Juifs et chrétiens, pour approfondir le dialogue

Mgr Jérôme Beau, Bruno Charmet, Yves Chevalier (dir.) Juifs et chrétiens, pour approfondir le dialogue.Préface du père Michel Remaud. Juifs et chrétiens en dialogue,  2; Paris, Parole et Silence, 2013. 242 p. ISBN 978-2-88918-184-1. 19 €.

Après un premier volume (Juifs et Chrétiens, pourquoi nous rencontrer ?) consacré aux bases du dialogue judéo-chrétien, à ses fondements et ses objectifs[1] , ce deuxième volume de la collection « Juifs et chrétiens en dialogue » est centré sur le dialogue judéo-chrétien « en lui-même » et sur ses résultats. Il s’ouvre par une préface du père Michel Remaud; un texte d’Olivier Clément sert ensuite d’introduction aux quatre parties du livre qui regroupent des textes parus dans la revue Sens entre les années 1986 et 2011, sauf exception.

Dans la préface, Michel Remaud note que les progrès accomplis dans la connaissance mutuelle des chrétiens et des juifs ont entraîné de nouvelles questions qui sont abordées dans ce livre : Quels sont les liens de parenté entre l’Église et le peuple juif? Pourquoi la rupture? Que signifie pour la foi chrétienne la permanence du peuple juif? Quel est l’intérêt du côté juif, d’entrer en dialogue avec le christianisme et de le découvrir à partir de notions juives?

Olivier Clément signale pour sa part « trois thèmes fondamentaux de l’indispensable compagnonnage entre juifs et chrétiens de postchrétienté : l’intelligence de l’Écriture, la dénonciation des idoles, et l’exigence d’une éthique fondée sur la transdendance de Dieu et donc sur la transcendance de l’homme » (p. 12).

Identifier les différences

La première partie vise à  identifier les différences entre juifs et chrétiens grâce aux contributions d’un juif, un protestant et un catholique. Jacob Neusner, qui se penche sur le conflit judéo-chrétien au 1er siècle, soutient la thèse que « le judaïsme tel que le définissent le système et la méthode des Pharisiens, s’attachait au problème de la sanctification d’Israël, tandis que le christianisme défini par les évangélistes se préoccupa de la question du salut d’Israël » (p. 18).

Le Rév. James Parkes, après avoir dénoncé une fausse perception du judaïsme par les chrétiens, livre six observations qui permettent de comprendre le judaïsme comme il se définit lui-même : 1) le judaïsme n’est pas une foi, mais une praxis; 2) il est le produit non d’un clergé, mais d’une laïcité; 3) il accorde plus d’importance à la communauté qu’à l’individu; 4) il se préoccupe de la totalité de la communauté; 5) il insiste sur la responsabilité intellectuelle de l’individu; 6) il a développé une doctrine de l’interprétation de la Torah qui permet d’en faire un usage adapté à diverses époques.

Pour le Fr. Pierre Lenhardt, le peuple juif, en raison de son élection, est le Peuple de Dieu parmi les peuples du monde, tandis que le christianisme se définit plutôt comme le Peuple de Dieu dans le monde, un peuple qui « ne doit cependant ni se confondre avec les peuples du monde ni les détruire » (p. 68).

Sur la voie de l’enseignement de l’estime

La deuxième partie débute par le texte du par. 4 de la déclaration Nostra Aetate du concile Vatican II qui a marqué un nouveau départ dans l’attitude de l’Église catholique envers le judaïsme. Elle regroupe quatre articles de chrétiens qui cherchent à préciser la vision authentique que l’Église devrait avoir du peuple juif.

Mgr John M. Osterreicher rapporte les démarches faites au début des années 1960 pour une reconsidération de l’enseignement de l’Église sur les juifs et le judaïsme; il souligne également la contribution des papes Pie XI et Jean XXIII qui ont été « l’inspiration majeure » du changement ayant conduit à la déclaration Nostra Aetate, dont il souligne quelques points marquants : réfutation de l’idée que le peuple juif aurait été abandonné par Dieu, rejet de l’accusation de « déicide » à son endroit, encouragement à établir des dialogues fraternels entre chrétiens et juifs, etc.

Le rév. Jacobus Schoneveld explore le sens positif du « non » des Juifs à Jésus : il y voit un rappel constant à l’Église « que nous vivons dans un monde non redimé », un monde dans lequel le nouvel ordre de justice, d’amour bienveillant, d’humble rectitude devant Dieu n’est pas advenu dans l’humanité » (p. 108).

