Ce livre est un recueil de douze articles d’abord publiés dans la revue Sens en 2007 (2 art.), 2009 (3 art.), 2010 (4 art.), 2011 (1 art.), 2015 (1 art.) et 2017 (1 art.) – avec une préface qui résume succinctement leur propos, signée par Jean-Pierre Lémonon. On notera qu’un seul auteur juif intervient (Rivon Krygier): cette disproportion étonne et je ne sais comment l’interpréter. Les articles sont assez courts – voire brefs pour certains – et plusieurs, étant le fruit de conférences, ont conservé leur caractère oral. L’unité (relative) du livre tient à sa perspective (le dialogue judéo-chrétien) et à sa thématique (l’apôtre Paul). Outre un sermon de la pasteure Florence Taubmann sur la conversion de Paul, qui ouvre le livre, les autres chapitres ont été regroupés sous quatre thèmes.
Premièrement, La recherche sur Paul. John T. Pawlikowski, figure de proue du dialogue judéo-chrétien états-unien, et Yara Matta, spécialiste de l’exégèse paulinienne à l’Institut catholique de Paris, donnent un aperçu de la recherche chrétienne et juive des 70 dernières années sur l’origine du christianisme. Les deux convergent pour affirmer que Paul est à la fois fidèle à son héritage juif et agent de rupture. Ainsi, la réponse à la question du titre de Pawlikowski: «Paul, fondateur du Christianisme ou juif fidèle?», est de remplacer l’alternative «ou» par la tension conjonctive «et». S’appuyant surtout sur John Gager, il montre que la situation du judaïsme et du christianisme au 1er siècle de l’ère commune est passablement plus complexe que le tableau qu’en présentent les Actes des Apôtres (le «récit de référence» de la théologie chrétienne traditionnelle). Paul n’est pas tant anti-Juif que pro-Gentils. Or, dix ans après la parution de cet article, la recherche historique a encore plus progressé dans la même direction, dépassant la dichotomie anachronique «christianisme vs judaïsme», et mettant en valeur la pluralité des judaïsmes et des christianismes qui s’entrecroisent de manière complexe au sein d’une plus vaste religiosité gréco-romaine, elle aussi pluriforme. Pourtant, le dur constat de Pawlikowski demeure toujours actuel, à ma connaissance: «Aucune étude de théologie systématique ou de liturgie n’a prêté une grande attention à cette profonde réorientation» des études bibliques (p. 25). Voilà qui donne à réfléchir.
L’article de Matta se situe dans le prolongement de son étude sur Philippiens 3, À cause du Christ (Paris, Cerf, 2013) qui est présenté ainsi sur le site de l’éditeur: «La tension entre l'enracinement juif de Paul et son retournement radical en Christ soulève la question de la continuité et de la rupture entre judaïsme et christianisme, ainsi que celle des enjeux de l'identité.» Selon l’auteure, lorsqu’il évoque son parcours biographique au détour de ses lettres, Paul insiste toujours sur trois éléments: il ne renie pas ses origines juives, il affirme son christocentrisme, il adopte une visée exhortative. S’appuyant fortement sur une étude de Stefan Meissner, Die Heimholung des Ketzers (Tübingen, Mohr Siebeck,1996), Matta présente ensuite dix auteurs juifs qui illustrent le passage du paradigme de «Paul apostat» au paradigme «Paul, Juif messianique»: Joseph G. Klausner, David Flusser, Hans Joachim Schoeps, Samuel Sandmel, Richard Rubenstein, Schalom Ben Chorin, Alan Segal, Daniel Boyarin, Mark Nanos – et elle ajoute à cette liste le rabbin français Rivon Krygier (l’essai de cet auteur, qu’elle commente assez longuement, est d’ailleurs repris plus loin dans le recueil). La majorité de ces auteurs juifs «révisionnistes» qui réhabilitent l’apôtre insistent sur l’expérience apocalyptique et mystique vécue par Paul.
Fait significatif, les deux auteurs illustrent de la même manière la question transversale du rapport de Paul à la Loi (qui reviendra ailleurs dans le livre): Paul aurait-il fait circoncire son fils ? (question de R. Brown citée par Pawlikowski, p. 25), ou, plus précisément, aurait-il fait circoncire son fils né d’une mère juive (formulation de Segal, citée par Matta, p. 45). Cela met en quelque sorte la table pour la section suivante.
