Jésus et les manuscrits de la mer Morte

John Bergsma:
Jésus et les manuscrits de la mer Morte. Révélations sur les origines juives du christianisme.
Traduit de l’anglais (États-Unis), par Jean-Paul Michaud. Paris, Bayard, 2021, 357 p. ISBN: 978-2-2274-9801-3. 23,90 €.

Dans cet ouvrage dont l’original anglais a été publié aux États-Unis en 2019, John Bergsma se propose d’utiliser les Manuscrits de la mer Morte «pour nous donner un aperçu de la pensée et des usages du judaïsme au temps de Jésus» et montrer que bien des croyances, enseignements et pratiques du premier christianisme «sont beaucoup plus fermement enracinés dans le judaïsme et l’Ancien Testament qu’on ne l’a reconnu généralement» (p. 8-9).

L’ouvrage comporte six parties totalisant seize chapitres. La première est une introduction aux Manuscrits de la mer Morte. Les quatre suivantes sont organisées autour des quatre sacrements qui font le plus l’unanimité parmi les chrétiens: le baptême, l’eucharistie, le mariage et l’ordination. La dernière traite de l’Église comme «société offrant le salut à ses membres» (p. 11). En mettant les Manuscrits à contribution pour comprendre «comment Jésus, les apôtres et la première génération de chrétiens juifs ont compris leur foi et ses rituels», Bergsma compte offrir aux chrétiens d’aujourd’hui «un point de départ commun dans leur marche vers l’unité de leur foi et de sa pratique», (p. 12).

I. Introduction aux Manuscrits de la mer Morte (chap. 1-2)

L’introduction aux Manuscrits commence par un bref rappel de la  découverte accidentelle par des bergers bédouins, de trois rouleaux anciens dans une grotte au nord-ouest de la mer Morte durant l’hiver 1946-1947. Cette découverte a été suivie de fouilles archéologiques menées de 1949 à 1956 pour explorer les ruines du site de Qumrân et les falaises environnantes. Bergsma souscrit à l’opinion dominante que les bâtiments ont été occupés par une communauté d’esséniens entre les derniers siècles avant la naissance de Jésus et la fin du premier siècle de notre ère. Il accepte également l’idée que les documents trouvés dans onze grottes des environs «étaient les vestiges de leur bibliothèque» (p. 16). Après avoir résumé l’essentiel des témoignages des auteurs anciens qui décrivent les esséniens, il présente sommairement les manuscrits les plus importants et les mieux conservés, dont ceux sur lesquels s’appuieront par la suite ses comparaisons avec des croyances et pratiques chrétiennes.

Le deuxième chapitre présente les attentes messianiques des hommes de Qumrân. Bergsma rejette l’idée, avancée par quelques chercheurs, que «le Maître de justice», qui aurait organisé la communauté et établi sa doctrine, ait été perçu comme un Messie: «Il n’a jamais réclamé ce titre et les Qumrâniens ne le lui ont pas donné non plus» (p. 36). Ils espéraient plutôt, pour la plupart, deux Messies, un prêtre (le «Messie d’Aaron») et un Messie d’Israël, un personnage royal dans la ligne de David. Selon un document trouvé dans la grotte 11, une attente messianique parallèle était plutôt centrée sur la figure de Melchisédech, à la fois prêtre et roi (Genèse 14,18-20), qui devait bientôt se manifester pour «proclamer un jubilé surnaturel libérant le peuple de Dieu de la dette du péché et de l’esclavage de Satan» (p. 43). Bergsma relève plusieurs parallèles entre ces textes et ceux des Évangiles, en particulier les premiers chapitres de Luc: «[…] un essénien lisant l’Évangile de Luc trouverait que les figures de Jean et de Jésus répondent aux attentes des ‘Messies d’Aaron et d’Israël’. De plus, il verrait que Jésus accomplit tout ce qu’on attendait de ce Melchisédech semblable à Dieu» (p. 50).  

