Trajectoires juives au Québec

Recension de livre

Pierre ANCTIL, Trajectoires juives au Québec. Québec, Les Presses de l’Université Laval [www.pulaval.com], 2010. ISBN 978-2-7637-8969-9. PDF 9822763709697. XI+234p. 29,95 $ (CDN)

Dans cet ouvrage, Pierre Anctil, anthropologue et professeur d’histoire à l’Université d’Ottawa, présente onze articles écrits entre 2001 et 2008: 1. La présence juive au Québec avant 1850. Portrait d’une communauté en émergence; 2. Les communautés juives de Montréal; 3. Les Juifs du Québec, au cœur d’une société divisée; 4. Boulevard Saint-Laurent, lieu des possibles; 5. Vers une relecture de l’héritage littéraire yiddish montréalais; 6. À la découverte de la littérature yiddish montréalaise; 7. Les lettres yiddish au Canada. Des immigrants prennent la plume; 8. Max Stern: De l’Allemagne au Canada à l’heure de la tourmente nazie; 9. Zakhor. Réflexions sur la mémoire identitaire juive et canadienne-française; 10. René Lévesque et les communautés culturelles; 11. Étude comparée de la situation linguistique contemporaine en Israël et au Québec.

Depuis de nombreuses années, Pierre Anctil s’est plongé dans la culture yiddish pour comprendre, traduire et faire connaître le regard sur la société québécoise d’une partie de la communauté juive qui s’y est implantée au début du 20e s. Plusieurs des essais rassemblés témoignent de l’histoire et de la vitalité de cette communauté. D’autres essais reflètent les découvertes de l’auteur sur divers aspects de l’expérience juive au Québec. L’ouvrage met en évidence trois constantes du judaïsme québécois; il souligne également sa contribution à la société comme minorité occupant un espace charnière entre les francophones et les anglophones.

1. Trois constantes des trajectoires juives québécoises

Dans l’introduction, Anctil souligne trois constantes qu’il a observées dans les trajectoires juives québécoises sur lesquelles il s’est penché:

Une identité juive multiple et changeante

Anctil constate que l’identité juive, au Québec, est multiple et changeante, allant jusqu’à témoigner «d’une manière d’être juif qui demeure unique au pays et dans l’ensemble de l’Amérique du Nord» (p. 5).

L’identité juive québécoise est multiple parce que ses origines sont diverses. C’est une identité changeante parce que les arrivées successives et parfois massives agissent sur la communauté juive déjà installée. Les premiers chapitres mentionnent quelques cas isolés de présence juive possible dès 1492. D’origine espagnole et portugaise, certains de ces juifs ont pu «joindre les rangs des individus qui formeront la souche génétique du peuple canadien-français» (p. 11).

Par la suite, les courants culturels sont venus d’Angleterre, des États-Unis, des Pays-Bas et d’Allemagne. Assez tôt donc seront mises en scène deux identités judaïques: les Sépharades et les Ashkénazes qui n’ont pas laissé des traces équivalentes au Québec : Les premiers, venus avant 1763, n’étaient pas admis officiellement, alors que les Ashkénazes ont bénéficié de la tolérance de la Couronne britannique. Conséquemment, après le début du 19e siècle, Montréal ne compte que des Juifs de souche ashkénaze d’origine britannique (voir p. 12).

Le nombre et la diversité de la population d’origine juive a augmenté massivement à partir du 20e siècle. L’impact des arrivants sur la communauté juive déjà installée a été considérable. Les nouveaux venus travaillaient auprès des anciens. Une barrière s’élevait entre les mieux nantis et les pauvres. Parmi les juifs déjà installés, les uns appréciaient les idées nouvelles des arrivants et d’autres tentaient d’imposer leur hégémonie et d’empêcher l’expression personnelle. L’équilibre de la communauté établie était menacé (voir p. 32).

En 1931, la population juive montréalaise atteignait 60 000 personnes. Puis entre 1950 et 1960, sont apparus les adeptes, surtout polonais, ukrainiens et hongrois, du courant hassidique [les Pieux] qui comptait environ 6 250 adhérents en 1997. Selon Anctil, ces Juifs hassidiques «ajoutent à l’ensemble de pratiques [d’orthodoxie judaïque] une couleur particulière sur le plan culturel et social qui provient de l’enseignement prodigué par les fondateurs de leur courant à la fin du 18e siècle» (p. 37).  

