Juifs et chrétiens ensemble face à la modernité

Mgr Jérôme Beau, Bruno Charmet, Yves Chevalier:
Juifs et chrétiens ensemble face à la modernité.

(Juifs et chrétiens en dialogue 8) Paris, Éditions Parole et Silence, 2020, 250 p., 22€.
ISBN 978-2-88959-155-8.

Les 22 articles qui composent ce volume interrogent la position des religions (judaïsme et christianisme) face à la modernité, c’est-à-dire «face aux sociétés modernes et à leur évolution». Ils proviennent tous d’exposés faits lors de rencontres ou de colloques entre juifs et chrétiens et ont d’abord été publiés dans la revue Sens entre 1979 et 2012.

Précédés d’une préface du philosophe Jean-Claude Eslin, ils reprennent les dialogues de 18 intervenants juifs ou chrétiens: Olivier Abel, Agnès Antoine, Grand Rabbin Gilles Bernheim, Rudolf Bonn, Gilles Bourquin, Mgr Claude Dagens, Père Bernard Dupuy, Jean-Claude Eslin, Rabbin Philippe Haddad, Arthur Hertzberg, Grand Rabbin Haïm Korsia, Pierre Pierrard, Émile Poulat, Rabbin Jeffrey Salkin, Paul Thibaud, Shmuel Trigano, Dominique Schnapper, Cardinal André Vingt-Trois. Une bio-bibliographie des auteurs clôt le volume.

Dans sa préface, Jean-Claude Eslin décrit l’âge moderne comme «un ensemble de promesses et de progrès qui améliore la vie des hommes, mais qui vire facilement à la menace, à des guerres mondiales ou non, à des accidents et des catastrophes». Il distingue une «première modernité, surtout politique (…) inaugurée par la révolution américaine et la révolution française», symbolisée en France par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, et s’approfondissant ensuite sous la forme de la démocratie. La «seconde modernité, plutôt culturelle, (…) touche davantage les modes de pensée et de désir, les modes de vie, ce qu’on appelle la civilisation». Marquée par l’individualisme, elle fait voir les possibilités de la science, de la technique, etc. Mais depuis les années 1990, elle a pris le visage de la mondialisation, d’une économie sans contrôle et se heurte à la résistance des peuples et des communautés qui défendent leur culture et leur religion. Elle semble aujourd’hui à bout de souffle, et demande un discernement et une mobilisation pour prendre soin de la terre «éminemment fragile» qui nous est confiée. La table est ainsi mise pour explorer l’introduction et les cinq sections de l’ouvrage.

En introduction les éditeurs ont placé un très beau texte sur «Les droits de l’homme dans la réflexion catholique contemporaine». Dans cet exposé fait à New York en 1979, le Père Bernard Dupuy note que «l’histoire récente (…) a enseigné la relativité théorique et la fragilité pratique des diverses théories du droit» et que dès lors «seule (…) une éthique de la responsabilité peut conférer au droit un véritable fondement». Pourtant l’enseignement de l’Église catholique (l’encyclique Pacem in terris par exemple) continue de faire référence à la loi et aux droits «naturels». S’agissant plus particulièrement du rapport de l’Église catholique aux juifs sous le régime nazi et durant la deuxième Guerre mondiale, B. Dupuy déplore que les interventions des papes Pie XI et Pie XII aient consisté surtout à rappeler de grands principes et à invoquer «les droits de l’homme en général», sans jamais prendre clairement le parti des victimes. Dans la foulée des efforts demandé par Jules Isaac, il invite les chrétiens à éliminer les racines de l’antisémitisme chrétien, notamment par une réinterprétation de «la controverse avec le judaïsme qui se rencontre dans le Nouveau Testament», à rendre «dans la théologie chrétienne un espace à Israël» et à assumer leur responsabilité « face aux événements qui pourraient se produire encore dans l’avenir».

