Souvenirs de l'abîme

William Tannenzapt, Souvenirs de l'abîme, suivi de Renate Krakauer, Le Bonheur de l'innocence

William TANNENZAPT, Souvenirs de l'abîme, suivi de Renate KRAKAUER, Le Bonheur de l'innocence.

(Mémoires de survivants de l’Holocauste, 3e série);

Montréal et Toronto, Fondation Azrieli et autres, 2010.

 

Le Programme des mémoires de survivants de l’Holocauste a été créé par la Fondation Azrieli en 2005, en partenariat avec le Centre d’études juives de l’Université York (Toronto, Canada). Il vise à "recueillir, archiver, publier et distribuer les mémoires et journaux de femmes et d’hommes qui ont survécu au génocide des Juifs européens par les nazis au XXe siècle et qui sont ensuite venus s’installer au Canada". Cette initiative repose sur la conviction que "les récits de survivants jouent un rôle fondamental dans notre compréhension de la Shoah – et plus généralement de l’histoire juive et de l’Histoire – et tient une place primordiale dans l’éducation à la tolérance et à l’acceptation de la diversité".

Trois séries de mémoires sont parues en 2007, 2009 et 2010. Parmi les ouvrages publiés dans la Série 3, on a eu l'heureuse idée de traduire de l'anglais au français les témoignages complémentaires d'un père et de sa fille, qui nous offrent une des rares occasions de lire les récits de deux survivants de la même famille.

Souvenirs de l’abîme

C’est en Pologne orientale, principalement à Stanislawów (aujourd'hui en Ukraine) que se situent les événements racontés par William Tannenzapf. Les trois premiers chapitres du récit correspondent aux invasions successives de la ville par les Soviétiques (1939), les Hongrois et les Allemands (1941), et à nouveau par les Soviétiques (1944). Les deux chapitres suivants se situent à Brzeg nad Odra (Pologne) et à Effenfelden (Allemagne), d'où la famille a émigré au Canada en 1948; les dernières pages évoquent brièvement la mémoire des plus proches parents de l'auteur.

William Tannenzapf était ingénieur de profession; sa femme Charlotte était pharmacienne. Ils avaient étudié tous les deux à Prague, car les Universités polonaises limitaient le nombre d’étudiants juifs (p. 4). Au moment de la première occupation de Stanislawów par les Soviétiques, William était sans emploi. Il fut embauché comme directeur technique dans la station de radio municipale qu'ils mirent sur pied. Il devint ensuite directeur du service de l’électricité de la centrale. Il vivait sous une grande tension car il devait faire en sorte que les Soviétiques n’apprennent pas qu’il avait fait partie d’une organisation sioniste et que son père avait été grossiste, donc capitaliste car ces "péchés" pouvaient être punis de mort. (p. 5, 8-9). C'est durant cette période qu'est survenu le "plus grand changement" dans la vie du jeune couple, la naissance de leur fille Renate, en mars 1941 (p. 7). Cette occupation s’est terminée à la fin de juin 1941, lorsque "l’invincible Armée rouge" s'est retirée de la région devant l'invasion des territoires soviétiques par les Allemands. Les Ukrainiens, signale l'auteur, ont alors commencé à harceler les Juifs… (p. 11).

L’armée hongroise est arrivée après le retrait des Soviétiques. Les officiers hongrois ont averti William que les Allemands seraient bientôt là et que des moments très difficiles l’attendaient. Ils lui ont recommandé de cesser de travailler à la centrale, un conseil qu'il a suivi. Avec l’arrivée de la Gestapo, "les Juifs ont alors senti le souffle de la mort les talonner" (p. 14). La Gestapo a convoqué tous les membres des professions libérales de la communauté juive. William s’est vivement opposé à ce que sa femme Charlotte s’y rende. Plusieurs de ceux qui s’étaient rendus ont été emprisonnés sans explication pour être soumis à la torture, plusieurs sont morts. Une campagne de terreur s’ensuivit: interdiction de se déplacer en véhicule à moteur et autres moyens de locomotion, de posséder bijoux, fourrure etc. Les Juifs ont été privés de tous les droits civiques élémentaires et on leur fit porter un brassard blanc sur lequel une étoile de David bleue était cousue au fil rouge. Tous les jours, des Juifs étaient tués par petits groupes ou individuellement.

Le 12 octobre 1941, William et Charlotte ont échappé à une rafle au terme de laquelle 12000 hommes, femmes et enfants juifs ont été massacrés et jetés dans de grandes fosses communes creusées dans le nouveau cimetière juif. Cette opération (Aktion) de la Gestapo avait été ordonnée par son capitaine, le "tristement célèbre" Hans Kruger (p. 16-17). Peu après, un ghetto fut créé dans le quartier traditionnel juif de Stanislawów et tous les Juifs de la ville qui n'y résidaient pas reçurent l'ordre d'y emménager. N'étant autorisés à utiliser que des charrettes à bras, William et Charlotte ne purent emporter qu'une partie de leurs biens; William brûla une grande partie de sa bibliothèque plutôt que de la voir tomber "entre les mains coupables de nos ennemis mortels" (p. 20).

