De l’apologétique à la confiance en soi. Une nouvelle forme de dialogue interreligieux

Intervention lors de la séance d’ouverture de la conférence de l’ICCJ, le dimanche 30 juin 2019, à la Cathédrale de Lund (Suède).

De l’accusation au dialogue

Quand on pense aux rencontres entre chrétiens et juifs, on se souvient que, pendant très longtemps dans l’histoire, ces rencontres se sont souvent déroulées en marge de la société, entre voisins chrétiens et juifs, ou entre commerçants ou médecins juifs. Elles étaient souvent difficiles en raison des superstitions et des préjugés vis-à-vis des juifs, ou prenaient la forme de débats forcés. Ces derniers étaient généralement caractérisées par de fortes voix accusatrices parlant de déicide et d’entêtement dans le refus de reconnaître la «véritable religion». Ces accusations étaient contrées, du côté juif par des réponses murmurées et des regards suspects, enracinés dans une profonde méfiance, laissant parfois place à des pamphlets et des descriptions internes sur des non-juifs qui étaient tout sauf flatteurs… Et parfois, ces superstitions, ces préjugés et ces débats forcés ont mené à d’horribles violences contre les Juifs.

Un exemple célèbre d’un débat forcé est la dispute de Barcelone dans laquelle le rabbin Moise ben Nah, connu sous le nom de Nahmanide, reçut, en tant que leader de la communauté juive espagnole, l’ordre du roi d’Aragon, Jacques Ier, de comparaître devant le tribunal en 1263 et de défendre le refus juif de reconnaître Jésus comme le Messie. Son adversaire était Pablo Christiani, le nom indiquant déjà qu’il était un juif converti au christianisme.

Les disputes forcées entre chrétiens et juifs ne sont rien de nouveau: elles se sont produites tout au long du Moyen Âge, en même temps que la destruction d’exemplaires du Talmud, comme lors du tristement célèbre incendie du Talmud à Paris en 1244, dans lequel des wagons chargés de manuscrits talmudiques et rabbiniques qui avaient été recueillis dans le pays étaient jetés au feu. Ce pogrom intellectuel a laissé sa marque jusqu’à ce jour.

Mais la dispute de 1263 à Barcelone était unique sur un point: elle s’inspirait non seulement des textes de la Bible hébraïque, mais aussi du Talmud et du Midrach. Nahmanide a eu le droit d’utiliser les sources de son choix et de défendre le judaïsme comme il l’entendait et il a reçu des garanties pour sa sécurité personnelle et celle des communautés juives environnantes. Qu’une telle chose soit nécessaire prouve à quel point la situation était précaire et que même la dispute à Barcelone ne se déroulait pas à armes égales. Ailleurs, les disputes étaient truquées: cela rendait la victoire impossible pour la partie juive et devenait souvent le déclencheur de la violence contre les communautés juives locales.

Il ne fait aucun doute qu’il s’est produit bien des changements depuis cette époque. Le paysage du dialogue judéo-chrétien s’est transformé, surtout après la Seconde Guerre mondiale et la publication de Nostra Aetate en 1965. La déclaration Nostra Aetate a fait davantage: elle a même transformé le dialogue interreligieux en tant que tel et a ouvert la porte au dialogue avec d’autres religions et avec leurs dirigeants.

Ce qui s’est produit, c’est essentiellement que nous sommes passés de l’accusation au dialogue, de la confrontation à la coopération et de la persécution au partenariat, comme l’a dit un jour le rabbin Ron Kronish, fondateur du Conseil Interreligieux de Coordination Israélien (ICCI), dans une entrevue du documentaire «I am Joseph Your brother» après la visite du pape Jean-Paul II en Israël en 2000. Mais il serait stupide de prétendre qu’il n’existe plus de tension: le rôle du Pape Pie XII pendant l’Holocauste et sa canonisation imminente, n’en est qu’un exemple.

Nous pouvons dire qu’il est maintenant perçu comme normal pour les dirigeants juifs et chrétiens d’être en dialogue avec les représentants de l’autre religion et leurs dirigeants respectifs. Il est normal que les églises, les synagogues et, de plus en plus, les mosquées aient des programmes réguliers dans lesquels leurs dirigeants, mais aussi leurs laïcs, rencontrent des représentants d’autres religions. Beaucoup de choses se sont passées depuis l’époque où les interactions entre les religions consistaient, d’un côté, en monologues de représentants de la religion majoritaire «prêchant l’évangile» à ceux qui n’avaient pas encore vu la lumière, et, de l’autre, en refus parfois presque paranoïaque des juifs d’avoir quoi que ce soit à voir avec eux, de lire ou d’engager la discussion sur tout ce qui pourrait être considéré comme d’origine chrétienne. On se craignait ou du moins on se méfiait les uns des autres, comme si on risquait d’attraper une maladie contagieuse au contact de quelqu’un d’une autre religion.

