper. At first, the guard put his hand to his revolver, then relented and handed the grease-stained page to his prisoner. "I took it back to the camp. On the Sundays we had off, we now had not only Oral Torah but Written Torah as well"” (cité dans la recension de Jonathan Kirsch, Special to the LA Times, October 16, 1996).

[16] “Its genesis [was] inside the kingdom of night [where] I witnessed a strange trial. Three rabbis—all erudite and pious men—decided one winter evening to indict God for allowing his children to be massacred. I remember: I was there, and I felt like crying. But nobody cried.” (Elie Wiesel, The Trial of God: (As It Was Held on February 25, 1649, in Shamgorod). New York, Knopf Doubleday, 2013, p. xxv).

[17] “The trial lasted several nights. Witnesses were heard, evidence was gathered, conclusions were drawn, all of which issued finally in a unanimous verdict: the Lord God Almighty, Creator of Heaven and Earth, was found guilty of crimes against creation and humankind. And then, after what Wiesel describes as an "infinity of silence," the Talmudic scholar looked at the sky and said "It’s time for evening prayers," and the members of the tribunal recited Maariv, the evening service” (ibid. p. vii).

[18] “ECPAD | La libération du camp de Vaihingen en Allemagne” (http://www.ecpad.fr/la-liberation-du-camp-de-vaihingen-en-allemagne/  – Accédé le 27 avril 2017).

[19]https://thomasmore.qc.ca/

[20]http://www.compassionatelistening.org/