II. Le baptême et les Manuscrits (chap. 3-5)

Le baptême chrétien s’enracine dans le baptême de conversion offert par Jean le Baptiste. En se basant sur de nombreux parallèles qumrâniens repérés dans les récits concernant cette figure prophétique, Bergsma estime que «la présomption que Jean ait eu des contacts avec les esséniens de Qumrân est très forte» (p. 56). L’Évangile de Luc laisse entendre que Jean aurait grandi dans le désert de Juda (Luc 1,80). Selon un scénario plausible mais indémontrable, Jean pourrait avoir «reçu une partie ou toute son éducation des esséniens à Qumrân» (p. 70). Le baptême qu’il offrait pour la conversion des péchés s’apparente aux ablutions d’eau pratiqués dans cette communauté, des rites de purification qui n’étaient pas considérés comme efficaces «sans conversion sincère» (p. 58). Mais, contrairement aux esséniens, Jean estimait que le message de salut de Dieu «devait rejoindre tous les hommes et pas seulement une élite en Israël» (p. 71). Expulsé de la communauté en raison de cette divergence, Jean aurait créé son propre ministère tout en conservant certains traits de l’essénisme.

L’Apôtre Jean aurait été disciple de Jean le Baptiste et marqué par l’essénisme à travers lui. Son Évangile est, de tous les écrits du Nouveau Testament, celui qui «déploie les parallèles les plus forts, dans son langage et dans ses idées, avec les Manuscrits de la mer Morte» (p. 77). Il est teinté par une pensée dualiste caractérisée par l’opposition entre la vérité et le mensonge, la lumière et les ténèbres, etc. Pour Bergsma, le thème du baptême est abondamment présent dans cet Évangile: il en relève la trace non seulement dans le récit de l’entretien avec Nicodème (Jean 3), mais aussi dans les épisodes des noces de Cana (Jean 2),  de la rencontre de la Samaritaine au puits de Jacob (Jean 4), de l’enseignement de Jésus au Temple lors de la fête des Tabernacles (Jean 7), de la guérison de l’aveugle-né (Jean 9), etc. À chaque fois Bergsma cherche à repérer les affinités de langage et de symbolique (surtout celle de l’eau) entre l’Évangile de Jean et des écrits de Qumrân tels que l’Instruction sur les deux esprits de la Règle de la Communauté (1QS 3,13–4,26) et les Hymnes. Vu sous cet angle, l’Évangile de Jean n’apparaît plus comme «une fiction tardive créée sous l’influence de courants ésotériques issus du platonisme grec»; il est plutôt, comme l’a bien vu W. H Brownlee, «la voix d’un témoin vivant issu du contexte culturel des premières décennies du Christianisme en Palestine» (cité p. 110).

Pour clore cette partie de son étude, Bergsma dégage «le sens originel du baptême» tel qu’il apparaît en lisant le Nouveau Testament à la lumière des Manuscrits de la mer Morte. Il pense ainsi être mesure de clarifier la question de la légitimité du baptême des enfants, qui divise les chrétiens. Selon la Règle de la Communauté,  Le processus d’initiation «se termine par une ablution avec les eaux saintes de la purification» (p. 116); s’il a un repentir sincère, le fidèle est alors purifié par l’Esprit. Les premiers chrétiens, comme les Qumrâniens, associaient la purification par l’eau avec le don l’Esprit. Dans le Nouveau Testament, commente Bergsma, le baptême n’est jamais «seulement une profession de foi en Jésus»; il est décrit «comme un don que Dieu fait au croyant, et non comme quelque chose que le croyant fait envers Dieu» (p. 119). Enracinée dans le sens que les juifs donnaient à leurs ablutions dans l’eau, cette conception du baptême comme action divine «explique pourquoi la première Église baptisait les enfants» (p. 124) et justifie sans doute que les Églises d’aujourd’hui le fassent encore.

III. L’eucharistie dans les Manuscrits (chap. 6-8)

La troisième partie établit des rapprochements entre les repas sacrés pratiqués chez les esséniens de Qumrân et l’eucharistie chrétienne. L’ancien auteur juif Flavius Josèphe fournit une description assez élaborée de repas au cours desquels les esséniens, purifiés par des ablutions et vêtus comme des prêtres, partageaient en commun du pain et du vin en chantant des psaumes ou des hymnes. Les Manuscrits de Qumrân confirment l’existence de ce repas rituel quotidien qui, selon la Règle de la Congrégation, avait une portée eschatologique pour ses participants: il «signifiait et actualisait leur pleine admission dans ‘l’alliance nouvelle’, et anticipait le banquet qu’ils célébreraient un jour en présence du Messie et de tous les hommes célèbres d’Israël» (p. 147). Les récits évangéliques de la Dernière Cène présentent de nombreuses affinités avec ces repas sacrés qumrâniens. Après avoir énuméré ces traits communs, Bergsma conclut que même si le repas institué par Jésus est «beaucoup plus que cela, (…) c’est aussi, certainement, tout ce que le ‘repas d’action de grâces’ de Qumrân représentait» (p. 147).