Au cours de la même décennie, l’indépendance marocaine (1956) provoqua une nouvelle migration de tradition sépharade, qui représente maintenant près du quart des adhérents au judaïsme à Montréal. Ces arrivants Sépharades «ont renouvelé le judaïsme montréalais en profondeur et ont introduit dans la structure communautaire des notions religieuses et linguistiques nouvelles,» comme aussi «l’adaptation de la communauté juive au nouveau nationalisme québécois» (p. 38).

Après les années 1960 et 1990, des milliers d’Israéliens ivritophophones, des centaines de familles russophones, plus ou moins détachées d’une tradition religieuses de même que des Juifs d’Argentine et de France vinrent ajouter à la diversité existante et portèrent à un peu moins de 100 000 la population juive montréalaise.

Une diversité interne

Anctil observe également que la diversité interne de la communauté juive québécoise  favorise «une créativité littéraire et artistique, qui ouvre la population québécoise à une vision plus riche d’elle-même et de l’autre» (p.  5).

Trois chapitres invitent en particulier à la découverte de la littérature yiddish québécoise (chap. 5 à 7). Un poème de Jacob-Isaac Segal, rappelé à deux reprises dans ces chapitres (p. 101 et 134), illustre la place de choix que Montréal a prise dans l’imaginaire de la plus ancienne minorité constituée au Québec:

À la première heure du matin

Tu t’embrases, ô ville merveilleuse!

Ton activité incessante

Déconcerte et va s’intensifiant.


De tes multiples quartiers

Tu te révèles immense

Enflammée et baignant de lueurs tu t’agites

Te nourrissant d’acier!


Ô ville merveilleuse, ville magique!

Tu craches le feu, tu revêts toutes les couleurs.

Tu consumes les jours tels des masses de charbon

Pour les jeter au loin avec fracas!


Ô ville merveilleuse, ville magique!

Tu craches le feu, tu revêts toutes les couleurs.

Cette place de choix, la littérature yiddish canadienne dans son ensemble, en est témoin; mais elle demeure peu connue en dehors des milieux juifs. Anctil s’est attaché particulièrement à l’œuvre du journaliste Israël Medresh, immigré en 1910[1].  Ce chroniqueur de talent a tenté de saisir l’ensemble de la vie yiddish de cette communauté naissante dans la Métropole, entre 1905 et 1918.  Plusieurs autres œuvres furent aussi traduites, telles que l’étude de Simon Belkin sur le mouvement juif ouvrier[2] et les souvenirs de Hirsch Wolofsky[3]. Les deux voulaient «perpétuer la mémoire des premiers combats menés afin d’asseoir l’influence de leur faction idéologique au sein du judaïsme montréalais» (p. 83). Ces trois œuvres fournissent «une foule d’informations de première main au sujet de l’organisation communautaire juive à Montréal, de ses principaux animateurs et de leurs perceptions idéologiques» (p. 89).

En relisant cet héritage littéraire yiddish montréalais, Anctil en vient à quatre constatations, explicitées au chapitre 5: (1) La naissance et le rythme de développement de la communauté juive sont dictés par une conjoncture historique et politique. (2) Il y a une diversité de vision même au sein du monde yiddishophone; l’héritage culturel et religieux juif devint une ligne de partage et la gauche juive de Montréal se scinda en deux factions, l’une internationaliste (utilisant le yiddish comme outil) et l’autre représentée par les travaillistes-sionistes (pour qui la fidélité à la culture d’origine est un but en soi). (3) Le passage en Amérique a permis une transition vers une modernité juive fraîchement acquise; cette liberté nouvelle provoqua une éclosion de talents littéraires et artistiques, de projets culturels inédits. (4) Même s’ils n’ont pas eu de rapports étroits avec la majorité francophone de Montréal, l’attitude revendicatrice de celle-ci face à l’État canadien a ouvert aux nouveaux venus «un arrière-plan où ancrer leur propre recherche de reconnaissance politique en tant que collectivité nationale autonome» (p. 89).

