L'Épïtre aux Hébreux

JEAN MASSONNET, L’épître aux Hébreux
(Commentaire biblique : Nouveau Testament 15),
Paris, Les éditions du Cerf, 2016, 496 p.
ISBN 978-2-204-11065-5.

L’exégète Jean Massonnet, ex-directeur du Centre chrétien pour l’Étude du Judaïsme et actuel président de l’Amitié Judéo-Chrétienne de Lyon, nous offre ici un commentaire de l’épître aux Hébreux qui fera date. Cet imposant ouvrage comporte une brève introduction et, pour chaque section du texte, une traduction littérale, une bibliographie, une interprétation et des notes techniques détaillées.

En introduction, Massonnet aborde les questions d’auteur, de date, de destinataires, de genre et structure littéraire, ainsi que de milieu culturel et religieux. Il retient généralement les positions classiques. L’auteur de Hébreux nous reste inconnu. Il aurait écrit vers « les années soixante après J.-C., plutôt sur la fin » (p. 31), ce qui signifie que le culte des sacrifices au Temple était toujours alors « contemporain » (p. 43). Il s’adresserait à un auditoire judéo-chrétien, peut-être de Jérusalem ou des environs, familier du culte du Temple. Au plan littéraire, il s’agit d’une épître, malgré un début peu conventionnel, puisque l’auteur exprime, au dernier chapitre, ses liens avec la communauté à laquelle il adresse un « discours d’exhortation » (13,22). Massonnet retient, à quelques exceptions près (p. 196), les divisions structurelles établies par Albert Vanhoye.

Dans le commentaire de l’épître, Massonnet souligne à plusieurs reprises, la « tendance aux extrêmes » qui caractérise la rhétorique de l’auteur (p. 47, 272, 361, 365, etc.). Cette tendance se manifeste contre « le sacerdoce lévitique… à la base de la législation donnée au peuple » (7,11) et qui aboutit à un « jugement sans appel : ‘la Loi en effet n’a rien amené à la perfection’ (7,19) […], déclaration [qui] a quelque chose d’absolu» (p. 183). La Loi est marquée d’un « fort coefficient négatif » (p. 211), en particulier la loi cultuelle, objet d’une « disqualification sans appel » (p. 274). Le thème de l’alliance est au cœur de l’épître : « Tout au long, l’alliance est vue à la fois dans son rapport avec le culte juif et dans son accomplissement réalisé par l’offrande que fait Jésus de lui-même. Une opposition est fortement marquée entre ces deux pôles. […] Les contrastes sont affirmés, avec force, entre une loi cultuelle répétitive, impuissante à réaliser ce vers quoi elle tend (9,9.25 ; 10,1.8) et l’unique offrande du Christ qui offre aux hommes rachat, pardon des péchés et sanctification (9,12.26.28 ; 10,10) » (p. 197). « L’efficacité des deux liturgies offre un contraste absolu » (p. 218). Contraste « extrêmement vigoureux » qui se poursuivra dans « la mise en confrontation du Sinaï et de Sion » en 12, 18-24 (p. 379).

S’agit-il d’exagération, d’écart de langage qu’il faut se garder de prendre à la lettre ? Massonnet estime que « les nombreuses dépréciations de la loi cultuelle et de ses rites… ne font pas vraiment justice à la substance du culte juif » (p. 214) et parle d’« affirmations radicales qui demandent à être nuancées » (p. 223). Il en attribue la cause, du moins en partie, au « cadre dualiste, de type platonicien, mis en œuvre pour opposer les deux alliances ou les deux cultes » (ibid.). En introduction, il avait évoqué les termes d’« esquisse » et d’« ombre » (8,5 ; 10,1), « qui consonne[nt] avec la représentation platonicienne de l’être, et plus précisément avec le célèbre mythe de la caverne » de Platon (p. 41-42). Il y revient plusieurs fois (p. 47-48, 197, 202, 223, etc.). Mais la source de ces oppositions radicales est aussi à chercher dans la réalité du mystère du Christ ou, comme le dit Massonnet, dans « l’action concrète du Christ, réalisée au moyen de son corps (10,5) » (p. 202). C’est le côté positif de l’épître, où Hébreux est aussi tout à fait absolu.

Massonnet met parfaitement en évidence cet accomplissement du Christ à quelques reprises : « le Christ est entré pleinement dans le repos divin éternel » (p. 123) ; « Il a en effet ‘traversé les cieux’, action accomplie et définitive » (p. 131) ; il a atteint la « plénitude définitive » (p. 197) ; « tout est réalisé par le Christ, ‘grand prêtre des biens advenus’ » (p. 241).

Mais pour ce qui est de la répercussion de cet accomplissement sur la vie des chrétiens, il est moins affirmatif. L’impression d’ensemble est que Massonnet situe les chrétiens dans un espace ambivalent, « à la frontière […], frontière dans l’histoire ‘à la fin de ces jours’ » (p. 7). Il rappelle plusieurs fois que si les chrétiens sont appelés à devenir parfaits, à viser la perfection : « il ne s’agit pas d’un état acquis, mais d’un but à viser… » (p. 183-184, 214, 278, 380, etc.).