Deuxièmement, Un malentendu. Paul aurait été mal interprété dans l’histoire de sa réception, en partie à cause de ses propos fluctuants et ambivalents au sujet d’Israël (1 Thessaloniciens 2,15-16, Romains 11,28-29, etc.). Trois auteurs entrent en dialogue: Rivon Krygier, Jean-Pierre Lémonon et Bernard Weill. L’article de Krygier, rabbin de la communauté massorti à Paris, constitue la pièce de résistance du volume, par son ampleur et son originalité herméneutique. Délaissant la stricte enquête historique, il adopte une perspective théologique et distingue trois «Paul»: celui du 1er siècle (historique), celui de la tradition chrétienne anti-judaïque (y compris dans certains documents récents), celui du dialogue entre Juifs et chrétiens. Il ne s’agit pas tant de «sauver Paul», que de le relire pour produire un discours novateur qui rencontre l’impératif éthique de la fraternité judéo-chrétienne. Or, paradoxalement, ce discours peut transiter par l’image biblique de la rivalité (cf. Sarah et Agar, ou Jacob et Ésaü) – que Paul lui-même utilise en Galates 4 et Romains 9 (bien que Krygier ne le mentionne pas): «le refus des Juifs éclaire et révèle l’inachèvement des Chrétiens et du Christianisme […], [l’]universalisation messianique des Chrétiens éclaire et révèle l’inachèvement des Juifs et du Judaïsme» (p. 90). L’auteur explore donc l’image du retranchement et de la greffe utilisée par Paul en Romains 11, de manière originale, en faisant ressortir ses assonances rabbiniques (pour moi, inédites), alors que les commentateurs talmudiques évoquent la greffe des Nations sur la souche d’Israël. Dans l’autre partie du chapitre, il explore le problème de la justification paulinienne et renvoie Juifs et chrétiens dos à dos: les deux communautés de foi auront toujours à articuler grâce et efforts éthiques, et l’équilibre entre les deux est difficile à maintenir (par exemple, dans la Déclaration luthéro-catholique sur la doctrine de la justification de 1999, qui exagère l’importance de la grâce – peut-être à cause de la dynamique œcuménique intra-chrétienne). D’où la formule condensée de Krygier: «ni le mérite, ni la grâce seuls» (p. 82). Toute spiritualité (y compris celle fondée sur la Torah, mais aussi la foi chrétienne) peut connaître une dérive légaliste. Or, selon Krygier, la nécessaire autocritique juive (qui peut s’appuyer sur les prophètes mais aussi sur Paul) ne doit cependant pas servir de caution aux affirmations encore trop négatives des chrétiens face à la Loi, qui s’appuient sur certains versets pauliniens comme Romains 7,7 (sortis de leur contexte, puis-je préciser), comme dans le document de la Commission biblique pontificale Le Peuple juif et ses saintes Écritures dans la Bible chrétienne et dans le Catéchisme de l’Église catholique. À nouveau, cela donne à réfléchir: jusqu’à quel point le dialogue entre Juifs et chrétiens a-t-il été reçu?
Lémonon, professeur émérite à l’Université catholique de Lyon et spécialiste de Paul, revisite les textes qui alimentent le contentieux entre Juifs et chrétiens: Philippiens 3, 1 Thessaloniciens 2,14-16, 2 Corinthiens 3 et Galates 3. Ces textes, qui ont (et peuvent encore) alimenter la polémique, sont à lire à l’aune des affirmations positives de Romains 9-11. Weill, qui détient un doctorat de l’Institut catholique de Paris, conteste la présentation de Paul faite par Krygier sur deux points. D’abord, Paul envisagerait subtilement qu’Israël n’aurait pas à adhérer explicitement à l’Évangile, mais que sa fidélité à la Torah pourrait se comprendre dans une perspective messianique et donc christologique. (Je note au passage que Lémonon, dans sa préface, fait dire le contraire à Weill, p. 11.) Puis, Weill reproche à Krygier une compréhension un peu simpliste, voire magique, de la justification paulinienne. Bel exemple du dialogue qui n’exclut pas les mises au point.
Troisièmement, L’unique alliance. On pourrait reformuler ce titre de manière plus précise: la permanence de l’alliance d’Israël avec Dieu. D’abord, un point de vue orthodoxe (trop rarement entendu), avec Sandrine Caneri, bibliste. L’auteure insiste sur une articulation des deux alliances, juive et chrétienne, sous le signe de la continuité et de la permanence, en citant des pères tels Irénée de Lyon ou Basile de Césarée, ou encore des théologiens contemporains, tels Serge Boulgakov ou Olivier Clément. Ensuite, Weill déconstruit la théologie de la substitution (encore présente ici ou là, de manière surprenante, dans la Liturgie des heures ou le rituel catholiques), en distinguant Loi et Alliance, et en pensant cette dernière sous le signe de la promesse. Du côté chrétien, comment penser l’accomplissement sans verser dans l’abrogation de ce qui est accompli? Ne pourrait-on pas insister sur le fait que la promesse n’est pas complètement réalisée? Au reste, la lecture christologique de la Torah proposée par Paul en Romains 10,5-8 peut éclairer la dialectique Loi/Alliance dont il est ici question – alors même que cette lecture déconcerte les chrétiens et choque les Juifs. Les propos de Weill sont repris autrement dans la recension que Damien Noël, professeur retraité de l’Institut catholique de Paris, propose du livre de Weill, L’accomplissement chez saint Paul. Expression du rapport entre les deux Alliances (Pendé, Gabalda, 2009).