Les Évangiles synoptiques (Matthieu, Marc et Luc) présentent la Dernière Cène comme un repas pascal, tandis que Jean situe l’événement «avant la fête de la Pâque» (Jean 13,1). Cette divergence s’explique par le fait que Jésus aurait suivi, pour la célébration de la Pâque, un vieux calendrier solaire «différent de celui observé par les pharisiens qui commandaient les règles au temple de Jérusalem» (p. 157). Le calendrier courant était calendrier luni-solaire de 354 jours auquel on ajoutait un mois additionnel à tous les trois ans. Les esséniens utilisaient plutôt un ancien calendrier solaire de 364 jours, attesté dans le Livre des Jubilés et dans le Premier livre d’Hénoch. Des exemplaires de ces ouvrages ont été trouvés à Qumrân, à côté d’autres documents supposant une année de 364 jours. Dans ce calendrier de cinquante-deux semaines précises, la Pâque tombe toujours un mercredi, année après année, et commence la veille au soir. Selon ce calendrier, auquel se réfèrent les Évangiles synoptiques, Jésus aurait célébré la Pâque un mardi soir, dans la «Chambre haute» d’une maison tenue vraisemblablement par un essénien comme le suggèrent quelques indices étranges des récits synoptiques. La chronologie de l’Évangile de Jean est alignée sur le calendrier courant, d’après lequel la «Pâque des Juifs» ou mieux des «Judéens», commençait cette année là un vendredi soir, en même temps que le sabbat. Bergsma reconnaît que «cette explication (…) ne peut pas être prouvée», mais il estime qu’elle rend compte adéquatement de l’ensemble des données et permet de résoudre «l’apparent désaccord entre les Évangiles concernant la date de la Pâque dans la Semaine de la Passion» (p. 172-173).

Les Manuscrits de la mer Morte démontrent également que «les paroles et actions de Jésus lors de Dernière Cène, nous transmettent bien davantage qu’un «repas de souvenir» (p. 177). La comparaison des éléments du récit de la Dernière Cène (particulièrement chez Luc) avec les croyances des esséniens, avec leur pratique du repas sacré et avec le sens qu’il lui donnaient, éclaire la signification profonde de cet ultime repas de Jésus avec ses disciples. Jésus, fils de David, y agit à la fois comme un prêtre et comme un roi. Il accomplit un acte liturgique par lequel, avec ses douze apôtres symbolisant les chefs des tribus, il est en train de former le nouvel Israël, grâce à une nouvelle alliance (p. 186). «Le commandement ‘Faites ceci en mémoire de moi’ indiquait que ce repas devait être répété par les apôtres, comme une sorte d’offrande en ‘mémorial’, visant à ‘rappeler’ – c’est-à-dire à remettre en esprit et à renouveler – l’alliance qui transmettait la rémission des péchés à la ‘Multitude’, à la communauté tout entière formée et assemblée par cette alliance» (p. 191).

