Sur le site de la maison d’édition cet ouvrage est décrit comme «une initiation au contexte juif des évangiles» qui, après avoir retracé les conditions historiques de leur composition, «présente les principales sources littéraires juives de l’époque et ce qu’elles apportent à la lecture des textes fondamentaux pour la foi chrétienne ». Il s’agit d’une étude critique d’une édition du Nouveau Testament entièrement annoté par des savants juifs, The Jewish Annotated New Testament (JANT: A.-J. Levine et M. Zvi Brettler dir., Oxford / New York, Oxford University Press, 2011; 2e éd 2017). Ce travail, peu connu du public francophone, apporte au dialogue judéo-chrétien une contribution majeure que l’auteure veut honorer.
Le livre est doté d’un avant-propos P. Michel Rimaud, f.m.i, ancien directeur de l’Institut Albert-Decourtray d’études juives à Jérusalem et d’une préface du frère Olivier-Thomas Venard, o.p. directeur du programme de recherches «La Bible en ses Traditions» de l’École biblique et archéogique française de Jérusalem. Il comporte une introduction et quatre chapitres: 1) Pour vous, qui suis-je ? La réception juive de Jésus et du Nouveau Testament; 2) Peut-on utiliser les sources juives pour annoter le Nouveau Testament?; 3) Quel est le message des notes du JANT? 4) Une théologie en miroir.
Dans l’avant-propos, Michel Rimaud situe la publication du JANT : « (…) la parution de ces Notes peut s’inscrire dans un mouvement plus vaste dont on a vu plusieurs manifestations au cours de ces dernières années, sous forme de documents collectifs, et non plus seulement d’auteurs individuels, émanant de personnalités juives et exprimant une volonté d’ouverture constructive en direction du monde chrétien ». Il signale également que les auteurs du JANT ne veulent pas abolir la distance entre juifs et chrétiens, mais la réduire en cherchant à comprendre «les raisons culturelles, historiques et religieuses qui ont conduit à la séparation de la synagogue et de l’Église» (extrait de la préface du JANT). Il salue enfin leur voeu que ce travail soit mené en partenariat avec les chrétiens, fournissant ainsi «l’occasion de renouer un dialogue désintéressé, dans le respect mutuel de l’altérité et la recherche commune de la vérité».
Olivier-Thomas Vénard explique dans la préface que le travail de Nathalie Bruyère (sœur Agnès de la Croix dans la Communauté des Béatitudes), a commencé comme une recherche personnelle dans le cadre d’études de master pour déboucher sur une collaboration au projet «La Bible en ses Traditions», pour lequel elle rédige «de nouvelles notes dans les régistres de la littérature péritestamentaire, des textes antiques et de la tradition juive, inspirées plus ou moins directement de références et suggestions faites par nos collègues américains, lues à la fois avec amitié et distance critique». Commentant le titre du livre, il rappelle que le miroir est un genre littéraire médiéval «désignant des ouvrages destinés à conseiller ses lecteurs sur des questions morales»; celui-ci devrait aider ses lecteurs à «s’orienter dans l’œuvre exaltante et difficile de l’approfondissement de la fraternité entre juifs et chrétiens de notre époque».
En introduction, N. Bruyère souligne que la publication du JANT «constitue la première édition systématique des évangiles entièrement réalisée par des chercheurs juifs». Ils représentent un segment du judaïsme américain, le courant réformé, et ne prétendent pas refléter ce que pensent tous les juifs. Leur travail témoigne de l’amélioration des relations entre juifs et chrétiens tout en soulevant «les questions les plus fondamentales» de leur dialogue, celles qui se posent autour de la figure de Jésus. N. Bruyère indique enfin que sa lecture critique des Notes de ses collègues juifs sur des textes chrétiens propose d’en tirer, de manière tout aussi paradoxale, «des approfondissements pour la théologie catholique».
Le premier chapitre esquisse la réception juive du christianisme par les juifs des premiers siècles de l’ère chrétienne à nous jours», en présentant à chaque fois quelques textes représentatifs. Pour les premiers siècles, on fait appel au Testimonium Flavianum (F. Josèphe, Antiquités juives, XVIII, §63-64) et à quelques extraits de la Mishna et du Talmud qui suggèrent une certaine ambivalence dans l’attitude des Sages et mettent en évidence «l’incompréhension croissante dont Jésus a été victime et la clémence qu’il faudrait manifester envers lui» (Dan Jaffé).
Pour le Moyen Âge, on rappelle, entre autres, les points de vue de Maïmonide et de Juda Halévi pour lesquels l’enseignement de Jésus, bien qu’erroné, «aura quand même servi à répandre l’attente messianique parmi les nations». De l’époque moderne, on retient le mouvement juif des Lumières, la Haskala et de son initiateur, Moses Mendelssohn qui s’est appuyé sur la judaïté de Jésus pour réclamer un changement du regard chrétien sur le judaïsme. On signale aussi l’émergence de la «science du judaïsme» (Wissenschaft des Judentums), dont l’un des promoteurs, Abraham Geiger expose «l’intérêt de l’étude des sources juives pour la compréhension des évangiles» et soutient que c’est Paul et non Jésus qui fonda le christianisme.
