La condition juive en France
Recension du livre
Dominique Schnapper, Chantal Bordes-Benayoun et Freddy Raphaël,
La condition juive en France (coll. «Le lien social», Paris, PUF, 2009, 140 p.)
Recension de livre par Jean Duhaime
Lors d’un entretien à la Librairie Kléber de Strasbourg, le 27 janvier 2010, le sociologue Freddy Raphaël, professeur émérite de l’Université de Strasbourg, a présenté cet ouvrage dans lequel sont publiés les résultats d’une enquête sur la condition juive en France réalisée de 2004 à 2007 auprès de 610 personnes des régions de Paris (D. Schnapper), Toulouse (C. Bordes-Benayoun) et Strasbourg (F. Raphaël). Le livre comporte une introduction qui situe la problématique du «juif citoyen», trois chapitres portant respectivement sur (1) les comportements politiques, (2) les réinterprétations de la judéité et (3) la double tentation du repli sur soi et des interventions dans la vie publique, et une conclusion qui pose la question de l’avenir de «l’israélitisme» français.
Le juif citoyen
En introduction, les auteurs expliquent que le projet de ce livre est né de l’évolution récente de la situation française dans laquelle on observe à la fois une revendication plus forte des identités particulières dans l’espace public et un refus de la reconnaissance de ces identités qui pourraient constituer une menace pour les valeurs républicaines. Il s’agit de vérifier si, dans ce contexte, «le rapport des juifs à la nation et leur attachement historique à la France» ont évolué, et si oui, dans quel sens (p. 8).
Sur le plan politique, la condition des juifs «implique une tension entre leur fidélité à une histoire et à des traditions religieuses singulières, d’un côté, et la loyauté à l’égard de la nation dont ils sont citoyens, d’autre part» (p. 9). Devant les exigences de la citoyenneté démocratique moderne, ils peuvent mettre en œuvre trois modèles théoriques de réinterprétation de leurs références identitaires collectives: 1) une réinterprétation métaphysique, dans laquelle le judaïsme est compris avant tout comme «une croyance métaphysique, donnant naissance à des pratiques religieuses», susceptibles de se développer librement dans le privé; 2) une réinterprétation historique, «selon laquelle le judaïsme est d’abord l’histoire collective d’un peuple», dont les exigences de survie risquent de se trouver antinomiques avec celles de la citoyenneté; 3) une réinterprétation en termes de destin collectif, «consistant à se définir avant tout comme des citoyens du pays d’installation», tout en se voyant contraint par l’antisémitisme historique des sociétés européennes d’assumer son identité juive «même lorsqu’elle était vide de contenu objectif et de connaissance de la tradition» (p. 11-12).
Au cours des années 1970, des enquêtes sur la construction identitaire ont montré que dans l’ensemble de la population juive française «la référence à Israël était dominante, même si elle prenait des sens variés» (p. 12). On observe également que la «tension constitutive de la condition juive entre la référence à la Loi de Moïse et la référence au ‘peuple’, c’est-à-dire à une histoire collective, se prolonge jusqu’à nos jours» (p. 13). D’où les questions principales de cette enquête: «Existe-t-il aujourd’hui d’autres réinterprétations identitaires, se traduisant par des formes nouvelles de références, d’abandons, d’identifications et de conduites?(…) Plus généralement, les identités se construisent-elles toujours entre le pôle religieux des pratiques strictement respectées et le pôle politique que traduit le lien privilégié avec Israël?»(p. 14).
Les dernières pages de l’introduction précisent les données techniques de l’enquête. Il s’agissait de procéder par questionnaire auprès d’un échantillon représentatif «de la population française qui se reconnaît comme juive – quel que soit le contenu de cette identification» (p. 15). Trois lieux ont été retenus, la région parisienne, Strasbourg et Toulouse, de manière à cerner les variations locales. L’échantillon, constitué selon la «méthode de proche en proche» et ajusté en fonction de la connaissance du terrain par les responsables, a cherché à respecter la diversité de la population selon le genre, l’origine historique, la catégorie socioprofessionnelle et les modalités de la relation au judaïsme (p. 21). Outre l’analyse des réponses au questionnaire, on a procédé à des entrevues approfondies et à une étude de la presse juive et d’autres types de documents.