IV. Mariage et célibat dans les Manuscrits (chap. 9-10)

Les sujets du mariage et du célibat sont traités, en ordre inverse, dans les chapitres 9 (célibat) et 10 (mariage). Dans l’Évangile de Matthieu, Jésus évoque l’existence, en son temps, d’hommes qui acceptaient volontairement le célibat pour des raisons religieuses, «des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus eunuques à cause du royaume des cieux» (Matthieu 9,12). Dans l’ancien Israël, certains prophètes comme Élie et Élisée «ont renoncé à la vie familiale pour servir leur appel divin» (p. 203). De même, les prêtres devaient s’abstenir de relations avec leur épouse lorsqu’ils étaient en service au temple. Se voyant comme héritiers des uns et des autres, une partie des esséniens optaient pour le célibat, considéré comme un prérequis à la vie de «parfaite sainteté» à laquelle ils aspiraient. L’existence d’un ordre essénien célibataire est documentée par les auteurs anciens (Flavius Josèphe, Philon d’Alexandrie et Pline l’Ancien). De l’avis de Bergsma, «aussi bien les Manuscrits que l’archéologie suggèrent qu’une communauté d’hommes célibataires vivait à Qumrân» (p. 207). D’autres esséniens vivaient avec femmes et enfants «dans les camps selon la règle du pays» (Document de Damas 7, 4-7). Comme les esséniens, «la jeune Église portait un grand respect au célibat» (p. 214). Mais tandis que des esséniens observaient le célibat par souci de pureté rituelle, Paul le recommande aux chrétiens pour qu’ils puissent s’attacher au Seigneur sans partage (1 Corinthiens 7,35). Cet attachement était surtout attendu du clergé, jusqu’à devenir au 5e s. «le style de vie dominant du clergé en Occident» (p. 217); il a également donné naissance aux monastères. 

Selon l’Évangile de Marc (10,2-12), Jésus avait une position assez conservatrice sur le mariage, qu’il considérait comme indissoluble une fois contracté, en s’appuyant sur l’affirmation que Dieu créa l’humanité «mâle et femelle» (Genèse 1,27). Sa position s’apparente à celle des esséniens. Un texte du Document de Damas (4,19–5,2) cite le même passage de la Genèse pour accuser des adversaires de fornication parce qu’ils ont pris deux femmes durant leur vie, «bien que le principe de la création soit ‘mâle et femelle il les créa’» (p. 224). Les auteurs anciens soulignent aussi la modestie des esséniens mariés. Ce trait se retrouve dans le Livre de Tobie, un écrit deutérocanonique dont on a identifié cinq exemplaires à Qumrân. Tobie, en priant pour demander la bénédiction sur son mariage, affirme que «ce n’est pas le plaisir» qu’il cherche en épousant sa cousine Sarra (Tobie 8,4-9). Ce «rejet du plaisir sexuel», observe Bergsma, «se retrouve dans les Évangiles et dans les autres écrits du Nouveau Testament» (p. 231). Une «instruction» découverte à Qumrân (4Q415–416), qui présente «l’union» entre les époux comme «alliance sainte», suggère une sorte de «relation mystique» entre eux et la communauté, qui se désigne aussi comme une «union» (p. 241). Cette idée que l’alliance entre mari et femme reflète celle qui existe entre Dieu et son peuple est reprise dans le Nouveau Testament (Éphésiens 5,22-33) et fonde la sacramentalité du mariage chrétien.

V. Les Saints Ordres dans les Manuscrits (chap. 11-13)

Les trois chapitres de la cinquième partie portent sur le sacerdoce et le système de gouvernance dans les Manuscrits (chap. 11), dans les Évangiles (chap. 12) et dans la première Église (chap. 12). D’après les Manuscrits, la communauté de Qumrân était structurée selon les trois niveaux de clergé mis en place par Moïse, soit les lévites, les prêtres et le grand prêtre ou, localement le «surveillant» (Document de Damas 13,7-19; 14,3-4). Il existe une analogie assez étroite entre cette forme d’organisation et celle de l’Église des origines. En effet, dans l’Épître à Tite (1,5-9), Paul énumère les qualités recherchées chez «l’épiscope» (litt. «surveillant») et chez «les presbytres» (litt. «anciens»). Un peu plus tard, Ignace d’Antioche, dans une lettre écrite en 106 de notre ère, exhorte les chrétiens de Smyrne en ces termes: «Suivez tous l’évêque comme Jésus Christ et le presbyterium comme les Apôtres, quant aux diacres, respectez-les comme la loi de Dieu» (Aux Smyrniotes, 8-1). La ressemblance est frappante et certains y voient la preuve d’une influence essénienne en Syrie et en Asie Mineure. Mais Bergsma estime «plus probable que les esséniens, comme les chrétiens, ont suivi le modèle du grand prêtre, des prêtres et des lévites de l’Ancien Testament» (p. 260).  