La première section, «Face à la Révolution française», reprend une partie du discours d’ouverture de Pierre Pierrard et quatre interventions faites lors du colloque de l’Amitié internationale judéo-chrétienne (ICCJ) à Lille en 1989. On y examine les implications religieuses de la Révolution de 1789, en particulier les effets de l’émancipation des Juifs.

Selon Émile Poulat, ce qui s’est affirmé alors pour la première fois, ce sont «les droits publics de tout individu et de tout citoyen», y compris «la liberté religieuse», provoquant ainsi un conflit, toujours actuel, avec «la vérité religieuse». La Révolution sépare aussi l’Église et l’État, ouvrant la porte à «ce qui va devenir le grand problème de la laïcité ».

Le Rabbin Arthur Hertzberg rappelle que la Révolution française a conféré aux juifs l’égalité politique et légale. Mais elle les a exposés à une culture laïque et n’a pas fait disparaître l’antisémitisme, d’où un affaiblissement du judaïsme.

Le Dr Rudolf Bonn explique que pour certains théologiens réformés, «l’admission des Juifs à la citoyenneté implique (…) l’abandon de leur propre nation et de leur héritage culturel ». Cette demande signifie «négation et refus de l’identité nationale juive», une question non encore résolue dans la société hollandaise.

La sociologue Dominique Schnapper estime également que la Révolution a imposé «la nécessité de réinterpréter le Judaïsme comme une religion, comme un système de valeurs, comme un mode de vie privée même s’il est collectif, comme une fidélité historique et symbolique imposée par la Modernité et figurée par la Révolution»; encore aujourd’hui, les «‘républicains’ acceptent cette réinterprétation», tandis que ceux qu’elle appelle les ‘contre-révolutionnaires’ «la refusent ou tout au moins la remettent radicalement en question».  

La deuxième section «Face à la sécularisation», regroupe des textes présentés lors d’une journée d’études de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France en 2001, et une communication à un colloque organisé en 2002 par le Congrès Juif Européen, le tout introduit par une courte présentation de Paul Thibaud.

Agnès Antoine explique comment, au milieu du 19e s., Alexis de Tocqueville a cherché à «comprendre le rapport du christianisme et de la civilisation moderne naissante». À sa suite, elle essaie de penser «la manière dont le religieux pourrait aujourd’hui fonctionner à l’intérieur de le démocratie » et contribuer à nourrir le débat démocratique.

Shmuel Trigano réfléchit sur les conséquences anthropologiques de la notion de transcendance, «l’idée essentielle du monothéisme». En refusant de céder totalement à une modernité qui a tendance à tout réduire à la raison et à l’immanence, en ouvrant l’humain sur du «non-maîtrisable», elle devient «le facteur de toute liberté».

Le Rabbin Philippe Haddad présente «une vision juive de la sécularisation ». Il rejette un modèle schizophrénique qui voudrait que les juifs, dans un monde séculier, soient israélites en privé et citoyens en public. Il soutient au contraire que «la citoyenneté peut être alimentée par la foi, par l’étude, par la prière, par l’amour du prochain » et que l’identité religieuse juive, avec ses diverses tendances, peut ainsi enrichir le vivre-ensemble.

Pour Paul Thibaud la sécularisation, fréquente chez les chrétiens, réinterprète dans «le monde commun» les valeurs religieuse dont ils ont hérité. Elle se démarque de l’assimilation, plus courante chez les juifs, qui dévalorise la culture d’origine au profit «de l’apport extérieur». Mais ce monde commun est aujourd’hui en panne d’espérance et de projet. Juifs et chrétiens peuvent contribuer à lui donner un nouveau souffle en y assumant pleinement leur responsabilité, dans le dialogue et la fidélité à leurs traditions.

La troisième section «Face aux Droits de l’Homme », aborde la question en  regroupant quatre textes issus de deux rencontres entre Juifs et Chrétiens tenues respectivement au Consistoire israélite de Paris  en 2003 et au Collège des Bernardins en 2012.