1. Participation politique
Sur le plan politique, l’enquête fait ressortir une assez forte politisation des juifs, leur préférence pour la gauche modérée et leur refus des extrémismes (p. 27).
Selon les répondants, la participation électorale des juifs est légèrement supérieure à la moyenne nationale, ce qui confirme la plupart des observations antérieures. Elle est d’autant plus forte que le niveau de diplôme et le statut social sont élevés, comme dans le reste de la population, plus forte également chez les personnes plus âgées, mais moindre chez les juifs les plus pratiquants. La plupart des personnes interrogées témoignent d’un «attachement à la citoyenneté et à la démocratie en général». Les citoyens juifs sont légèrement plus politisés que l’ensemble de la population, mais leurs comportements et attitudes politiques s’en distinguent peu: «Leur sensibilité particulière à l’antisémitisme et à Israël ne semble affecter ni directement ni exclusivement leurs comportements et attitudes politiques» (p. 35). Ils affichent une diversité de choix politiques similaire à celle de leurs contemporains.
D’après les résultats de l’enquête, les citoyens juifs ont également une préférence pour la gauche modérée un peu plus grande que dans l’ensemble de la population. On enregistre cependant une diminution du nombre de voix accordées à la gauche, ce qui manifesterait une certaine déception associée au fait qu’elle «a cessé de lutter contre l’antisémitisme»; mais cette diminution pourrait aussi être attribuée au renouveau des pratiques religieuses (p. 38). Les choix politiques sont également en lien avec les racines historiques des répondants, leur statut social et leur âge; mais il n’y a à peu près aucune différence selon le sexe. L’engagement communautaire est un facteur important: «(…) la préférence pour la droite croît avec la participation aux institutions juives et la proximité avec Israël» (p. 43), cette dernière ayant pris des formes plus concrètes au cours des dernières années.
On note par ailleurs un refus assez net des positions extrêmes. En effet, 75% de la population de l’enquête «se classe en ‘centre’, ‘centre gauche’ et ‘centre droit’», contre à peine 4% de personnes qui «se déclarent proches de l’extrême gauche ou de l’extrême droite» (p. 45). Ce rejet des extrêmes est fondé principalement sur la perception, exprimée par des interviewés, que «les deux extrêmes se rejoignent, ils sont tous totalitaires» ou encore qu’ils véhiculent l’un et l’autre «les mêmes idées antisémites» (p. 47). Les juifs d’aujourd’hui, concluent les auteurs «sont inquiets de la capacité de ‘la République’ à les protéger contre l’antisémitisme» (p. 54).
2. Réinterprétations identitaires
Dans le années 1970, on observait que la relation à Israël était prépondérante dans l’interprétation identitaire de la population juive de France: «(…) la référence à Israël s’était imposée avec la nécessité de défendre l’État dont le droit à l’existence semblait contesté» (p. 55). On notait toutefois déjà «un retour à des pratiques juives plus exigeantes et plus ferventes» chez une petite minorité de «nouveaux pratiquants» (p. 56). Qu’en est-il trente ans plus tard?
Les chercheurs constatent que «la réinterprétation de la judéité en termes religieux est aujourd’hui devenue dominante»: on est en présence d’une véritable «réappropriation de l’héritage religieux» se traduisant par un «clivage entre pratiquants et non pratiquants, qui correspond à des conceptions de la judéité et des horizons idéologiques différents» (p. 56). Si le niveau de pratique est «inversement proportionnel au niveau d’étude», le statut social ne semble pas jouer de façon significative.