Du dialogue à la rencontre critique et à la coopération

Donc, oui, le dialogue interreligieux est devenu un courant dominant. Donc tout va bien… Pourtant, le dialogue interreligieux est une affaire délicate. En raison de son histoire, il est très susceptible de devenir routinier. Il risque constamment d’être plein de clichés d’appréciations mutuelles sur des domaines non litigieux du «discours»: oui, nous voulons tous la paix dans le monde, nous voulons tous l’égalité, nous soutenons tous les droits humains, nous soutenons tous la liberté religieuse…

Mais quand les droits religieux semblent entrer en conflit avec les valeurs laïques ou démocratiques, quand les normes religieuses contredisent les normes laïques, c’est alors que le courage est mis à l’épreuve! Il peut s’agir d’une question comme les cloches d’église, le code vestimentaire, la circoncision, les écoles religieuses, l’abattage religieux, les minarets ou la ségrégation selon le genre…

Pourtant, rien n’est plus facile que de se satisfaire de déclarations mutuelles de soutien et de curieux débat d’experts sur des sujets si généraux et si abstraits que le résultat est donné au départ et que n’importe quel représentant d’une religion mondiale peut répondre aux questions les yeux fermés. Dans notre crainte d’offenser l’autre partie et en ayant en mémoire les dialogues forcés d’autrefois, souvent abusifs et constituant des tentatives de conversion, les parties «tournent autour du pot» comme on dit. Les cicatrices sont toujours là et les spectres du passé rôdent.

Cela nous conduit trop souvent à rater l’occasion de jeter un regard critique et honnête sur nos propres traditions religieuses et sur celles des autres et d’apprendre réellement, en vérité, les uns des autres et sur nous-mêmes. Parce qu’en fin de compte, c’est dans la rencontre critique, au cours de laquelle nous prenons conscience de nos différences, que nous apprenons la véritable tolérance et l’appréciation de nos différences. Nous apprenons également à être en désaccord, comment l’être, et que faire de nos désaccords, le cas échéant. Le dialogue interreligieux ne peut et ne doit pas être une voie vers le relativisme moral.

Mais je pense que le moment est venu de passer du «dialogue», des «table rondes» et des «discussions» (qu’il ne faut pas abandonner pour autant) à la coopération et à des partenariats concrets sur des questions et des enjeux spécifiques qui se posent dans nos sociétés respectives. Les juifs ont un concept spécifique pour cette tâche qu’ils appellent la «réparation du monde» (tiqqoun olam). Selon ce concept, l’humanité s’est vu confier une tâche très spécifique par Dieu, celle d’être son partenaire dans la création en améliorant et en réparant le monde brisé dont elle a hérité. L’objectif est de contribuer par des actions et des tâches spécifiques à ce but ultime. Tout dialogue véritable et sincère devrait avoir une composante pratique: à chaque fois, à la fin de chaque table ronde et de chaque dialogue interreligieux, on devrait répondre à la question: «Et maintenant, qu’allons nous faire à ce sujet?»

Apprendre à vive ensemble

En regardant le paysage de nos sociétés et malgré presque 50 ans de dialogue interreligieux, nous devons admettre que le problème numéro un auquel nous sommes toujours confrontés dans nos sociétés est celui de l’ignorance. Nous devons intensifier nos efforts dans le domaine de l’éducation. Les laïcs en général n’en savent pas encore assez sur les autres religions et les autres traditions (ni sur leur propre foi, habituellement) parce que trop souvent, le dialogue a été le passe-temps favori de séminaristes, de membres du clergé ou de groupes de laïcs auto sélectionnés.

En vérité, dans une certaine mesure, les confessions chrétiennes ont commencé à mieux éduquer leurs membres à propos des juifs et du judaïsme, même si elles ont parfois adopté une approche christocentrique ou se sont retrouvées dans une situation qui frôle l’appropriation culturelle. Mais c’était un début et c’est quelque chose qui n’est pas encore très répandu dans la plupart des écoles et des institutions juives.