L’auteur assimile ainsi, de manière un peu trop étroite à mon avis, la situation des chrétiens à celle des juifs : « […] le chrétien sait très bien que sa conscience demande à être sans cesse purifiée et qu’il doit chaque jour en avouer les défaillances, de même que les sacrifices pour les péchés sont sans cesse offerts dans le culte juif » (p. 48). Il affirme que « la répétition est donc aussi le lot de ceux qui ont en vue la nouvelle alliance » (p. 197). Cette formulation ne me paraît pas heureuse. La répétition, qui marquait le culte de l’ancienne alliance (10,1-2.11), n’est en rien comparable à la persévérance dans la foi ou au « renouvellement permanent » (p. 197) auquel invitent les sections parénétiques. Et l’alliance nouvelle n’est pas seulement « en vue », elle est là, présente, inaugurée, offerte à la foi des chrétiens ; on est bien à « l’extrême des jours » (1.1). Les chrétiens « ont goûté au don céleste…, savouré les forces du monde à venir » (6,5), il se sont approchés de la « Jérusalem céleste » (12,22-24). Ce que, selon Hébreux, on ne peut dire de la condition juive.

Tout au long du commentaire, Massonnet cherche à éviter l’écueil qu’il a signalé dès le début : « celui d’un jugement négatif global porté non seulement sur le culte juif, mais sur le judaïsme dans son ensemble, considéré comme périmé grâce au sacrifice accompli une fois pour toutes par le Christ » (p. 50). Il est très attentif à ne pas présenter négativement le peuple juif et même, mais en un sens différent de celui de Hébreux, le culte juif actuel. Cette position justifierait le sens qu’il donne à la « Tente » en 9,8 : « Le Temple n’existe plus, mais la Tente symbolise le culte juif qui, lui, demeure avec le peuple qui le pratique » (p. 50).

À plusieurs occasions il atténue la rudesse du texte, une manière, si j’ose dire, « d’émousser les arêtes ». Ainsi, s’il rejette à bon droit, en 8,7, les choix de la Traduction Œcuménique de la Bible et de Bible de Jérusalem qui parlent d’une « substitution » de la première alliance par une seconde (p. 210), il passe vite sur le reproche que le texte fait tout de même à cette première alliance. Selon lui, les propos de 7,19 (« La Loi n’a rien mené à la perfection ») « contredisent brutalement l’amour de la Loi (nomos) proclamé dans la Bible… et dont la pensée juive, aussi bien hellénistique que rabbinique fait preuve ». Pour les adoucir, sinon les neutraliser, Massonnet avoue qu’« il faut réduire le sens de nomos de ce chapitre 7 aux règles ‘charnelles’ (7,16) du culte sacrificiel, et le mesurer au but transcendant qu’il vise mais n’atteint pas » (p. 186). La raison qu’il en donne, et qui pourrait être l’objectif poursuivi dans tout le commentaire, est de « conserver une cohérence d’ensemble à la notion de révélation dans cette épître » (ibid.).

Une façon de sauver l’alliance du Sinaï ? Il reste que c’est du Sinaï, de Moïse lui-même, que viennent ces règles « charnelles » (Exode 20,22-26; Lévitique 1-7 et spécialement 7,37-38), dépréciées par Hébreux. À propos de 8,13, Massonnet souligne surtout que la première alliance, bien qu’en train de vieillir, n’est que « proche de la disparition » (p. 212). Dans ce contexte, il a raison de rappeler que la liturgie juive met en valeur « la notion de continuité du dessein de Dieu à travers les diverses alliances mentionnées dans la Bible » et qu’il faut dès lors, sans doute, intégrer la « nouvelle alliance » dans l’alliance unique « ‘commencée avec Noé et qui, selon Ézéchiel 16,60, sera accomplie en alliance éternelle’ (Lenhardt) » (ibid.). Mais il doit reconnaître que Hébreux n’était pas prédisposé à préserver « cette idée de continuité » (ibid.).

Comment maintenir, selon le mot de Massonnet (p. 186), la cohérence de la révélation, entre l’enracinement biblique du christianisme dont témoignent, en Hébreux, les multiples citations de l’Ancien Testament, et le rejet de tout le système de relation à Dieu, tout le culte sacrificiel juif, sur la base même de cette Écriture première ? Son commentaire s’efforce, il semble, de respecter les deux. Mais la position reste inconfortable. Il faut accepter, je crois, que les perspectives de Paul en Romains 9-11 (permanence en 11,29 et mystère en 11,33) ne soient pas celles de Hébreux, malgré ce qu’en dit Massonnet (p. 214).

Remarques de l’éditeur

Une version plus élaborée de cette recension paraîtra prochainement dans la revue Studies in Religion / Sciences Religieuses (http://sir.sagepub.com/).

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