Dans le premier dialogue, le Grand Rabbin Gilles Bernheim estime qu’il faut contrebalancer la liberté donnée par les Droits de l’Homme en éduquant l’individu à devenir aussi «sujet de droit», ce à quoi contribuent les lois données par la société et, du point de vue religieux, les lois divines. «(…) il faut éduquer les hommes à faire le meilleur usage de ces Droits de l’Homme pour que la peur que l’autre homme manque de ces droits habite notre pensée, soit notre souci quotidien».

Le philosophe Olivier Abel évoque la relation complexe entre foi et morale dans la tradition réformée avant de s’interroger sur le rapport entre les droits de la conscience, les obligations religieuses et les obligations politiques du citoyen d’aujourd’hui. Soulignant que les Droits de l’Homme «viennent de plusieurs histoires, de plusieurs commencements», il estime qu’il faut «laisser cette histoire inachevée». Si les Droits de l’Homme permettent de résister aux abus du pouvoir, ils ne doivent pas être eux-mêmes absolutisés: «Le droit doit rester de l’ordre d’un consensus minimal et pragmatique», sans cesse à réinventer, «sur ce qui nous permet de vivre ensemble».

Dans le second dialogue, portant sur les Dix Commandements et les Droits de l’Homme, le Cardinal André Vingt-Trois présente de manière positive l’interprétation différente des «Dix Paroles» chez les juifs et chez les catholiques. Elle nous place devant une «altérité incompressible» qui «nous remet ainsi face au Créateur», nous invitant à recevoir cette Parole toujours pertinente comme «‘au-delà’ et donc à assurer notre responsabilité de porteurs de cette Parole, chacun dans sa tradition, dans le monde contemporain».

Dans la continuité de son intervention antérieure, le Grand Rabbin Gilles Bernheim soutient que les Dix Paroles bibliques, paradoxalement, «réactualisent les Droits de l’Homme», car ils font ressortir nos devoirs envers les droits de l’autre. Une lecture talmudique des premières de ces Dix Paroles fait voir un subtil équilibre entre les droits et les devoirs, qu’il incombe aux chrétiens et aux juifs de rappeler sans cesse.

La quatrième section «Face à la laïcité», aborde les conséquences de la laïcité pour les religions instituées. Elle regroupe les communications données par Paul Thibaud et par le Rabbin Jeffrey Salkin lors d’une rencontre européenne entre juifs et catholiques à l’Unesco en 2003 et une seconde intervention de Paul Thibaud au cours d’un colloque à Paris en 2004.  

En Europe, selon Paul Thibaud, la laïcité apparaît comme «la constitution d’un espace politique échappant au contrôle des Églises», qui rend possible une égalité des confessions religieuses et la constitution d’une «fidélité nationale sans coloration religieuse». Les États-Unis d’Amérique n’ont pas connu une telle coupure, mais ont plutôt évolué vers « un territoire ouvert partout à toutes les ‘dénominations’ chrétiennes et juives». En séparant la religion et l’État, l’Europe a produit une laïcité appauvrie. En Amérique, où l’on a plutôt séparé les Églises de l’État sans séculariser l’espace public, la religion continue de jouer un rôle de lien social. Aujourd’hui, le défi pour le Christianisme, en Occident, est de trouver une voie de passage entre la marginalisation (surtout en Europe) et l’absorption (surtout aux États-Unis).

Le Rabbin américain Jeffrey Salkin abonde dans le même sens et note lui aussi que la séparation de l’Église et de l’État qui s’est réalisée aux États-Unis n’a pas signifié la rupture avec la religion: «Lorsqu’on dit que notre nation est en présence de Dieu, on veut dire par là que cette nation n’est pas au-dessus de Dieu» et peut être critiquée, tout comme ses dirigeants. Il rappelle également que les valeurs du judaïsme ont toujours influencé la vie politique américaine.    

