Mgr Jérôme BEAU, Bruno CHARMET, Yves CHEVALIER (dir.), Juifs et chrétiens, pourquoi nous rencontrer? Préface du père Jean Dujardin. Coll. « Juifs et chrétiens en dialogue », Paris, Parole et Silence, 2013. 266 p. ISBN 978-2-88918-162-9 ; 17 €
À la suggestion de Mgr Jérôme Beau, évêque auxiliaire de Paris, la direction de la revue Sens, publiée par l’Amitié judéo-chrétienne de France (A.J.-C.F.) depuis 1975, à convenu de présenter sous forme de monographies une sélection d’articles représentatifs de l’évolution du dialogue judéo-chrétien au cours des dernières décennies. Ces textes, repris « tels qu’ils l’ont été à la date de leur parution » sont rendus accessibles dans la nouvelle collection « Juifs et chrétiens en dialogue » publiée aux Éditions Parole et Silence.
Les deux premiers recueils de cette collection sont parus en 2013. Le premier, Juifs et chrétiens, pourquoi nous rencontrer « est essentiellement consacré à une description des différents aspects du dialogue entre juifs et chrétiens [...] et à l’analyse des exigences qu’il implique » (p. 7). Dans la préface, le P. Jean Dujardin rappelle les origines du dialogue judéo-chrétien en France et présente sommairement les vingt articles de ce livre, regroupés en cinq sections. Ils sont précédés du rappel des « Dix points de Seeliberg », dont l’énoncé, au terme de la conférence interreligieuse de 1947, voulait « aider à mettre fin à l’animosité des Églises vis-à-vis du Peuple juif » (p. 23).
La première section situe le dialogue judéo-chrétien dans un cadre plus large, celui du dialogue interreligieux, dont les contours sont esquissés à l’aide de quatre textes parus entre 1989 et 1994 : « L’actualité du dialogue entre les juifs et les chrétiens » (Fadiey Lovsky); « Le dialogue entre les religions » (André Gounelle); « La foi à l’âge du pluralisme religieux » (Claude Geffré); « La force du dialogue » (grand rabbin René-Samuel Sirat). Les auteurs invitent à dépasser un dialogue de surface pour oser aborder ensemble des questions de fond, dans le respect de l’altérité de partenaires qui ont conscience de chercher ensemble une vérité qui les dépassent.
La deuxième a pour thème le dialogue entre les juifs et le chrétiens. Elle est introduite par les « Orientations » adoptées en 1981 par l’Assemblée générale de l’A.J.-C.F. et par l’intervention du card. Roger Etchegaray devant cette Assemblée, « Les relations entre chrétiens et juifs aujourd’hui ». Viennent ensuite les textes trois exposés présentés en 1982 lors d’une table ronde sur les tâches du dialogue : « Rôle et responsabilité de l’A.J.-C.F. dans la connaissance du judaïsme par l’opinion. Une réflexion nécessaire » (Jean Dujardin); « L’attente juive » (Colette Kessler); « Être des relais » (Louise-Marie Niesz).
Malgré les progrès réalisés par quelques décennies de dialogue, tous reconnaissent la nécessité et l’urgence de faire « passer » davantage, dans l’enseignement chrétien, en particulier dans la catéchèse et la liturgie, le renouveau du regard chrétien sur le judaïsme. Deux autres souhaits n’ont rien perdu de leur actualité, soit d’approfondir la question théologique posée à l’Église par la persistance juive (Etchegaray) et de combattre l’antisémitisme à chaque fois qu’il se présente (Dujardin).
La troisième partie aborde la spécificité du dialogue judéo-chrétien, telle qu’elle est comprise par trois auteurs chrétiens dont les textes sont parus entre 1982 et 1995 : « Jésus est né juif : la spécificité du dialogue judéo-chrétien » (Laurent Gagnebin); « La spécificité du dialogue juif-chrétien à l’intérieur du dialogue interreligieux » (Michel Auzou); « Le dialogue judéo-chrétien comme problème et comme promesse » (Michel Leplay).
Parmi les principaux traits spécifiques à ce dialogue, on souligne que Jésus ne peut être compris sans une reconnaissance de son identité juive et de son caractère prophétique (Gagnebin). On note également que le judaïsme et le christianisme ont un rapport similaire à l’histoire et qu’ils se réfèrent en grande partie « à l’autorité des mêmes textes, mais en les lisant à deux lumières différentes » (p. 133). Toutefois, selon Leplay, le modèle qui rendrait compte adéquatement de cette relation originale entre les deux religions est encore à définir.