Quatrièmement, Questions. Cette section regroupe trois articles un peu hétérogènes. Celui de André Vingt-Trois, cardinal émérite de Paris, est une conférence prononcée en l’Église Notre-Dame lors du carême 2009. Il fait écho au sermon de Taubmann placé en ouverture, en s’attardant à l’expérience de Damas: Paul est Juif, mais il a reçu une vocation apostolique, qu’il comprend dans un cadre temporel messianique («le temps se fait court», 1 Corinthiens 7,29).
L’article de Christian Grappe, exégète à la Faculté prostestante de l’Université de Strasbourg, revisite à nouveau le rapport Loi-Évangile sous le biais du thème de la sanctification, à partir d’une lecture de Romains 7,7–8,4 et Romains 13,8-10 (la Loi s’accomplit dans l’amour), puis de 1 Corinthiens 6,11.19-20, 7,12-14 et 2 Corinthiens 6,14–7,1. Cette sanctification n’est pas sans analogie avec la halakah, en régime judaïque.
Enfin, comme épilogue, on trouve un article de Edward Sanders, professeur émérite des Universités Duke (Etats-Unis) et MacMaster (Canada), et «père» de la nouvelle perspective sur Paul qui a révolutionné les études pauliniennes au milieu des années 1970: le judaïsme légaliste sous-tendu par la lecture protestante de la justification par la foi, n’a jamais existé – ni chez Paul ni dans les écrits juifs. Les «œuvres de la Loi» auxquelles Paul s’oppose n’est pas une religion des mérites, mais le refus des marqueurs identitaires juifs (en premier lieu, la circoncision): les Gentils qui adhèrent au Christ n’ont pas à devenir culturellement juifs. Dans cette conférence un peu confuse (qui vilipende le dogmatisme millénaire de la théologie en contraste avec la théologie humaniste des Lumières), Sanders revient donc sur cette thèse qui a fait date.
Bref, le dossier, de lecture aisée, n’est pas sans intérêt, bien que de qualité inégale et finalement, un peu disparate (il aurait pu être organisé plus efficacement). Au début de ma carrière (mon doctorat), j’ai été plongé dans ces questions passionnantes et j’ai eu plaisir à les retrouver, les ayant quelque peu délaissées pour d’autres investigations. Ce recul me permet toutefois quelques interrogations.
Premièrement, je constate que la teneur du dossier est assez rétrospectif: il donne un bon aperçu du terrain parcouru jusqu’ici. Se pose alors la question: quelles seront les prochaines avancées de la nouvelle génération, qui s’éloigne du choc de la Shoah et des ébranlements spectaculaires et salutaires qui ont suivi Vatican II?
Deuxièmement, je constate les limites de l’examen du dossier «Paul» appréhendé sur le versant historique: une fois qu’on a déconstruit la lecture anti-judaïque qui s’appuyait sur Paul, il demeure que la pensée de Paul est complexe, tortueuse, souvent contradictoire. Ne faudrait-il pas renoncer à y trouver une cohérence à tout prix, en particulier quant à la Loi ? – puisque l’apôtre affirme un peu une chose et son contraire, selon les lettres, et selon l’endroit où il est rendu dans son fil discursif. Il demeure aussi que Paul marque une rupture avec la Loi et que son messianisme est un objet de discorde avec les autres Juifs qui n’adhèrent pas à cette vision du monde.
Troisièmement, dans le même sens, on prend conscience qu’inévitablement, les nouvelles exégèses de Paul proposent parfois des contorsions étonnantes, à l’instar des circonvolutions de l’apôtre. Autrement dit, le réexamen des données historiques et textuelles, certes toujours à reprendre, s’il a servi à restaurer la judaïté de Paul, ne saurait nous exempter de produire une théologie nouvelle qui ne fait pas que répéter Paul mais réfléchit et innove, à la manière de Paul. Tout comme la mort du Christ en croix (selon Paul) a révolutionné la théologie, la Shoah exige de renouveler radicalement notre discours – dans la fidélité aux textes fondateurs juifs et chrétiens, mais au-delà de ces textes. Dit encore autrement, avec les mots de Krygier, si le réexamen du premier Paul (historique) a servi à désamorcer le second Paul (anti-judaïque), il reste à inventer un troisième Paul susceptible de réunir Juifs et chrétiens et de les remettre en question.
Finalement, je conclurai sur l’ambiguïté du titre du livre. S’agit-il vraiment d’une lecture commune de Paul – alors que la parole est d’abord chrétienne? Mais que signifie lire Paul ensemble – chercher à rendre compte de sa pensée uniquement, ou penser les choses autrement, à l’occasion d’une traversée de ses lettres ?