La Gestapo avait aménagé un centre de détention dans un moulin aux murs de brique rouge, surnommé en allemand le Rote Mühle. Ils y emprisonnaient les juifs raflés dans les alentours et d'autres capturés lors de diverses Aktionen. Ceux qui n'y étaient pas massacrés étaient amenés à la gare et entassés dans un train à destination du centre d'extermination de Belzec.

Durant cette période, William sortait du Ghetto régulièrement pour aller travailler au centre de récupération, où il triait du métal; ses allers et venues lui permettaient de chercher un peu de nourriture pour Charlotte et le bébé. Mais la Gestapo et la police municipale (la "Shupo") surveillaient étroitement les travailleurs: s’ils étaient pris en défaut ou s’ils se montraient incapables de travailler, la mort les guettait (p 29).

La famine et la brutalité s'aggravaient dans le Ghetto. Il devenait de plus en plus difficile à Charlotte de prendre soin de Renate. Elle fit des démarches auprès d'une ancienne voisine par l'entremise de qui elle confia la fillette à une veuve du nom de Marynia, mère de deux garçons, qui habitait Podzniki à 40 kilomètres de Stanislawów. En échange des restes du trousseau de Charlotte et de la promesse d'une forte somme, elle accepta de prendre l’enfant chez elle jusqu’à la fin de la guerre (p.34). Quelque temps après, la petite fut atteinte de la coqueluche, ce qui décida Charlotte à s'enfuir du Ghetto pour aller s'en occuper.

Le Ghetto a été liquidé par les Allemands le 22 février 1943; tous les Juifs qu’ils trouvaient dans les rues et dans les immeubles ont été tués. William, qui travaillait toujours au centre de récupération, réussit à s'enfuir et à rejoindre Charlotte à Podzniki, chez une voisine de Marynia. Recherchés, ils vécurent un certain temps cachés dans son grenier, puis dans sa grange où ils furent surpris par quelques traîtres de l'armée soviétique qui les livrèrent aux Allemands; enfermés pour la nuit dans une maison, ils réussirent à s'enfuir dans les bois (p. 39).

L’Armée rouge finit par chasser les Allemands du village. William et Charlotte ont pu rétrouver leur fille chez Marynia. Séparée de ses parents depuis longtemps, Renate les a d’abord traités en étrangers (p. 46). Ils la laissèrent à Marynia, espérant la récupérer dès qu'ils auraient pu se réinstaller à Stanislawów. Ils y retrouvèrent effectivement leur emploi, revinrent chercher la petite et s'efforcèrent de "reconstruire une vie familiale normale" (p. 52).

Peu après la libération de la Pologne orientale, les Soviétiques ont renommé ce territoire "Ukraine occidentale" et délivré des passeports soviétiques à tous les habitants de la région (p. 58). Lorsque la région fut définitivement annexée, en 1945, on offrit aux non-Ukrainiens qui le souhaitaient de déménager à l'Ouest, dans la nouvelle Pologne.

William et Charlotte décidèrent de se prévaloir de cette possibilité. Ils prirent un train qui les conduisit jusqu'à Brzeg nad Odra, dans la partie occidentale de la Silésie polonaise d’avant guerre (p.65). Ils y ouvrirent un commerce et leur vie se réorganisa sans trop de difficultés. Mais l'antisémitisme polonais les préoccupait et leur apporta bien des déboires, ce qui les a convaincus de quitter la Pologne (p. 71-72).

Ayant réussi à accumuler une somme d'argent importante, William la convertit en devises occidentales et tenta de la transférer en dehors du territoire communiste. Ce fut un échec coûteux (p. 72-77). Lui et Charlotte joignirent alors le mouvement de la Brikhah, une organisation juive clandestine qui dirigeait des transports illégaux vers la Palestine.

Après un périple qui conduisit la famille jusqu'en Allemagne, ils abandonnèrent le groupe de la Brikhah et se rendirent à Eggenfelden, dans un camp de personnes déplacées administré par un organisme des Nations Unies, l'UNRRA (United Nations Relief and Rehabilitation Administration). Après quelques difficultés, William et sa famille y furent admis comme résidents. William se consacra alors à la création d’une école technique et professionnelle pour les jeunes, puis d'une école primaire (p. 83).

Au début de 1948, les événements se précipitaient en Palestine. La création de l'État d'Israël fut proclamée en mai. De nombreux jeunes et des familles entières ont quitté les camps pour s'y rendre. William et sa famille ont plutôt opté pour immigrer au Canada, où, grâce à un parent vivant à New York, ils avaient pu trouver un répondant. Acceptés par le bureau d'immigration canadien et conduits au port de Bremerhaven, ils s'embarquèrent sur le Samaria, un gigantesque navire de huit ponts qui les conduisit jusqu'à Halifax (p. 89-90). De là, un train les amena à Montréal où ils entrèrent "dans une ère nouvelle porteuse de grands espoirs" (p. 91).

