Transmettre le judaïsme...

Formé en philosophie et en science politique, Étienne Gotschaux s’est engagé depuis quelques années dans un travail de recherche sur le fait religieux.

Transmettre le judaïsme...

Recension de livre.

Transmettre le judaïsme … Témoignages d’aujourd’hui recueillis par Étienne Gotschaux

Paris, Éd. du Palio, 2008. ISBN: 978-2-35449-00809. 25 €.

Formé en philosophie et en science politique, Étienne Gotschaux s’est engagé depuis quelques années dans un travail de recherche sur le fait religieux. Dans cet ouvrage, il tente de cerner le point de vue de ses contemporains juifs sur «la difficile question de la transmission de leurs valeurs aux générations montantes» (p. 23). Pour ce faire, il a recueilli les témoignages de cinquante-quatre personnes qui sont reproduits ici fidèlement, après avoir été relus et corrigés par leurs auteurs.

Comme le note Robert Misrahi dans la préface, ces entretiens fournissent également «des informations précieuses sur la conscience juive, c’est-à-dire sur les différentes manières dont les Juifs vivent leur judaïsme, aujourd’hui en France» (p. 9). Misrahi, professeur émérite de l’Université de Paris I, attire notamment l’attention sur le témoignage de plusieurs rabbins qui insistent davantage sur l’enseignement de la Torah, du Talmud et des Commentaires, sur l’action communautaire et sur les rites plutôt que sur «les questions métaphysiques ou philosophiques relatives à la foi» (p. 10). Il note également que la question de la laïcité revient très souvent «qu’elle soit vécue dans le conflit ou comme précieux héritage» (p. 10) et que plusieurs interlocuteurs disent courageusement leur désarroi, leur doute ou leur incertitude tout en affirmant fermement leur identité juive. Selon lui, «la communauté juive est choisie et voulue par les Juifs parce qu’elle vaut en elle-même comme véhicule de vie et de valeurs» (p. 12); à son avis, les témoignages réunis dans ce livre invitent à penser le judaïsme comme «une philosophie morale qui soit une éthique de la joie» (p. 12).

En avant-propos, Marie-Françoise Bonicel, maître de conférence en psychologie de l’Université de Reims, suggère quelques balises «permettant d’éclairer les mécanismes de construction qui forgent une transmission, les ressorts qui l’animent, les illusions et défis qui la traversent et l’espérance sur laquelle elle veut ouvrir» (p. 16). Le désir de transmettre et de recevoir sont universels et permettent à l’individu de s’inscrire dans la durée et dans la communauté. Cependant la transmission n’est pas intégrale: elle s’inscrit toujours dans une dynamique de tradition et d’innovation, de rupture et de continuité: «Nous ne transmettons jamais à l’identique» (p. 17). Elle constitue un double défi, celui de la filiation, sur l’axe diachronique, et celui de l’affiliation sur l’axe synchronique. Enfin, la transmission est porteuse d’espérance si elle ouvre sur un futur «renouvelé et éclairé par un aller-retour constant au lieu des origines» (p. 21).