Selon le père Dominique Cerbeleau, une réévaluation des racines juives du christianisme le protège contre trois tentations. La permanence d’Israël lui rappelle son incomplétude et l’empêche de verser dans le totalitarisme religieux. L’enracinement historique de l’Église dans « le mystère d’Israël » prévient le gnosticisme, « véritable perversion du Kérygme chrétien selon lequel Le verbe s’est fait chair » (p. 119). La reconnaissance du peuple juif comme témoin du Dieu transcendant  contrecarre la réduction des autres univers religieux « à une dimension purement immanente » et ouvre à la reconnaissance de la présence de Dieu dans l’autre. En surmontant ces trois tentations, le christianisme peut entreprendre des dialogues interreligieux « authentiques et féconds, la rencontre de l’autre ne constituant plus pour lui une menace, mais un enrichissement et une bénédiction » (p. 124).

Dans la dernière contribution de cette section, le père John Pawlikowski offre un aperçu de modèles contemporains élaborés pour rendre compte de la relation entre chrétiens et juifs. Certains présentent les juifs et les chrétiens comme « partenaires d’une unique alliance, contractée au Sinaï », tandis que d’autres soulignent la spécificité des deux traditions et des deux communautés en mettant de l’avant une théorie de la « double alliance » (p. 132). Plutôt qu’à des relations « mère – fille » ou « frère aîné – cadet », on préfère un concept de « fratrie » : le judaïsme rabbinique et l’Église chrétienne seraient deux nouvelles communautés « nées de la révolution qui a marqué le judaïsme du Second Temple » (p. 136-137)… Pawlikowski note  que « les images qui se font jour actuellement sont toutes plus parallèles que linéaires dans leur développement » (p. 138).

Vers une théologie juive du christianisme

La troisième section est amorcée par la déclaration Dabru emet, publiée en 2000 par 170 théologiens et intellectuels juifs « appelant leur communauté à modifier leur regard sur le christianisme » (p. 143). Suivent trois études d’auteurs juifs qui s’interrogent sur ce que devrait être une théologie juive du christianisme.

Peter Ochs et David Sandmel présentent sommairement l’ouvrage Le christianisme vu par les juifs, qui sous-tend Dabru emet. Cette réponse aux avancées récentes des théologies chrétiennes du judaïsme veut avant tout « faire savoir au monde chrétien que les juifs connaissent et apprécient ce travail et (…) faire savoir aux juifs que ce travail s’accomplit et mérite d’être reconnu » (p. 160). À leur avis, les nouvelles perspectives chrétiennes sur le judaïsme invitent la communauté juive « à trouver dans ses sources scripturaires un moyen d’afffirmer l’existence d’une relation de la chrétienté avec le Dieu d’Israël qui ne compromette pas l’intégrité du judaïsme » (p. 164).

Dans un court texte, le rabbin Philippe Haddad exprime sa conviction que si « l’Église a besoin de la Synagogue », la Synagogue a tout autant besoin de l’Église « ne serait-ce que pour être comprise dans son message universel, et pour évacuer tous ces clichés surannés et malheureusement toujours actuels » (p. 166). Il reconnaît en Jésus un maître et un frère, « ruisselant de Dieu, pétri de midrash, en recherche de vérité, critique d’un ritualisme mécanique, et empli d’amour » (p. 167). Finalement il estime que le dialogue judéo-chrétien « doit être l’archétype de tout dialogue » et « ouvrir la porte aux autres confessions et aux autres spiritualités » (p. 167).

Selon Armand Abécassis, Israël et le christianisme ont chacun leur voie pour aller à Dieu : « la voie d’Israël est celle qui conduit à Dieu par la Torah », tandis que « la voie du christianisme est celle des Nations conduites à Dieu par Jésus » (p. 176). Juifs et chrétiens ont pourtant une mission commune, qui consiste à « convertir l’homme, non au christianisme ou au judaïsme, mais à lui-même, d’abord, aux valeurs morales, et à lui apprendre à aller à Dieu par ses propres voies » (p. 175).

Nouveau regard des Églises sur les juifs et le judaïsme

On trouve en tête de la quatrième partie la déclaration Une obligation sacrée : Repenser la foi chrétienne en relation avec le judaïsme et le peuple juif, publiée aux États-Unis en septembre 2002 par le « Christian Scholars Group ». Dans cette déclaration, le groupe soumet à la réflexion des chrétiens dix énoncés suivis d’un bref commentaire. On y note particulièrment les affirmations que « L’alliance de Dieu avec le peuple juif dure toujours », que « les chrétiens ne doivent pas chercher à convertir les juifs » et la reconnaissance de « l’importance de la terre d’Israël pour les juifs », de même que l’invitation pour les chrétiens à « travailler avec les juifs pour la réparation du monde ».