Bien qu’il y ait des «prêtres héréditaires» parmi les esséniens, quelques textes montrent que «tous les membres de la communauté partageaient un statut sacerdotal» (p. 265), une idée qu’on trouve déjà dans la promesse de Dieu de tenir son peuple pour «une royauté de prêtres, une nation sainte» (Exode 19,5-6). La communauté de Qumrân «existait en remplacement du Temple» et ses membre, se voyaient comme «une offrande d’agréable odeur» acceptée «pour expier pour la terre» (p. 265; voir 1Q Règle de la Communauté 8,4-10). Le concept d’un «sacerdoce de tous les croyants» était aussi présent dans les premières communautés chrétiennes (p. 266; voir Romains 12,1; 1 Pierre 2,4-5; Apocalypse 1,5-6). Cependant observe Bergsma, divers textes du Nouveau Testament montrent que Jésus a aussi revendiqué «un statut spécial – en fait un statut sacerdotal ministériel – pour lui-même et les douze apôtres» (p. 267). Ainsi Jésus s’arroge le privilège de transgresser le sabbat sans faute, comme les prêtres officiant au Temple (Matthieu 12,1-6). Il donne à Pierre et aux apôtres un droit de «lier» et de «délier» qui correspond au pouvoir d’interpréter la loi reconnu aux prêtres (p. 272), et il leur montre comment «offrir la nouvelle Pâques, le nouveau ‘mémorial’ ou sacrifice ‘en mémoire’ constitué de son corps et de son sang sous le signes du pain et du vin» (p. 274). Ainsi, comme à Qumrân, la première Église était bien un «peuple sacerdotal» dans son ensemble, parmi lequel il y avait tout de même un ministère sacerdotal réservé à certains de ses membres (p. 277).

En finale de cette partie, explore comment la première Église, qui en est venue à considérer ses dirigeants  «non simplement comme des fonctionnaires civils de la communauté, mais vraiment comme des prêtres, des personnes sacrées consacrées à Dieu, chargées des fonctions cultuelles» (p. 279). Il examine quelques textes des Actes des Apôtres tels que le choix de Matthias pour assumer «l’épiscopat» de Judas (Actes 1,13-26), l’institution d’un service diaconal auprès de veuves de la communauté (Actes 6,1-6) et la désignation de «presbytres» ou «anciens» à la tête d’Églises locales (Actes 14,23). Il était assez naturel que les premiers chrétiens, après la mort des Apôtres, perçoivent les presbytres comme leurs successeurs et les mandataires du ministère sacerdotal que Jésus leur avait confié (p. 283). Ce processus de succession pourrait avoir un précédent à Qumrân, où après la mort du «Maître de justice»,  le grand prêtre et interprète de la loi qui la dirigeait, «toutes ses fonctions et responsabilités passèrent au surveillant qui fut nommé après lui» (p. 285).

VI. L’Église et les Manuscrits (chap. 14-16).

Dans la dernière partie, Bergsma traite de l’apport des Manuscrits de la mer Morte sur deux questions théologiques traitées dans les épîtres de saint Paul, l’Église comme communauté de salut (chap. 14) et la justification par la foi (chap. 15), avant de conclure (chap. 16).

L’Épître aux Éphésiens « plus que toute autre lettre de Paul peut-être, met en valeur le rôle de l’Église dans le salut» (p. 293). Son authenticité a été contestée par des biblistes qui estimaient impossible que Paul ait pu élaborer «une vue si élevée de l’Église» (ibid.) Mais cet argument ne vaut plus car plusieurs éléments ecclésiologiques de l’Épitre aux Éphésiens ont leur parallèle dans les Manuscrits de la mer Morte. Les Qumrâniens partagent avec Paul l’idée d’une providence divine qui les a prédestinés au salut. Comme les membres de cette communauté, Paul a la conviction que les chrétiens sont en union avec les anges dans leur louange de Dieu. Les deux communautés se perçoivent comme un nouveau Temple formé d’êtres humains purifiés par l’Esprit, qui offrent des sacrifices spirituels d’expiation et vivent en enfants lumière dans une nouvelle relation d’alliance. Ainsi, conclut Bergsma, «de grandes parties d’Éphésiens sont une réutilisation créatrice et une recombinaison de concepts théologiques qui étaient disponibles et qu’on trouve attestés dans le judaïsme pieux plus d’un siècle avant les ministères de Jésus et de Paul» (p. 308). Paul ne se limite évidemment pas à copier le esséniens, «car il existe aussi des différences notables», particulièrement la foi des chrétiens en la divinité de Jésus et leur abandon de la loi rituelle. Mais les similitudes repérées dans les Manuscrits «aident à mieux comprendre les origines du christianisme dans leur contexte historique ancien» (p. 309).