Cela tient en partie à l’histoire. Le christianisme s’enracine dans le judaïsme et, pour beaucoup de chrétiens, la connaissance du judaïsme est essentielle pour comprendre leurs écrits et leurs enseignements sacrés. C’est aussi une manière de mieux comprendre Jésus en tant que juif vivant aux temps michnaïques de l’Israël antique.

L’inverse n’est pas vrai pour le judaïsme. Le judaïsme, bien qu’indirectement influencé par la culture majoritaire environnante qui était chrétienne, surtout en Europe, n’a pas besoin d’être lié au christianisme pour prendre tout son sens. À cela s’ajoute une aversion presque héréditaire de nombreux juifs pour tout ce qui sent "chrétien", même de loin, à la suite de siècles d’oppression et de conversions forcées. Cela ne signifie pas que les juifs n’ont rien à apprendre en étudiant le christianisme: c’est simplement que la motivation des juifs est différente de celle des chrétiens.

Mais cela ne peut pas et ne doit pas nous arrêter. Plutôt que de s’adonner à des discussions amicales entre des groupes de participants auto sélectionnés dans leurs communautés respectives, il faut passer à de véritables rencontres où tous peuvent apprendre les uns des autres. En se fondant sur la réciprocité, un tel apprentissage chercherait comment mieux vivre ensemble dans notre société en évolution. Nous rencontrerons probablement de nouveaux défis sur le chemin qui nous attend, une fois que nous aborderons les aspects difficiles de nos traditions respectives. Nous ouvrirons de nouveaux domaines de débat théologique que nous n’avons pas encore eu le courage d’aborder, en ignorant l’éléphant proverbial dans la pièce, parce que nous voulons créer un climat de dialogue agréable, mais finalement contre-productif.

Ce que nous devons apprendre, c’est la capacité d’accepter poliment d’être en désaccord et d’aller de l’avant. Et là où des valeurs s’affrontent, nous devons apprendre à aménager nos relations à la lumière de cela, à faire de la place mais aussi à fixer des limites dans nos sphères publiques en société, car là encore, nous ne cherchons pas le relativisme moral. Mais nous devons avoir les compétences et les connaissances nécessaires pour prendre position.

Dialogue entre juifs, chrétiens et musulmans

Permettez-moi de revenir brièvement sur Nostra Aetate. Ce document est souvent décrit comme un appel au dialogue judéo-chrétien, mais c’est en fait aussi un appel au dialogue avec les musulmans. Dans les années à venir, ce dialogue entre chrétiens et juifs doit être élargi et inclure un dialogue entre chrétiens et musulmans, juifs et musulmans, et entre chrétiens, juifs et musulmans: la même combinaison de dialogue visant à «faire connaissance avec l’autre» qui a caractérisé les débuts du dialogue judéo-chrétien, mais aussi le nouveau type de dialogue dans lequel nous confrontons sans crainte les textes, les présupposés et les traditions problématiques de notre propre patrimoine religieux et les partageons avec autrui.

Beaucoup de choses se sont passées ici (en Suède) aussi au cours des dernières décennies (…); mais au niveau de la base, le dialogue entre musulmans et juifs, entre musulmans et chrétiens, entre musulmans, juifs et chrétiens, en est encore à ses débuts. Il y a deux raisons à cela.

La première est que les gens sont inquiets et que certains ont peur des musulmans qui sont parmi nous. Une partie de cette préoccupation est justifiée, mais elle est aussi largement irrationnelle et est alimentée par la rumeur. En Europe, les musulmans et l’islam sont l’objet de généralisations et sont dénigrés. Dans les médias des pays islamiques, les juifs et le judaïsme sont vilipendés. Ainsi, les préjugés et la victimisation, alimentés depuis des siècles, sont exacerbés par les conflits géopolitiques. Il devient alors assez difficile d’amorcer même un simple dialogue visant la connaissance de l’autre, surtout si l’on a appris à détester le groupe religieux auquel cet autre appartient ou à s’en méfier. Les médias aiment le conflit, quels qu’en soient le lieu et la nature: conflit au Moyen-Orient, conflit entre groupes musulmans, conflit entre l’islam fondamentaliste et les sociétés occidentales, conflit entre «religion» et «société laïque» en général…