À l’époque contemporaine, avec l’émergence du sionisme, on voit apparaître la «réclamation» de Jésus le Juif, dans les travaux de Joseph Klausner, David Flusser, Géza Vermès et autres. Jésus y apparaît comme un «frère humain qui a donné à un monde plein d’inhumanité l’exemple d’une vie juive parfaite» (Pinchas Lapide). Il suscite à la fois rejet et fascination et cela se traduit jusque dans l’art. N. Bruyère fait ici référence à l’exposition Behold the man: Jesus in Israeli Art (Jérusalem, 2016-2017) où Jésus est dépeint à la fois comme «une figure attachante» et «l’idole muette des chrétiens et la cause du malheur des juifs».
Prenant appui sur un ouvrage sur Jésus par Amy-Jill Levine, éditrice du JANT, N. Bruyère situe ce projet dans un courant plutôt sympathique à la figure de Jésus, où l’on considère qu’«un lecteur juif peut découvrir les textes chrétiens et apprécier la personne de Jésus sans pour autant perdre son judaïsme et vouloir se convertir».
Peut-on utiliser les sources juives pour annoter le NouveautTestament? La question posée au chapitre 2 est complexe, car les différentes textes utilisés dans les notes du JANT proviennent de divers courants du judaïsme du Second Temple et sont souvent préservés dans des ouvrages de date plus tardive. Pour les situer, N. Bruyère présente rapidement les principaux groupes juifs du 1er s de notre ère en s’appuyant principalement sur le témoignage de Flavius Josèphe: Pharisiens, Esséniens, Sadducéens, Zélotes. Elle souligne également leurs traits communs, selon E. P. Sanders: observance des trois fêtes de pèlerinage, du rite de circoncision et des lois de pureté, conduite éthique fondée sur les prescriptions bibliques réglant les relations sociales, espérance concernant l’avenir.
Les principales sources employées dans le JANT sont ensuite décrites sommairement. On a d’abord les targoums Onkelos, Neofiti 1, Pseudo-Jonathan. Vient ensuite la littérature dite «péritestamentaire»: des recueils apocalyptiques tels que les livres d’Hénoch ou le Testament des douze patriarches, des réécritures bibliques comme le livre des Jubilés et les Antiquités bibliques du Pseudo-Philon, etc. Les auteurs auteurs juifs anciens les plus importants sont évidemment Flavius Josèphe et Philon d’Alexandrie. La tradition rabbinique est représentée par les deux Talmuds, celui de Jérusalem et celui de Babylone, où sont recueillis les commentaires opinions sur les divers traités de la Mishna. Les textes du Midrash avec ses pôles légal (Halakha) et narratif (Agada) complètent le tableau.
La dernière partie du chapitre est consacrée à une discussion du problème de la datation des sources, et de ses conséquences pour l’appréciation de la relation entre des textes juifs et chrétiens apparentés: «L’enjeu est de déterminer la plausibilité plus ou moins grande de la connaissance de ces soures par les auteurs des évangiles. Il s’agit d’éviter deux écueils: celui de l’apologétique qui consisterait à utiliser les sources juives sans critique pour établir des rapprochements avec les évangiles fondés seulement sur des ressemblances aléatoires de termes et de thèmes, et, à l’inverse, celui du refus (…) de l’usage de ces sources par crainte d’anachronisme et d’interprétations erronées». Entre ces deux positions, on peut faire «un usage raisonné de ces sources» en s’appuyant sur «une approche historico-critique précise» comme celle préconisée par Jacob Neusner. Mais cette approche fait elle-même l’objet d’un débat.
Pour leur part, les auteurs des notes du JANT estiment que «les textes chrétiens ‘viennent du cœur du judaïsme’, ils en portent la marque profonde dans leur style littéraire, leur lexique et leur vision du monde. L’usage de textes dont la rédaction est postérieure au Nouveau Testament sert alors à souligner l’influence réciproque des deux traditions», non pas en référence à une perspective historique, mais en fonction d’une «approche fondée principalement sur la conception ‘théologique’ juive de la révélation».
Dans le chapitre suivant, N. Bruyère offre de nombreux exemples de notes qui répondent à son avis à l’un ou l’autre des «quatre buts principaux poursuivis par les auteurs du JANT». Certains commentaires servent à «montrer que les évangiles portent la marque du contexte culturel précis de l’époque du Second Temple». On reconnaît alors dans ces écrits chrétiens «des échos de la situation sociale et des mœurs de cette époque». Ainsi peut-on mieux situer au sein du judaïsme contemporain de Jésus des éléments tels que les attentes concernant le messie, le jugement à venir, l’attention à scruter les Écritures et les modalités de son interprétation, etc.