Chez les personnes qui réinterprètent leur identité juive en termes religieux, la référence à Israël demeure importante chez les personnes plus âgées, «tandis que les jeunes semblent un peu plus détachés» (p. 71) et plutôt attirés par «un retour vers le cœur de la tradition» (p. 73). L’affirmation du «judaïsme laïque» est elle aussi en progression: cette interprétation identitaire qui «privilégie la référence à un destin collectif, à une histoire et à une culture» plutôt qu’à la religion, se situe aujourd’hui aux environs de 17% (p. 68-69).
Globalement, observent les auteurs, l’intégration socioéconomique de la population juive dans la société française est réussie (p. 60). On note toutefois, sans surprise, que les échanges sociaux avec des non-juifs sont moins fréquents chez les pratiquants, ces derniers ayant par ailleurs une plus forte participation communautaire. Enfin, cette intégration «s’accompagne d’une sensibilité forte à l’antisémitisme» (p. 78). Si ce sentiment est partagé par tous, il est encore plus fort chez les moins de quarante ans, plus fréquemment en contact avec le monde non juif que leurs aînés. Ils sont aussi plus nombreux à exprimer leur sentiment que «le regard des autres sur eux a été modifié par les événements du Proche-Orient» (réponse citée en p. 78).
3. La double tentation
Dans le troisième chapitre, les auteurs examinent «la double tentation du repli sur soi (…) et d’une intervention croissante dans la vie publique d’organisations agissant au nom des juifs» (p. 117). On constate d’abord qu’au cours des dernières décennies, de manière générale «les groupes identitaires ont (…) acquis une plus grande visibilité dans l’espace public» (p. 82). Les organisations juives, pour leur part, sont passées du «neutralisme à l’affirmation collective», en privilégiant principalement les références à Israël et à la tradition religieuse (p. 82). Ces organisations, en elles-mêmes, ne sont pas vouées à un communautarisme caractérisé «par le repli exclusif sur des institutions spécifiques, par le privilège accordé au particularisme de la communauté aux dépens des exigences de la citoyenneté»; mais elles risquent de le devenir si leur valorisation de fidélité à l’histoire aux croyances et à la culture juive, de même que leur lutte contre l’antisémitisme en viennent à primer «le respect des droits et des devoirs impliqués par la citoyenneté nationale» (p. 83).
Le retour au judaïsme amorcé dans les années 1970 se traduit désormais, pour la majorité des individus, par «une plus grande intensité des références religieuses» (p. 83), Ce retour est supporté par des organisations communautaires qui ont tendance à se montrer de plus en plus rigoristes et à imposer «une interprétation stricte de la tradition» (p. 84). Il se concrétise dans «une rappropriation des textes et des normes de la tradition, dont la transmission est souvent assurée de manière exigeante» (p. 86). On observe aussi «des retours à des pratiques ésotériques ou irrationnelles», manifestées notamment par la part grandissante de la mouvance piétiste (p. 91-92). On note également un regroupement géographique plus prononcé (p. 95). Dans certains cas, le repli sur soi «peut prendre la forme d’un lien nouveau avec Israël, qui s’exprime par des «migrations épisodiques», l’acquisition d’une propriété secondaire en Israël, etc. (p. 98). Dans ce contexte, une partie importante de la population juive, plus libérale et souvent plus critique vis-à-vis de la politique israélienne, a le sentiment d’être marginalisée par les instances communautaires.
L’élection du grand rabbin de France, en juin 2008, est donnée comme exemple des enjeux en cause. Si les deux candidats se réclamaient de «la fidélité sans faille à l’orthodoxie juive», ils proposaient cependant «des orientations différentes» révélatrices «des tensions de la communauté religieuse organisée» (p. 99). Le choix des grands électeurs s’est finalement porté sur le rabbin Gilles Bernheim, promoteur d’un judaïsme «qui interroge le monde, les problèmes de société et ceux des individus à partir d’une tradition en prise avec son temps» (p. 100). Ils ont ainsi manifesté «le refus majoritaire de céder à la tentation du repli sur soi et au retranchement de la société civile» (p. 105).