L’autre raison est que nous oublions trop souvent les principes du dialogue énoncés par Krister Stendahl: lorsque vous essayez de comprendre une autre religion ou une autre tradition de foi, a) demandez aux adeptes de cette religion ou de cette tradition et non à ses ennemis; b) ne comparez pas ce qui est le meilleur dans votre tradition avec ce qui est le pire dans celle de l’autre; c) laissez place à «l’envie sacrée», la possibilité d’être surpris par ce que vous voyez et apprenez de la tradition de l’autre. Ces principes sont trop souvent négligés lorsqu’il s’agit de l’islam, tout comme il l’ont déjà été lorsqu’il s’agissait du judaïsme ou du christianisme. Nous devons apprendre à connaître les traditions des uns et des autres, et nous devons aller plus loin que les banalités et les généralisations: nous devons étudier les traditions juives, musulmanes et chrétiennes à partir de la compréhension des textes et des enseignements qui circule dans les courants dominants de ces religions. Les juifs ont une façon particulière de lire les textes, tout comme les musulmans et les chrétiens. Juifs et chrétiens ont en commun une partie du même texte sacré; celui des musulmans cite aussi certains passages de ce texte commun. Et pourtant, tous ont des manières très différentes de lire et de comprendre le même texte. Cette compréhension doit être portée à la connaissance du grand public et de nos sociétés en général.

En même temps, dans nos sociétés, devant les transgressions des principes de liberté, d’égalité et de démocratie, nous avons tendance à fermer les yeux, à regarder ailleurs, voire à nous excuser, et à les attribuer à des «normes culturelles différentes». Ce n’est rien d’autre qu’une variation du colonialisme classique dans lequel des codes et des normes morales différents sont attribués aux gens en fonction de leur héritage ethnique ou de leur pays d’origine. C’est du relativisme culturel et moral et rien de moins qu’une attitude infantilisante envers «l’Autre». Martin Buber et Emmanuel Levinas seraient consternés.

De plus, nous devons rester vigilants et ne pas permettre que les agendas politiques et les préjugés sacrifient un des partenaires du dialogue interreligieux pour apaiser les préjugés et l’agenda politique d’un autre. Et ici, je tiens à dire très clairement qu’il est inacceptable que la voix juive soit bannie de la table ou réduite au silence ou marginalisée afin de favoriser la participation d’un partenaire musulman. Si le prix de la participation musulmane est qu’aucun participant juif ou juif-israélien ne soit présent dans la salle, la réponse à cette question devrait l’être: «Désolé, mais nous ne pouvons pas accepter cela. Vous serez bienvenu pour prendre part à la conversation quand vous pourrez vous asseoir avec nous à la même table.»

Mais nous voyons de plus en plus d’exemples de petites initiatives en divers endroits, ici en Europe mais aussi en Israël, dans lesquelles des représentants de deux ou parfois trois religions mondiales sont engagés dans un débat honnête, critique et autocritique entre eux et avec leurs textes et enseignements sacrés respectifs. Nous devons élargir ces rencontres et les rendre plus accessibles au clergé, aux laïcs et aux enseignants, aux journalistes, aux législateurs et aux politiciens. Nous devons nous soutenir mutuellement et veiller les uns sur les autres parce que les défis seront innombrables et que la peur et la méfiance sont encore  profondes.

L’éducation interreligieuse, un atout pour un monde meilleur

Nous devons souligner la nécessité d’une éducation interreligieuse, dès l’âge scolaire, concernant les textes sacrés et les enseignements des deux autres religions mondiales partenaires. Il s’agit là d’un élément indispensable du programme d’études de chaque école. Le défi ici est de faire en sorte que les politiciens et les législateurs voient cela comme un atout et non comme une menace pour un État laïque ou une tentative de faire entrer la religion par la porte de derrière. Apprendre les religions d’une manière profonde, critique et respectueuse à la fois, est l’antidote à l’extrémisme religieux. La composition ethno-religieuse et sociologique de nos sociétés a changé et elle continue d’évoluer constamment. Cela ne disparaîtra pas. Nous devons préparer les sociétés démocratiques laïques à comprendre ces défis et nous devons commencer le plus tôt possible à permettre à la prochaine génération de la future Europe de comprendre l’Autre et d’aborder les questions de justice et de paix et ainsi créer un climat de respect et de coexistence.

Et surtout, ces jeunes doivent se centrer autour d’un objectif commun: créer un monde meilleur, une société meilleure grâce au tiqqoun olam.

Remarques de l’éditeur

Ute Steyer is rabbi of the Great Synagogue in Stockholm/Sweden. She is a permanent researcher in residence at the Paideia Institute of Jewish Studies and professor at the Jewish Community College in Stockholm. She was program director at the Center for Jewish Law at Yeshiva University (New York) and a researcher and professor at Jewish Theological Seminary (New York).
Source: ICCJ.