Les âmes tièdes: le Vatican face à la Shoah

Nina Valbousquet:
Les âmes tièdes: le Vatican face à la Shoah.

Paris, La Découverte, 2024, 480 p.
ISBN (papier): 9782348077173, 26.00 €
ISBN (numérique): 9782348077180,19.99 €

Dans son précédent ouvrage, Catholique et antisémite. Le réseau de Mgr Benigni, 1918-1934 (2020), Nina Valbousquet nous faisait découvrir le rôle majeur de ce prêtre dans la diffusion, au sein des organisations catholiques, du Protocole des sages de Sion. Les âmes tièdes: le Vatican face à la Shoah (2024) lève le voile sur les archives du Pontificat de Pie XII (1939-1958), ouvertes en 2020, permettant à l’auteure d’y  partager le fruit de ses recherches, échelonnées sur trois ans. Nina Valbousquet propose ici une nouvelle approche de cette période, à partir du dépouillement de nombreux documents, dossiers, correspondances, s’efforçant de comprendre les idées et les opinions des différents acteurs, mais aussi de mesurer l’influence dont ils disposaient au sein de l’administration vaticane.

Tout au long de ses recherches, au-delà de la simple analyse des documents, l'auteure a aussi pris soin de lire les différents commentaires et remarques disponibles. Nous naviguons avec elle dans les rouages pontificaux, découvrons les influences, rivalités, enjeux des principaux acteurs, notamment de ceux qui conseillent le Pape; en bref, son entourage. Cette plongée fournit un éclairage nouveau et passionnant, apte à nous faire comprendre comment les décisions se prenaient.

Après avoir fait un rappel des préjugés véhiculés par l’antijudaïsme catholique, Nina Valbousquet pose la question de l’antisémitisme et de l’absence de condamnation par l’Église. Face aux lois raciales italiennes, l’auteure nous explique que l’Église tolère cet antisémitisme «modéré». En contrepartie, l’institution catholique va déployer toute son énergie pour essayer de protéger et sauver les juifs convertis des lois raciales. En demandant, par exemple, aux Églises nord-américaines d’accueillir dans leurs universités des enseignants, chercheurs ou savants que l’Église désigne par: «catholiques, non aryens», reprenant ainsi la dénomination utilisée par le régime nazi.

Valbousquet aborde aussi le sujet des relations entre le Vatican et le régime de Vichy, représenté à Rome par l’ambassadeur Léon Bérard, chargé de questionner le Vatican sur les éventuelles incompatibilités entre la législation antijuive de Vichy et la doctrine catholique romaine, ce qu’illustre cet extrait du livre:

Le 2 septembre, Bérard peut ainsi envoyer au Maréchal un rapport qui se veut rassurant, légitimant les lois antisémites de Vichy comme fidèle à la tradition de l’Église, en particulier au regard de la doctrine de saint Thomas d’Aquin sur les Juifs: «Je puis affirmer qu’il n’apparait point que l’autorité pontificale se soit à aucun moment occupée ou préoccupée de cette partie de la politique française (…). Il n’y a rien dans ces mesures qui puisse donner prise à la critique de point de vue du saint Siège. (…) il ne nous sera intenté nulle querelle sur le statut des Juifs (Valbousquet, 2024: 134).

Autre point d’intérêt dans cet ouvrage: Nina Valbousquet détaille et documente les différents circuits qui informent le Vatican de la réalité des persécutions antijuives mises en œuvre par le régime nazi en Allemagne et dans les pays envahis. Ce sont des prélats locaux, des aumôniers militaires italiens, des hommes d’affaires qui sont témoins des atrocités ou à qui on les a rapportées. Très tôt, le Vatican est informé par ces sources, qui toutes décrivent la mise en place de politiques d’extermination par les nazis et leurs collaborateurs. Aucun doute possible: le Vatican savait.

Malgré les pressions américaines, à travers son représentant spécial Harold Tittmann Jr, le Pape Pie XII refuse de s’exprimer publiquement et de condamner les persécutions contre les Juifs. Pourquoi? Une des raisons majeures est sa volonté de protéger les épiscopats locaux et, dans le cas de ses relations avec l’Allemagne et l’Italie, de maintenir les quelques acquis des concordats signés par ces deux pays. Quant à l’aide apportée aux Juifs romains, les archives apportent des précisions sur les actions menées, qui sont les sauveteurs, mais nous montrent aussi les oppositions internes à ce sauvetage, comme dans le cas du père capucin Marie-Benoît, dont les activités en faveur des réfugiés et autres personnes cachées sont vivement critiquées auprès de la hiérarchie vaticane.

