Suite à un premier livre sur les relations entre chrétiens et juifs depuis Vatican II[1], Menahem Macina prolonge sa réflexion par une "méditation" en trois parties sur : 1) l’histoire de "la réprobation chrétienne du peuple juif"; 2) celle de "la découverte progressive par les chrétiens, entre 1920 et 1950, de la nature préjudiciable" de cette attitude; 3) l’avenir commun des juifs et des chrétiens, envisagé comme une "reconstitution" du peuple de Dieu, "parvenu à sa plénitude messianique par la fusion, en son sein, des nations chrétiennes restées fidèles au temps de l’épreuve ultime" (p. 20).
En première partie, l’auteur dresse d’abord une anthologie de la polémique chrétienne antijuive depuis les origines jusqu’à l’aube du 20e s. Il s’attarde particulièrement aux Pères de l’Église et aux écrivains ecclésiastiques dont l’enseignement fut "presque unanimement et parfois violemment hostile aux juifs" (p. 25). De nombreuses citations illustrent les principales accusations des chrétiens à l’endroit des juifs : "déicide, reniement, malédiction, rejet […], perfidie" (p. 29). Il s'attarde ensuite à la perception des juifs reflétée dans les propos des papes dans la presse catholique entre 1870 et 1938.
Le chapitre le plus élaboré fait voir le passage "de l'antijudaïsme chrétien traditionnel au silence face à l'antisémitisme d'État" en puisant principalement aux travaux de J. Isaac, Jésus et Israël, et de P. Démann, La catéchèse chrétienne et le peuple de la Bible. L'ensemble des textes rapportés illustre, selon l'auteur, "à quel point les mentalités chrétiennes d'alors étaient imprégnées d'un antijudaïsme viscéral, ou, à tout le moins, de la théorie de la substitution" (p. 138). Située sur cet arrière-plan, "la répudiation officielle, par les Pères du concile Vatican II […] de toute formulation accusatrice et dépréciatrice du peuple juif, de sa foi et de ses coutumes" constitue effectivement un revirement radical (p. 139).
La deuxième partie de l'ouvrage veut mettre en lumière les signes avant-coureurs de ce "nouveau regard" de l'Église à l'endroit du peuple juif, sans omettre cependant "les 'ombres' inquiétantes qui font encore obstacle au dialogue d'égal à égal qu'attend la partie juive" (p. 144). L'auteur évoque les rencontres et le début de l'amitié judéo-chrétienne depuis les Amici Israel (1924-1928) jusqu'aux thèses de Bad Schwalbach (1950). Il expose ensuite la polémique autour de l'attitude de Pie XII et de l'Église catholique envers les juifs durant la Seconde Guerre mondiale, de même que le silence d'après-guerre, "aussi indiscutable qu'inexplicable", de ce pape sur le sort des juifs, malgré les demandes pressantes du philosophe Jacques Maritain (p. 168-171).
M. Macina rappelle que la Shoah a provoqué, surtout chez les chrétiens allemands, une prise de conscience des dommages causés par des siècles d'enseignement du mépris. Elle a aussi conduit l'Église évangélique d'Allemagne à se reconnaître complice de cette catastrophe par ses omissions et ses silences. Enfin, elle a exercé une influence importante sur les autorités catholiques, notamment sur le pape Jean XXIII et sur le cardinal Augustin Bea (d'origine allemande) auquel il a confié la responsabilité de la déclaration Nostra Aetate adoptée au concile Vatican II.
Malgré ces progrès remarquables, l'auteur déplore le peu d'intérêt que les chrétiens manifestent pour le dialogue entre juifs et chrétiens et leur passivité face aux nouvelles formes d'antisémitisme, particulièrement l'antisionisme. Il s'interroge fortement sur le silence de chrétiens devant la propagande haineuse des ennemis jurés d'Israël et devant le déni de justice qui met le peuple juif "au pilori de l'opinion publique mondiale sans qu'aucun de ses amis, ou peu s'en faut, ne se lève pour prendre sa défense" (p. 196).
La troisième partie du livre, intitulée "Résistance à l'apostasie" est beaucoup plus personnelle. M. Macina y propose sa réflexion théologique sur le rétablissement d'Israël, qu'il identifie à l' "apocatatase", une notion empruntée à un discours de Pierre dans les Actes des Apôtres (Ac 3,19-21). Selon l'interprétation proposée par l'auteur, Pierre aurait annoncé "le rétablissement du peuple juif, réinvesti par Dieu de ses prérogatives et de sa mission initiales, qui ne lui avaient pas été otées définitivement" (p. 212).