Les quatre textes suivants illustrent la pratique du dialogue en reproduisant les échanges entre des intervenants juifs et chrétiens au cours de deux rencontres différentes. En 2003, lors de l’Assemblée générale de l’A.J.-C.F., le théologien protestant Pierre Gisel livrait ses réflexions sur « Le judaïsme : une source, une critique, un accompagnement? »; le grand rabbin Gilles Bernheim y réagissait en proposant de « Réexaminer les modalités de la filiation chrétienne par rapport au peuple juif ». La revalorisation par le christianisme de ses racines juives conduit à une meilleure compréhension de la mission actuelle de ces deux traditions qui partagent une généalogie commune. Accompagnant le christianisme dans le monde moderne, le judaïsme le met en garde contre une radicalisation excessive « du pur Amour » au détriment de la Loi, un universalisme englobant qui risque devenir totalitaire (Gisel) et l’illusion que la rédemption du monde serait achevée (Bernheim).
En 2009, à Strasbourg, Armand Abécassis et Élisabeth Parmentier répondaient chacun à sa manière à la question « Juifs et chrétiens, pourquoi dialoguer? ». Pour le premier, la question est un peu paradoxale, car, écrit-il « n’avons-nous pas tous le même Dieu? » À son avis, le dialogue entre juifs et chrétiens enrichit les uns et les autres, et se présente comme « le modèle indépassable de tout dialogue », puisque « nos convictions fondamentales nous séparent et nous unissent à la fois » (p. 180). Élisabeth Parmentier note que le dialogue entre juifs et chrétiens vise le « rétablissement de relations au sein d’une famille élargie » (p. 185) et la réconciliation de partenaires qui sont ancrés chacun dans sa propre identité « sans pour autant l’absolutiser comme le seul chemin possible ». Après avoir connu des étapes de demandes de pardon, de plaidoyers pour des relations renouvelée et de renoncement à la mission auprès des juifs, le dialogue d’aujourd’hui pourrait s’intéresser à des questions comme la manière de vivre et de manifester sa foi dans la société laïque. Compte tenu du contexte actuel la mise sur pied de dialogues bilatéraux avec l’Islam s’avère également une nécessité.
L’ouvrage se termine par une section qui reprend cinq interventions d’un colloque de 2006, Judaïsme et christianisme : un pas vers la reconnaissance mutuelle au cours duquel on a exploré ce que chacun peut apporter à l’autre : « Qu’est-ce que le judaïsme peut apporter aujourd’hui au christianisme? » (Gérard Israël); « Ce que le judaïsme peut apporter au christianisme : une source, une critique, un accompagnement » (Geneviève Comeau); « Qu’est-ce que le chrétien peut offrir aux juifs? » (Mgr Francis Deniau); « Qu’est-ce que le juif peut tirer de l’exemple chrétien? » (Armand Abécassis); « Témoignage d’un rabbin en contact avec des chrétiens » (rabbin Philippe Haddad).
Parmi les richesses que le judaïsme peut apporter au christianisme, on souligne par exemple la souplesse de la méthode talmudique qui vise « à donner tout leur sens aux écrits sacrés » et dont l’application permet de révéler des dimensions insoupçonnées dans les textes du Nouveau Testament (Israël). Le christianisme, pour sa part, peut interpeller le judaïsme de plusieurs manières : par la « personnalisation » du projet de la Torah qui, pour le juif, est d’abord un projet collectif; par la profondeur de sa mystique qui attire l’attention sur « la dimension de l’immanence de Dieu et [...] ses implications dans la vie de chaque jour »; ou par la qualité esthétique de grandes œuvres comme la musique de Bach ou de Mozart (Abécassis). Ensemble, juifs et chrétiens sont invités à vivre un compagnonnage permanent « jusqu’à la fin de l’histoire » (Comeau), à « chanter juste, chacun avec son instrument de musique » dans l’orchestre de Dieu (Haddad) et à travailler à la diffusion du monothéisme et de l’éthique de la Torah, ainsi qu’à la construction de la justice et de la paix dans un « service commun de l’humanité » (Daniau).
Ce premier ouvrage de la collection répond tout à fait à l’objectif que ses éditeurs se sont fixés d’illustrer la genèse des rencontres entre juifs et chrétiens au sein de l’Amitié judéo-chrétienne de France, de même que « le travail commun, les progrès dans la connaissance mutuelle, la lente maturation des échanges de plus en plus fructueux ». Grâce à une sélection judicieuse de textes pertinents et à un agencement qui en montre bien la complémentarité et la cohérence, il offre des repères de essentiels pour toute personne qui veut s’engager activement dans le dialogue judéo-chrétien. Il propose également un paradigme valable pour d’autres formes de dialogue interreligieux. Dans une société pluraliste où la laïcité « a tendance à considérer d’office les religions comme facteurs de violence et de troubles sociaux » (Parmentier), les réflexions des auteurs témoignent enfin de l’implication incessante des juifs et des chrétiens dans la construction d’un monde plus juste et plus fraternel où la dignité de toute personne est respectée.