Par contre, le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), qui faisait traditionnellement preuve de neutralité politique, a amorcé un virage au cours des années 1980. Il s’est érigé de plus en plus «comme un groupe de pression dont les dirigeants politiques veulent s’attirer la bienveillance» (p. 106). On le constate entre autres lors du dîner annuel du CRIF, qui est devenu un événement politique marquant au cours des dernières années. Le CRIF, qui a aussi multiplié les déclarations publiques, notamment suite à des manifestations d’antisémitisme, devient de plus en plus le représentant la «Communauté» juive devant les pouvoirs publics (p. 111). Il se rapproche aussi des autorités religieuses: «Partout, constatent les auteurs, existe une plus grande proximité entre dirigeants communautaires et chefs religieux que par le passé» (p. 114). On assiste donc à un phénomène de «communautarisation croissante (…) plus ou moins encouragée par les pouvoirs publics à tous les niveaux et par les médias» (p. 114). Plus largement, les autorités civiles soutiennent de plus les manifestations interreligieuses et les mobilisent «pour unir les efforts de tous leurs représentants en faveur de la cohésion sociale» (p. 115).
L’évolution vers l’orthodoxie et l’affirmation communautaire auraient pour effet «d’accroître la demande d’un judaïsme modéré ou libéral qui tend de plus en plus à s’exprimer en marge de la communauté organisée et qui cherche à réinventer une judéité en phase avec la modernité. Cela contribue à faire naître «des nouveaux mouvements religieux ou intellectuels indépendants des institutions officielles» (p. 116).
Fin de l’ ‘israélitisme’ ou ‘nouvel israélitisme’ ?
Au moment de conclure, les auteurs résument l’essentiel des résultats de leur enquête. La population qui se déclare juive est devenue aujourd’hui «socialement plus homogène que dans les années 1970» (p. 122). De plus en plus de citoyens juifs définissent maintenant leur judéité «en termes religieux» et sont plus souvent des «pratiquants» que des «militants» (p. 122). Les responsables des organisations officielles, pour leur part, «sont de plus en plus tentés, les uns par un renforcement du rigorisme religieux (…), les autres par une intervention croissante dans l’espace public» (p. 123).
Cela constitue une rupture avec l’ «israélitisme» de leurs prédécesseurs «qui étaient ouverts à une libéralisation de la tradition héritée et refusaient d’intervenir dans la vie publique en tant que juifs» (p. 123). Il y a donc un risque réel «que se développe un décalage croissant entre les organisations et la population qui se déclare juive», seule la partie la plus religieuse ou la plus engagée dans les institutions se retrouvant dans la politique des organisations reconnues (p. 124).
Plusieurs se mobilisent devant cette double tentation du repli identitaire et de l’intervention publique de type communautariste. Leurs efforts pourraient conduire, au cours des prochaines années, à l’élaboration d’un «‘nouvel israélitisme’ religieux tel qu’il est prôné par le nouveau grand rabbin Gilles Bernheim en même temps qu’un ‘nouvel israélitisme’ laïque» (p. 127). Mais les contours précis de l’un et de l’autre sont encore à dessiner.
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On sera reconnaissant aux auteurs d’avoir mené cette enquête méthodique et rigoureuse et d’en avoir rendu les résultats accessibles à un large public. Un auditoire attentif assistait à la présentation faite par le professeur Freddy Raphaël et un échange animé s’en est suivi. De toute évidence, cette recherche qui, selon un paticipant, constitue «un miroir tendu aux juifs de France», a permis de cerner de manière assez fine les transformations récentes de la condition juive en France. Elle intéressera au plus haut point leurs partenaires des dialogues judéo-chrétiens et, plus largement l’ensemble des personnes qui cherchent à comprendre comment les identités religieuses se reconfigurent dans les sociétés laïques et démocratiques contemporaines. L’ouvrage est complété par un bref glossaire, de nombreux tableaux et annexes statistiques et une bibliographie des principales publications pertinentes.