Le deuxième exposé de Paul Thibaud dans cette section s’intéresse à la réémergence du religieux dans les sociétés sécularisés ou laïques, où elles apparaissent tantôt comme une menace, tantôt comme un recours: «(…) la religion devient ou redevient, dans une certaine mesure, un repère d’identité collective». Après avoir esquissé un schéma historique des rapports du politique et du religieux en Europe, il plaide, dans le cas français, pour que, d’une part, les communautés qui réclament la reconnaissance publique de leur identité intériorisent les valeurs communes de la République et que, d’autre part, on fasse l’effort «de ré-ouvrir l’horizon commun, de redonner visibilité et crédibilité à l’espérance qui peut unir».

La dernière section, «Face à la démocratie», aborde les problèmes posés à la foi et aux pratiques religieuses par la Démocratie et le rôle que les religions sont appelées à jouer dans les sociétés modernes. Elle comprend trois contributions issues d’un Colloque de l’Amitié internationale judéo-chrétienne tenu à Aix-en-Provence en 2013.

Abordant les relations complexes entre «Foi en Dieu et démocratie», Mgr Claude Dagens souligne que le système démocratique implique «une distinction entre l’État et la société». Par conséquent, les croyants, en plus de se situer par rapport à l’État, «sont aussi appelés à se manifester comme des citoyens, en acceptant d’être présents à l’intérieur de ces sociétés démocratiques» et d’y inscrire leurs croyances religieuses «en s’intéressant à ce qui conditionne l’existence de tous».

Le Grand Rabbin Haïm Korsia remarque qu’on est passé, en France, depuis les années 1990, d’une laïcité négative, comprise comme «l’absence de références religieuses » à une laïcité positive, qui «laisse la liberté religieuse».  Ce nouveau contexte invite les croyants à s’engager, aux côtés de ceux qui professent une autre foi et avec ceux qui ne se retrouvent dans aucune religion, «dans la construction du corpus de valeurs qui fonde la République et notre société d’aujourd’hui».

Enfin, le pasteur Gilles Bourquin s’interroge sur l’interaction entre la modernité et la religion. La modernité n’a pas éradiqué l’esprit religieux, car celui-ci «remplit certaines fonctions de nature métaphysique qui répondent à des limites de la condition humaine que la modernité ne supprime pas ». Pourtant si les religions s’articulent toutes sur ce donné commun, leurs différences les rendent irréductibles l’une à l’autre. Elles sont donc appelées à cohabiter et à dialoguer dans les sociétés laïques postmodernes.

À parcourir ce résumé rapide, on aura constaté l’intérêt de ces interventions, dont la plupart conservent toute leur actualité. On saura gré aux éditeurs de les avoir rassemblées. La déclinaison de la thématique de la modernité en cinq sous-thèmes est tout à fait pertinente, bien que le classement des textes sous l’une ou l’autre catégorie puisse être discuté (surtout pour les deux dernières). Mais l’agencement de l’ensemble confère une unité assez solide à l’ouvrage, malgré l’écart chronologique qui sépare les contributions. Lisant ce livre dans le contexte d’une controversée loi sur la laïcité adoptée récemment au Québec, je me réjouis de voir comment les auteurs traitent de façon nuancée les rapports entre l’État et les religions et comment ils mettent en valeur les ressources que les religions peuvent apporter aux sociétés laïques démocratiques, dans la mesure où l’on sait les reconnaître et les respecter.

Remarques de l’éditeur

Jean DUHAIME est professeur émérite d’interprétation biblique de l’Université de Montréal et rédacteur de la section francophone de Relations judéo-chrétiennes. Il est engagé dans le dialogue interreligieux depuis plusieurs années; il a été président du Dialogue Judéo-Chrétien de Montréal (DJCM). Il est membre de la Communauté chrétienne St-Albert-le-Grand de Montréal.

Retour