Ce rétablissement est en train de se produire sous nos yeux: "[…] voici plus de soixante ans que les chrétiens assistent à la reconstitution étonnante d'Israël, après la plus grande hécatombe de son histoire" (p. 249). Mais, comme l'Écriture l'a annoncée, les nations refusent de croire au dessein de Dieu et se liguent contre son peuple. Nous sommes donc dans un temps d'épreuve, proche du temps de la fin, et "les contemporains de ces affrontements eschatologiques" (sans doute les chrétiens si l'on suit le raisonnement de l'auteur) "doivent choisir leur camp, en quelque sorte" (p. 255).
Dans la conclusion, l'auteur rappelle le cheminement personnel "qui, en un éclair, a fait de la dimension juive une composante indissociable de mon identité et de ma foi chrétienne originelles" (p. 268). Il réaffirme sa conviction qu'un "jugement" de Dieu est imminent et que "l'humanité, avec ses dirigeants, laïques et religieux, sera mise à l'épreuve et devra choisir entre l'obéissance et la désobéissance au dessein de Dieu sur son peuple" (p. 274). Constatant avec inquiétude que "de plus en plus de chrétiens se joignent au concert planétaire d'accusations, de mensonges, de calomnies et d'insultes" à l'endroit d'Israël (p. 277), il invite à une mobilisation "pour le Seigneur" (p. 280, citant le Psaume 119).
Prévenant l'objection du lecteur qui craindrait que le rôle du Christ "soit éclipsé ou minimisé par la focalisation sur le rétablissement, la consolation et la glorification eschatologique du peuple juif" il déclare que "cette apothéose finale d'Israël et de tous ceux et celles qui auront cru ne se fera que dans et par le Christ Seigneur, quand il aura pris possession de son règne" (p. 284, citant Apocalypse 19,6). S'il a réellement foi au dessein de Dieu qui se réalise en Israël, le chrétien se tiendra donc aux côtés du peuple juif contre tous ses ennemis, produisant ainsi "un fruit digne du repentir", comme Jean-Baptiste y invitait ses disciples (p. 285, citant Matthieu 3,8).
M. Macina a compilé un dossier imposant, mais déjà connu en grande partie, qui documente amplement la polémique antijudaïque traditionnelle et les principales étapes qui ont conduit au revirement d'attitude des chrétiens jusqu'à la déclaration conciliaire Nostra Aetate. Mais son intérêt est ailleurs et l'ouvrage sert principalement à exposer à nouveau les convictions personnelles profondes qu'il a proposées dans son premier livre et qu'il développe abondamment sur le site www.rivtsion.org où il publie les notes complémentaires à celui-ci.
L'essentiel de son argumentaire, me semble-t-il, se résume ainsi. De nombreux chrétiens d'aujourd'hui déplorent le silence complice des générations précédentes devant l'antisémitisme d'État et le drame de la Shoah. Mais ils se rendent coupables du même crime par leur passivité devant l'antisionisme virulent auquel le peuple juif et l'État d'Israël sont confrontés. Pire, plusieurs d'entre eux, peut-être bien intentionnés mais très naïfs, se font berner par cette propagande haineuse et se laissent entraîner dans la critique et le "boycott" d'Israël. L'auteur espère leur ouvrir les yeux sur la situation actuelle, leur faire partager sa lecture théologique du dessein de Dieu en train de se réaliser et les amener à y collaborer activement en se tenant inconditionnellement aux côtés d'Israël: "[…] aux chrétiens qui affirment que, s'ils avaient vécu alors, ils n'auraient pas porté la main sur ce peuple ni ne se seraient tus, je crois devoir dire: vous avez maintenant la possibilité de prouver votre sincérité en prenant fait et cause pour les juifs d'aujourd'hui et pour leur État. Vous n'aurez pas d'autre occasion de le faire jusqu'à ce que se produise la montée criminelle des nations contre ce peuple" (p. 271).