Le bonheur de l’innocence

Dans la préface de son témoignage, Renate rappelle que sa mère l’appelait son "bébé miraculé". Elle dit ne pas se souvenir des trois premières années de sa vie; pour cette période, elle va plutôt "relater ce qu’on m’a dit"; avant de raconter les années suivantes. Le récit comporte sept chapitres de longueur variable. Pour la période se situant dans le ghetto à Stanislawów, il recoupe généralement celui de son père; mais quelques détails semblent provenir de sa mère.

Le premier chapitre raconte surtout la vie qu’elle a partagée avec la famille de Marynia, la veuve chrétienne qui l'a recueillie pendant dix-huit mois dans le village de Pozniki. Il se termine par l'épisode où, retrouvant ses parents dont elle a été longtemps séparée, elle est effrayée par la chevelure noire de son père qu'elle qualifie de "méchant monstre".

Pour faciliter la transition, ses parents demandent à Marynia et à ses deux garçons de passer quelque temps avec eux lorsqu'ils reprennent Renate à Stanislawów. "La tristesse qui a dû m’assaillir à leur départ", écrit-elle, "s’est dissipée peu à peu et j’ai eu tôt fait de considérer ce nouvel environnement comme mon foyer et ces étrangers comme ma mère et mon père". (p.125) Le deuxième chapitre évoque brièvement cette période de la vie de sa famille à Stanislawów. Renate avait alors trois ans et demi. Elle se souvient surtout d'avoir admiré sa mère, pharmacienne, en train de mesurer les ingrédients médicamenteux sur sa balance.

Le troisième chapitre correspond au séjour de la famille à Brzeg nad Odra. Renate, agée alors de cinq ans, était peu consciente des souffrances de ses parents. Elle retient de cette période que son père prenait bien des risques pour donner à sa famille tout ce dont elle avait manqué les années précédentes.

Dans le chapitre suivant, on retrouve Renate dans le camp d’Eggenfelden. Comme son père y avait un poste de directeur d'école, la famille bénéficiait d'un espace privé dans un appartement. Faute d'aliments frais, on se contentait de produits en poudre (lait, œufs) ou en conserve (soupe, jambon!) offerts par l’UNRRA. Renate, ou Tusia, comme on l'appelait, a aussi découvert les joies de l'amitié, principalement avec une camarade de son âge, rescapée d'un train de la mort, surnommée Bogusia (diminutif de Bogumilla, "aimée de Dieu"): "Bogusia et Tusia, nous étions inséparables" (p. 134). Renate se rappelle aussi qu’un vieux couple d’allemands a pris soin d’elle pendant que sa mère a été hospitalisée.

Le cinquième chapitre raconte sommairement la traversée vers le Canada à bord du Samaria, où le navire accoste le 3 décembre 1948. De cette traversée, elle garde le souvenir d'avoir souffert du mal de mer tout comme son père, tandis que sa mère veillait sur eux avec soin. Elle se rappelle ensuite l’arrivée de la famille à Montréal et le séjour chez les Schwartz, où elle et ses parents ont été accueillis comme de la parenté. Seule ombre au tableau: pour remercier les Schwartz, les parents de Renate ont insisté pour qu'elle donne à leur fils de quatre ans la poupée qui l'avait accompagnée durant la traversée de l'Atlantique…

Dans le sixième chapitre, Renate décrit surtout des souvenirs liés à son insertion à l’école québécoise, plus laborieuse que son passage à l’école du camp d'Eggenfelden où elle s’était fait des amis assez facilement. Comme la famille a changé de quartier plusieurs fois, Renate a dû changer d’école fréquemment et se réadapter à chaque fois. Cela s'ajoutait aux difficultés d’intégration dans un nouveau pays. Renate évoque aussi les problèmes que ses parents ont du surmonter pour retrouver leur profession respective d’ingénieur et de pharmacienne.

Le dernier chapitre raconte d'abord le séjour de Renata dans un camp de vacances pour les jeunes immigrants où elle passe quelques semaines durant son premier été au Canada. Sa famille lui manquait beaucoup, mais, après quelques jours, elle s'est vite sentie à l'aise avec le groupe. Renate évoque aussi d'autres vacances en famille dans les Laurentides. En ville, elle se rappelle s'être beaucoup souciée de la santé de sa mère qui souffrait souvent de cauchemars.

Après sept années à Montréal, la famille a déménagé en Ontario et s'est établie à Hamilton. Un peu plus tard (1959), Renate a poursuivi des études universitaires à Toronto où elle vit maintenant. Elle conclut sur une note positive: "Bien que l’Holocauste ait marqué mon existence et contribué à faire de moi ce que je suis, jamais je ne l’ai laissé dominer ma vie. J’ai la chance de n’avoir conservé aucun souvenir des traumatismes de ma petite enfance" (p. 155).

Le livre est illustré de trente-quatre photos et est complété par un glossaire qui précise une trentaine de termes ou d'expressions employés dans les deux récits. Cet ouvrage, comme tous ceux de la Collection Azrieli des mémoires de survivants de l'Holocauste, s'adresse aux jeunes à partir de quatorze ans et aux adultes. Il est disponible gratuitement en format pdf sur le site de la Fondation: (http://www.azrielifoundation.org).

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