Une ouverture à la modernité

Marqués par leurs origines nationales et par la liberté offerte dans leur pays d’accueil, les arrivants juifs ont développé une généreuse ouverture à la modernité et aux idées progressistes. Anctil évoque ce trait principalement aux chapitres 1, 2, et 6.

L’auteur relève quelques situations qui démontrent que, déjà parmi les premiers arrivés des années 1850, certains Juifs ne tiendront pas toujours compte de tous les aspects de leur identité juive sans pour autant être exclus de leur communauté. Plus tard, au début du 20e siècle, l’observation montre comment les antécédents variés et difficiles des immigrants russes et est-européens les amenaient à associer les idées révolutionnaires à l’anarchisme, au socialisme ou au communisme. Ils s’engagèrent à Montréal, en faveur d’une émancipation des couches populaires, victimes d’abus. D’abord originaires de milieux intensément religieux, ils maintinrent aussi l’esprit du judaïsme rabbinique (voir p. 35).

À propos du progressisme de la communauté juive, Anctil observe une démarcation avant et après 1918. Avant 1918, par exemple, les distinctions sociales étaient évidentes. Les familles nanties d’une part et de nouveaux immigrés d’autre part, avec un rituel d’inspiration ashkénaze et un autre d’origine sépharade. Après 1918, on assiste à la création d’institutions séculières avec vocation sociale et économique, telles les sociétés d’entraide mutuelle, syndicats, bibliothèques, librairies, le théâtre et la presse en langue juive. Le judaïsme n’en est pas absent, mais il prend le second rang. Les valeurs premières deviennent la solidarité communautaire, la créativité artistique, l’exubérance de la vie et l’illustration de la culture et de la langue yiddish. Les tenants des deux extrêmes, libéraux et orthodoxes, mettent en place  les institutions répondant à leur vision et à leurs besoins. D’autres ont adopté une troisième voie et ont préféré militer dans des institutions, syndicats et mouvements caritatifs universels (voir p. 36).

Parmi ces immigrants, nombreux sont ceux qui ont laissé un témoignage. Des auteurs recensés, cent quarante-deux étaient arrivés entre les deux guerres, époque où le yiddish devenait, en importance, la troisième langue parlée à Montréal. En découvrant cette littérature yiddish montréalaise, Pierre Anctil note les valeurs modernes et progressistes de cette communauté: d’abord, une conscience aiguë de la justice sociale, due à ses antécédents est-européens; puis, une passion pour la modernité, qui prendra quelques décennies à rejoindre l’imaginaire de ses vis-à-vis francophones; enfin, «un passage des discussions de nature religieuse aux luttes idéologiques séculières et une interpénétration intime du sacré et du séculier» (p. 99).

2. Contribution des minorités juives à la société québécoise

Avant la fin du 19e siècle, les Juifs sont déjà présents dans tout ce qui voit le jour à Montréal : les innovations technologiques, le chemin de fer, le transport urbain, l’éclairage des rues, le télégraphe… Ils participent également aux premières institutions financières et sont impliqués dans le domaine manufacturier naissant.

Entre 1905 et 1914, l’arrivée de trois millions de nouveaux citoyens juifs affecta la vision culturelle de plusieurs villes canadiennes, notamment Montréal et Toronto: «Pour la première fois, la nature binaire de la société canadienne […] était remise en cause par l’arrivée d’immigrants» autres que britanniques ou français, autres que catholiques ou protestants (p. 117). Plus tard, en 1970, ce phénomène conduira au développement de l’idéologie du multiculturalisme canadien et, en 1990, au concept québécois d’interculturalisme.

Cet interculturalisme, Anctil l’illustre d’abord à travers l’expérience contributive du Dr Max Stern, artiste historien de l’art (chap. 8). Il évoque ensuite la figure de René Lévesque, politicien sensible et visionnaire qui fut un interlocuteur de premier plan pour la communauté juive (chap. 10).