Trois auteurs, deux catholiques et une protestante, documentent le « nouveau regard » des Églises sur les juifs et le judaïsme. Le père Jean Dujardin rappelle brièvement l’histoire de la déclaration Nostra Aetate et en évoque les suites, principalement dans les documents officiels de l’Église catholique. Il souligne aussi la courageuse déclaration de 1973 du Comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme, un texte majeur qui, en parlant « de la permanence de l’Élection et de l’Alliance d’Israël, fruits de la fidélité de Dieu » et en abordant « la question du retour du peuple juif sur la terre promise », comblait deux lacunes de Nostra Aetate plusieurs années avant la remarque de Jean-Paul II à Mayence sur la  « première alliance qui n’a jamais été révoquée » (1980) et la reconnaissance officielle de l’État d’Israël par le Saint-Siège (1993; p. 190). Il remarque que le dialogue entre juifs et chrétiens est aussi « un dialogue des mémoires », qui rend la communauté juive particulièrement attentive « à l’égard de certains gestes comme l’éventuelle béatification de Pie XII » (p. 196). Si d’immenses progrès ont été réalisés, conclut-il, il reste encore beaucoup à faire, ce à quoi invite l’appel lancé par le Conseil international des chrétiens et des juifs dans Les douze points de Berlin (2009).

De manière plus critique, le père John Pawlikowski explique que la volte-face théologique de Vatican II n’est pas totalement assumée par l’Église catholique. À son avis, on n’a pas encore tiré en profondeur les conséquences christologiques et ecclésiologiques de trois affirmations implicites de Nostra Aetate : 1) « l’événement chrétien n’invalide pas la foi d’Israël ; 2) le christianisme n’est pas l’accomplissement du judaïsme (…); 3) le christianisme doit réincorporer les dimensions de sa matrice juive dans l’expression contemporaine de sa foi » (p. 206). Ces trois points impliquent que l’Église renonce à sa prétention à l’absolu, repense la christologie traditionnelle et réintègre dans la définition de son identité théologique « le noyau juif qui a contribué à la produire » (p. 210).

Enfin, Élisabeth Parmentier montre comment un tournant similaire à celui pris par l’Église catholique est attesté dans divers documents des Églises de la Réforme parus depuis 1945. Dans une première génération de textes, publiés entre la fin de la guerre le début des années 1980, les Églises refusent l’antijudaïsme, demandent pardon pour la Shoah et proposent des consignes pour le respect mutuel; dans la seconde, on assiste à un net changement  marqué par « l’acceptation de l’altérité irréductible du judaïsme et de sa voie de salut propre » (p. 215). Le texte le plus complet et le plus clair à cet égard est celui qu’ont adopté, en juin 2001, 103 Églises de la Réforme réunies dans la « Communion d’Églises protestantes en Europe » (ou « Communion Ecclésiale de Leuenberg »).

Parmentier résume l’essentiel de ce document, en particulier sa partie théologique dans laquelle sont analysées cinq questions litigieuses telles que la révélation du Dieu d’Israël en Jésus Christ, la notion de « peuple de Dieu » appliquée aussi bien à Israël qu’à l’Église, etc. Elle présente également les conséquences pratiques de cette réflexion et propose quelques pistes personnelles. Elle suggère notamment que juifs et chrétiens s’interrogent ensemble sur la manière de vivre leur foi dans un pays comme la France, « dominé par la laïcité et l’actuel rejet des signes visibles d’appartenance religieuse » (p. 232). Elle conclut en rappelant que, face aux manifestation d’antisémitisme, « il devient urgent que les chrétiens disent que toute atteinte à la religion juive est aussi une atteinte à leur propre intégrité, et qu’un point de non retour est atteint : ceux qui sont unis dans la même quête de Dieu ne se perdront plus de vue » (p. 234).

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Ce deuxième recueil de textes de la revue Sens est une réalisation remarquable tant par la qualité des textes qui ont été sélectionnés que par le judicieux travail d’agencement des éditeurs. Il comporte principalement des documents officiels et des contributions d’intellectuels et de théologiens fortement engagés dans le dialogue. L’organisation générale en quatre sections permet de proposer un parcours qui illustre bien les avancées du dialogue entre juifs et chrétiens, surtout depuis le tournant marqué par la déclaration Nostra Aetate du concile Vatican II.

Au moment où l’on s’apprête à souligner un peu partout le 50e anniversaire de cette déclaration, il est bon de voir comment elle a donné lieu à un cheminement toujours en cours dans l’Église catholique, mais aussi comment un virage semblable s’est effectué dans de nombreuses Églises de la Réforme et comment il a suscité une réponse juive d’abord hésitante, puis de plus en plus positive.

L’ouvrage montre également que le dialogue entre juifs et chrétiens soulève pour les chrétiens des enjeux théologiques fondamentaux qui ne sont pas encore totalement élucidés. Comme l’ont souhaité les éditeurs dans le titre, ils constituent une solide base de réflexion, en excellente compagnie, pour quiconque veut « approfondir le dialogue » en allant au-delà de la rencontre amicale entre juifs et chrétiens. 

 

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