L'auteur adopte un ton passionné quand il touche au cœur de son propos. Il reconnaît que ce qu'il y exprime "n'est ni une appropriation personnelle d'un point de doctrine, ni le résultat d'une recherche théorique et théologique, mais le fruit d'une compréhension intérieure du mystère du Salut de Dieu", qu'il présente comme son "expérience spirituelle fondatrice" (p, 272). Il ne s'attend pas à ce que son point de vue soit partagé par tous, surtout pas par les chrétiens qui souscrivent au "nouvel Évangile" de la cause palestinienne, ni qu'il reçoive "l'aval de quelque autorité religieuse instituée" (p. 271-272). On peut néanmoins penser qu'il espère convaincre et mobiliser un certain nombre de chrétiens "amis" des juifs, et, au premier chef, ceux qui sont activement engagés dans le dialogue entre juifs et chrétiens.
Ce livre attire l'attention, directement ou indirectement sur plusieurs questions de fond. La plus importante, à mon avis, est celle du rapport entre le peuple juif et l'État d'Israël. Qu'est-ce qui définit le peuple juif? Sa religion, son histoire, ses traditions, sa culture, son État? L'auteur me semble en tout cas survaloriser la composante politique au détriment d'autres éléments tout aussi constitutifs de l'identité juive. Certes, il propose une lecture théologique des Écritures qui exprime sa spiritualité personnelle et qui, à ce titre, mérite le respect. Mais cette interprétation ne peut-elle pas aussi être perçue comme une forme d'instrumentalisation politique et idéologique du religieux? Quoi qu'il en soit, elle n'est certainement pas la seule possible. Plusieurs rabbins israéliens qui militent pour le respect des droits des Palestiniens font une analyse différente de la situation et comprennent la vocation d'Israël à l'égard des nations autrement que sous le mode de l'affrontement.
En septembre dernier, le Dialogue judéo-chrétien de Montréal a justement abordé la question de l'impact du conflit israélo-palestinien sur le dialogue entre juifs et chrétiens. Pour ce faire, il avait invité Bernard Geoffroy, un chrétien qui a vécu en Israël de 1986 à 2004 et qui continue d'y retourner régulièrement comme guide. Son point de vue me paraît un complément pertinent à celui de M. Macina.
L'expérience de B. Geoffroy l'a amené à constater que l'histoire du conflit israélo-palestinien est l'objet des interprétations les plus diverses et qu'il est devenu aujourd'hui une source de division pour les chrétiens. Tout en se considérant comme un "ami d'Israël", B. Geoffroy refuse d'endosser sans nuance toutes les décisions des autorités israéliennes: "Je ne peux pas aimer Israël contre les Palestiniens" a-t-il expliqué. Son espérance est qu'il s'établisse un véritable dialogue entre les populations impliquées dans le conflit. Mais cela ne sera pas possible sans un profond changement des mentalités et un authentique désir de trouver des solutions, ce à quoi travaillent activement plusieurs groupes de personnes engagées dans des initiatives de rapprochement.
De l'avis de B. Geoffroy, l'une des raisons pour lesquelles plusieurs leaders chrétiens sont devenus anti israéliens est qu'ils se sont construit une image idéalisée d'Israël et qu'ils ont été déçus par la réalité. Si la situation actuelle les a amenés à reconnaître les droits des Palestiniens, ils doivent également être conscients que la paix ne sera jamais possible sans une reconnaissance tout aussi claire de la légitimité politique de l'État d'Israël. Le contexte actuel devrait inciter ces leaders à approfondir leur compréhension de la vocation religieuse particulière du peuple juif plutôt qu'à glisser vers une nouvelle forme d'antisémitisme.
Par ailleurs, pour bien des chrétiens et des juifs, le dialogue ne saurait se réduire à des débats ou des actions autour du conflit israélo-palestinien, si cruciaux qu'en soient les enjeux. Certains groupes en arrivent parfois même à évacuer presque complètement de leur ordre du jour cette question extrêmement complexe et hautement émotive, pour ne pas compromettre les liens que leurs membres ont tissés entre eux au fil des ans. Quelques-uns focalisent plutôt sur l'exploration commune des Écritures (ce à quoi le pape Benoît XVI les encourageait encore récemment lors de son voyage en Allemagne), d'autres sur le partage d'expériences spirituelles, d'autres encore sur des actions qui visent à améliorer la qualité de vie dans leur milieu. Ils contribuent sans doute tout autant à renouer les liens de famille entre les "frères retrouvés" qui se redécouvrent et apprennent à œuvrer ensemble dans le respect de leurs identités respectives.