Les auteurs des notes cherchent également à réfuter des clichés sur le judaïsme du Nouveau Testament en démontant notamment «que Jésus n’a jamais enfreint la Tora de Moïse et qu’il n’a pas non pous demandé à ses disciples de ne plus observer les commndements et les rites juifs de leur époque». Les exigences exprimées dans le Sermon sur la montagne (Matthieu 5–7) peuvent être comprises comme une manière de «‘faire une haie autour de la Tora’, c’est-à-dire s’assurer que les commandements seront gardés». Dans le même ordre d’idées, un exemple rabbinique indique que «la fameuse ‘loi du Talion’ n’a jamais été comprise au sens littéral. Les dommages physiques étaient dédommagés par des indemnisations de la victime».
L’attention aux textes de la tradition juive permet également de «redéfinir l’enjeu véritable de péricopes célèbres à partir du principe selon lequel Jésus a observé le ‘judaïsme commun’». Plusieurs exemples rabbiniques évoquent la possibilité de transgresser le shabbat pour « «sauver une vie». Les guérisons opérées par Jésus durant le shabbat s’inscriraient parfaitement dans une interprétation large de cette idée.
La dernière catégorie de notes répertoriées par N. Bruyère sert à tracer la «ligne de partition» entre judaïsme et christianisme: «Le JANT met aussi en lumière les différences théologiques des deux traditions, malgré les similarités apparentes (…). Des termes identiques désignent des réalités différentes, des évènements n’ont pas la même portée, des récits significatifs, voire fondateurs pour les chrétiens ne le sont pas pour la tradition juive ». C’est le cas surtout pour l’identité du messie, le statut religieux des miracles, la sélection opérée par les chrétiens dans la Tora, et certaines «innovations morales de Jésus inassimilable pour le judaïsme rabbinique» comme celles qui remettent en question le respect envers la vie de famille. Mais la véritable ligne de partition entre judaïsme et christianisme réside dans «la reonnaissance de Jésus de Nazareth comme Messie d’Israël, dans l’attitude de ce que les chrétiens appellent la foi».
La réflexion cette ligne de partition se poursuit dans le chapitre final où sont présentées les points de vue de quelques auteurs dont Jacob Neusner. Selon ce spécialiste, «ce n’est pas l’homme Jésus ni ses enseignements qui séparent juifs et chrétiens»; ce sont plutôt «les revendications messianiques et les prérogatives divines que s’attribue Jésus de Nazareth» et qui en font, aux yeux des chrétiens «le fondateur d’un mouvement nouveau».
Selon le rabbin Gottlieb dont les propos sont rapportés par Jean-Michel Garrigues, la foi des disciples en la messianité et en la divinité de Jésus les aurait situés dans une forme du judaïsme où ils pouvaient se considérer comme n’étant plus astreints à l’observance des commandements de la Loi «pour des raisons qui viennent de la tradition juive elle-même». Et il explique: «(…) la conviction de la pénétration dans le monde messianique rendait la Loi caduque non parce que la Loi était abolie, mais parce qu’elle était devenue inutile; elle n’avait plus sa raison d’être». Ainsi on pourrait, du point de vue juif, «considérer le christianisme comme un ‘judaïsme apocalyptique’ dans lequel les chrétiens anticipent l’ère messianique».
N. Bruyère souligne cependant que si les chrétiens l’anticipent, «ils ne sont pas encore parvenus à l’achèvement» de l’ère messianique. C’est précisément l’inachèvement de l’accomplissement qui «laisse encore la place à la mission d’Israël»; la reconnaissance d’une telle mission pourrait à son tour «entraîner une réciprocité» de la part des juifs. Cette reconnaissance mutuelle permettrait à Israël et à l’Église de cheminer côte à côte, «chacun des deux partis reconnaissant trouver chez l’autre des visages inédits de sa propre identité qui le renvoient plus profondément à son destin particulier».
L’ouvrage s’achève par une bibliographie alignant les éditions des sources bibliques et péritestamentaires, les traductions du Talmud et du Midrash, les nombreux ouvrages et articles cités, et les principaux documents d’Église pertinents, le tout suivi de pas moins de 287 notes. L’édition numérique réalisée par Domuni-Press est très conviviale, lorqu’elle est utilisée avec une application appropriée, et permet de passer facilement du texte aux notes.
Ce livre se situe très bien dans la collection des «Essais de La Bible en ses Traditions». Il fournit non seulement des clés de lecture pour le Jewish Annotated New Testament, mais aussi pour les notes qui en sont dérivées dans le projet de l’École biblique. Il ouvre des perspectives stimulantes sur l’avenir du dialogue judéo-chrétien. N. Bruyère mérite largement la reconnaissance de ses lecteurs. Il serait souhaitable, dans le prolongement de ce travail, qu’elle-même ou un autre collaborateur de ce projet explore également les riches essais thématiques du JANT, à peine évoqués dans son livre, et en intègre les éléments les plus significatifs.