Un point original et notable dans ce livre: l’attention portée par Nina Valbousquet aux demandes d’aide envoyées au Vatican tout au long de la guerre, mais plus encore à leur traitement par l’administration vaticane: les réponses apportées. La réponse, l’intérêt porté à la demande varie, mais en général, le Vatican se mobilise davantage pour les convertis. Pour quelques-unes de ces requêtes, Nina Valbousquet a fait des recherches poussées pour nous proposer de découvrir le parcours et le destin de ces personnes pendant et juste après la guerre.

L’auteure s’intéresse aussi à l’aide fournie par le Vatican, à la fin de la guerre, aux nazis en fuite et à leurs collaborateurs qui souhaitent fuir le continent européen. Ainsi, elle confirme qu’au nom de la charité chrétienne, les hommes du Vatican, avec l’aide de la Croix-Rouge, apportèrent une aide active à plusieurs de ces individus. Dans le chapitre intitulé «Une faible conscience de la Shoah», l’auteure s’interroge sur le silence du Vatican tout au long de la guerre, mais aussi quant à sa compréhension de la Shoah:  

«Pourtant, le silence perdure après 1944-1945 et l’expérience du génocide n’est pas entendue (…) Les voix appelant à une prise de conscience du génocide se sont ainsi manifestées: il reste à savoir si elles ont été entendues. Tel n’est pas le cas jusqu’aux années 1960 au moins». (Valbousquet, 2024: 285-286).

Autre sujet abordé par l’auteure: le positionnement du Vatican face au mouvement sioniste, à la question du départ pour la Palestine des survivants, qui se regroupent en Italie pour tenter de rallier le territoire sous mandat. Ainsi, en 1946, quand des réfugiés embarqués à bord du navire Fede sont bloqués dans le port de la Spezia, ils écrivent au Pape pour lui demander son aide:

«La Palestine est le seul endroit où les Juifs peuvent espérer vivre en paix et la terre promise, nous espérons que votre Sainteté, au nom de l’humanité et du christianisme, fera tout ce qui est possible pour nous aider à devenir un peuple libre sur notre terre» (Valbousquet, 2024: 300).

Dans une note interne, le conseiller du Pape Dell’Acqua recommande de ne pas répondre:

«Je ne pense pas qu’il soit opportun d’intervenir pour faciliter leur départ pour les raisons suivantes: (a) selon toute probabilité, il n’y aura rien à gagner auprès des autorités anglaises, d’autant plus que les relations entre les Juifs de Palestine et les Britanniques doivent être assez tendues; (b) il n’est pas opportun que le Saint-Siège favorise l’immigration des Juifs en Palestine; (c) je ne pense pas que l’initiative de la «grève de la faim» durera longtemps… il n’est pas dans les habitudes des Juifs de souffrir longtemps et patiemment: au contraire, ils aiment vivre, et bien vivre; (…)» (Ibid.).

Ce texte résume bien la position du Vatican d’après-guerre sur la question de la création d’un État juif en Palestine, avec hélas aussi quelques préjugés. Pour l’auteur, au-delà de l’aspect théologique qui fait que le Vatican ne peut que refuser ce projet, il y a la volonté de protéger et de défendre les nombreuses communautés catholiques installées en Palestine et plus généralement au Moyen-Orient.

A la fin de son ouvrage, Nina Valbousquet aborde la question du rapprochement judéo-chrétien après-guerre, notamment la création en 1946, en Grande-Bretagne de l’International Council of Christians and Jews (ICCJ), qui organisa en août 1947 la conférence de Seelisberg en Suisse, à laquelle participa Jules Isaac. Ce dernier sera reçu en audience par Pie XII le 16 octobre 1949, à Castel Gandolfo. Mais selon l’auteure, l’entretien n’aboutira qu’à une méfiance accrue du Vatican. Une circulaire de 1950 du Saint Office va faire un rappel de ces décisions:

«(…) les catholiques ne peuvent participer aux réunions interconfessionnelles qu’après autorisation de leur hiérarchie ecclésiastique et uniquement en qualité d’ "observateurs": il n’est pas approprié qu’une telle autorisation soit donnée à des personnes éminentes dans le monde catholique» (Valbousquet, 2024: 341).

C’est donc un ouvrage majeur sur le sujet du Vatican face à la guerre et à la Shoah. Du fait d’un travail approfondi dans les archives vaticanes, l’auteure documente avec précision son argumentaire. Un livre indispensable.

Remarques de l’éditeur

Marc-Olivier Fohlen Weill est détenteur d’un Diplôme de Sciences Po (Paris) et d’un Master de l’Université Paris Dauphine. Il est présentement étudiant à la maîtrise en sciences des religions à l’Université du Québec à Montréal et travaille à un mémoire sur «L’Église catholique du Québec face aux Juifs pendant les années 1930».

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