Max Stern

Ayant succédé à son père en 1934 à la tête d’un commerce d’art, Max Stern (1904-1987) s’échappa d’Allemagne en décembre 1937 pour se réfugier en Angleterre en laissant tout derrière lui. Considéré comme un «ennemi non menaçant» à cause de ses origines allemandes, il y séjourna durant un peu plus de deux ans avant d’être intégré à un contingent qui arriva au Canada en juillet 1940.

Libéré après deux ans de réclusion dans l’arrière-pays canadien et bénéficiant de solides appuis, il put entreprendre une fructueuse carrière de marchand d’art canadien et historien de l’art (p. 165). Issu d’une famille fortement sécularisée, Max Stern demeura toujours très discret sur son identité juive de même que sur son soutien au développement culturel d’Israël, même si, à la fin de sa vie, il légua une partie de ses biens à diverses institutions universitaires, dont l’Université hébraïque de Jérusalem.

René Lévesque

René Lévesque (1922-1987) a débuté en 1960 une carrière politique qui s’est étendu sur près de vingt-cinq ans. Face à la diversité croissante de la société québécoise, il avait trois raisons pour aller d’abord vers la communauté juive montréalaise. La communauté juive constituait un segment important de la population québécoise dont le mouvement nationaliste, auquel Lévesque se rattachait, a cherché à se rapprocher pour vaincre des réticences prévisibles à son projet souverainiste.

Par ailleurs, comme jeune correspondant de guerre, René Lévesque fut l’un des premiers témoins à entrer à Dachau en avril 1945 et à découvrir toute l’horreur de la Shoah. Cette expérience personnelle lui a permis de tisser un lien de confiance avec une grande partie de la communauté juive du Québec.

Enfin, il admirait l’État d’Israël et la renaissance de la langue hébraïque comme langue nationale: il voyait un parallèle entre la création de cet État et le projet de faire du Québec un pays francophone. Son attitude à l’égard de l’État hébreu est devenue toutefois plus ambivalente à mesure que la situation au Proche-Orient se détériora et qu’il deviendra plus sensible au sort des Palestiniens.

Les rapports de René Lévesque avec la communauté juive ont évolué au fil des ans. Du début de sa carrière à la prise de pouvoir par le Parti Québécois en 1976, il s’est acquis «une solide réputation de modéré et de défenseur de la démocratie» (p. 190) auprès de la communauté juive dont ils s’engageait à respecter la liberté de langue et de religion, tout en prônant un processus de francisation basé sur la persuasion. L’élection de 1976 sema l’inquiétude dans une grande partie de la communauté juive; mais Lévesque sut se montrer attentif à ces craintes et réussit à gagner progressivement la confiance et le respect de ses compatriotes juifs.

Un ouvrage de référence pertinent

D’appartenance catholique, j’ai été amenée, au fil de diverses expériences humaines et spirituelles, à explorer les racines juives du christianisme. Ce livre me fait découvrir, en plus, une parenté citoyenne entre les francophones de tradition catholique, qui constituent une grande partie de la population québécoise, et la minorité juive établie ici, une parenté historique, créée dans une discrète mais forte et longue démarche de développement identitaire.     

Ce livre est un ouvrage de référence pertinent sur les communautés juives du Québec. À défaut d’être exhaustifs, les onze articles rassemblés ici font connaître plusieurs aspects représentatifs de leur histoire et de leur diversité. Il démontre à sa manière la fécondité du champ des études juives québécoises, qui, comme le souligne l’auteur, est encore très neuf et «porteur d’espoirs immenses» (p. 7).

 

[1] Israël Medresh, Le Montréal juif d’autrefois [Montreal foun Nekhtn], traduit du yiddish par Pierre Anctil; Sillery, Septentrion, 1997 [1947].

[2] Simon Belkin, Le mouvement ouvrier juif au Canada, [Di Poale-Zion bavegung in Kanade, 1904-1920], traduit par Pierre Anctil, Sillery, Septentrion, 1999 [1956].

[3] Hirsch Wolofsky, Un demi-siècle de vie yiddish à Montréal [Mayn Lebns Rayze], traduit par Pierre Anctil, Sillery, Septentrion 2000 [1946].

Remarques de l’éditeur

Pauline Boilard est un religieuse catholique engagée dans le dialogue entre Juifs et Chrétiens.

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