Les témoignages eux-mêmes sont alignés en ordre alphabétique. S’y côtoient des juifs de toutes provenances et de tous métiers, aux positions très variées par rapport à leur identité juive. On trouve par exemple sous la lettre B les réflexions de Jean-Paul Bader, Rachel Baron, Gaby Beaufils, Pauline Bebe et Alexis Blum. Jean-Paul Bader, directeur du Talmud Torah de la synagogue de la rue de la Victoire à Strasbourg estime avoir passé sa vie à transmettre «surtout par l’action» (p. 55). Rachel Baron, documentaliste née à Tel-Aviv de parents d’origine autrichienne se décrit comme israélienne et juive à la fois; établie en France, elle a développé dans sa famille des pratiques religieuses «très personnelles» colorées par cette double identité qu’elle cherche à transmettre à ses filles, consciente cependant de n’y réussir que partiellement et leur faisant confiance pour qu’elles forgent «leurs propres convictions et le mode d’emploi de leur vie» (p. 59). Gaby Beaufils, médecin radiologue née en Algérie et mariée à un catholique, a choisi de concert avec son mari de ne donner aucune instruction religieuse à ses deux filles «afin qu’elles choisissent à l’âge adulte» (p. 61); elle a aujourd’hui le sentiment «d’être la dernière Juive de la lignée» (p. 64) et s’inquiète de la coupure qu’elle a contribué à créer. Pauline Bebe, première femme rabbin de France, identifie comme composantes de l’identité juive l’étude (le Talmud Torah), la pratique des mitsvot d’ordre éthique ou rituel, le rite et la dimension communautaire; en exerçant son métier de rabbin, elle veut «donner une vision nouvelle du judaïsme, dans laquelle les femmes sont traitées et considérées sur un pied d’égalité avec les hommes» (p. 71). Quand à Alexis Blum, grand rabbin de la synagogue de Neuilly-sur-Seine, il propose aux jeunes un office du vendredi soir adapté et un office mensuel de lecture de la Torah dirigé et animé par des jeunes de 12 à 18 ans; il prête également une attention particulière aux jeunes couples qui demandent le mariage. Comme chacune des personnes rencontrées par E. Gotschaux, ces cinq témoins rendent compte de leur parcours, de leurs réflexions et de leurs questions dans une grande liberté de style. Plutôt qu’à une enquête scientifique, on a affaire ici à un «recensement d’expériences multiples, qui, ensemble, traduisent des réalités et les contradictions d’aujourd’hui» autour de la question éminemment complexe de la transmission (p. 25).

En guise de conclusion, E. Gotschaux aligne huit constats qui synthétisent l’ensemble (p. 352-359): 1) la famille joue presque partout un rôle essentiel et «est indéniablement le creuset privilégié de la transmission du judaïsme»; 2) la célébration de la majorité religieuse par le rite de la bar ou de la bat mitsvah témoigne «d’une forte volonté parentale de transmission»; 3) la transmission du judaïsme «transite de la meilleure façon par l’exemple»; 4) la foi, si elle est «toujours respectée», n’est cependant «pas toujours considérée comme indispensable pour se définir comme Juif», contrairement à l’éthique; 5) il est difficile d’être juif sans pratiquer, sans «effectuer les rites»; 6) «l’étude est une pratique mineure»; 7) plusieurs témoignent d’une certaine «ambivalence des sentiments» qui les fait se questionner sur leur double identité de  juifs et de français et sur leur manière d’être fidèles à la tradition dans la créativité; 8) chaque génération est marquée par «un petit nombre de Juifs croyants, charismatiques, véritables références même auprès de gens qui ne sont pas stricto sensu des religieux ou des intellectuels». En terminant, Gotschaux plaide pour une transmission créative qui soit «un acte de dépassement» et invite le lecteur à se situer lui-même par rapport à cet enjeu essentiel.

Ce livre intéressera non seulement les Juifs, qui se reconnaîtront facilement dans l’un ou l’autre de ces multiples témoignages, mais aussi les croyants de diverses traditions religieuses qui se posent des questions similaires. Lors d’un récent colloque du Centre culturel chrétien de Montréal, plusieurs catholiques ont exprimé des points de vue analogues sur l’importance de transmettre aux générations suivantes l’éthique chrétienne tout en se disant assez mauvais «pratiquants» et plutôt méfiants à l’égard des institutions ecclésiales. Ce à quoi le sociologue Jacques Beauchemin a réagi en leur faisant remarquer que le christianisme dont ils se réclament ne leur serait probablement pas parvenu sans la médiation de l’institution dont ils dénoncent les excès passés. On constate, en rapprochant cette situation de celles évoquées dans Transmettre le judaïsme…, que la thématique de la transmission pourrait faire l’objet d’un intéressant dialogue entre juifs et chrétiens.

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