Les manuscrits apportent aussi un éclairage sur un débat qui a fait rage au 16e s., lors de la Réforme, et dont les racines se trouvent dans l’ambiguïté de la théologie paulinienne de la justification. Dans ses lettres aux Romains et aux Galates, Paul affirme qu’on ne peut être «justifié» (c’est-à-dire trouvé juste devant Dieu) que par la foi en Christ et non par «les œuvres de la loi» (Romains 3,20; Galates 2,16). Se basant sur ces passages, le réformateur Martin Luther (1483-1546) attribuait le salut à la «foi seule» (sola fide) indépendamment de la conduite ou des actions humaines. Pourtant Paul dit aussi que Dieu «rendra à chacun selon ses œuvres» et que ceux qui mettent la loi en pratique seront justifiés (Romains 2,6.13). Comment expliquer cette contradiction apparente? La réponse se trouve dans un document de Qumrân où sont discutées «Quelques-unes des œuvres de la loi». D’après les fragments conservés (4Q394-398), il s’agit d’une lettre dans laquelle les auteurs (esséniens) contestent l’interprétation de leurs adversaires (pharisiens) concernant une quinzaine de lois religieuses. Tous les sujets traités, sans exception, concernent «ou bien la pureté rituelle ou bien des règles liturgiques. Aucune ne relève des dix commandements ou de la loi morale» (p. 322). Ce document confirme l’intuition de Thomas d’Aquin (1225-1274) pour lequel, chez Paul, «l’expression ‘œuvres de la loi’ a un sens technique et désigne les préceptes rituels de l’ancienne alliance» (p. 323). Dans les textes de Qumrân, Dieu purifie ses fidèles par l’Esprit, ce qui les rend capables de mener une vie sainte (1Q Règle de la communauté 3,6-8; 1Q Hymnesa 8,29-30; 9,23-25; 12,30-32). Pour Paul, de façon similaire,  les croyants, justifiés par leur foi, reçoivent l’Esprit Saint dont l’action en eux devrait se traduire par une conduite morale irréprochable (Romains 8,2-4).

En conclusion, Bergsma met en évidence les principaux les liens observés entre les esséniens et la première Église. Il convient volontiers que «certains parallèles et corrélations que nous avons identifiés se retrouvent aussi dans d’autres formes de judaïsme du Second Temple» (p. 333). Ces rapprochements ne prouvent donc nécessairement «une relation entre l’essénisme et le christianisme», mais ils ouvrent «une fenêtre sur la pensée et la pratique du judaïsme au temps de Jésus» (p. 334) et confirment l’enracinement des deux communautés dans les Écrits d’Israël (p. 340). Il ne s’agit pas de nier pour autant les différences fondamentales entre l’essénisme et le christianisme, ni «la prétention du christianisme d’être une révélation de nature unique venue de Dieu» (p. 335-336). Bergsma estime enfin possible que certains Qumrâniens aient adhéré au mouvement de Jésus et contribué, grâce à leur formation essénienne, à «bâtir la nouvelle assemblée de l’alliance de Jésus Christ» (p. 341).

Un court résumé conclut chaque chapitre et une bibliographie sélective est proposée à la fin de l’ouvrage.

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Le titre et le sous-titre de ce livre détonnent un peu par rapport au propos de l’auteur. En effet, tel qu’il est présenté en introduction, le sujet est moins le rapport entre Jésus et les Manuscrits de la mer Morte que le l’éclairage que ces textes anciens apportent sur les croyances et les pratiques de «la première Église» et particulièrement sur quatre sacrements «qui font le plus l’unanimité» parmi les chrétiens, ainsi que sur l’idée que Paul se fait de l’Église et de la justification. Bergsma légitime cette organisation originale en disant souhaiter qu’une meilleure connaissance des origines juives de ces institutions et du sens originel que les premiers chrétiens leur ont donné contribuera à l’unité des chrétiens (p. 11). On peut discuter sur ce choix, mais il fournit néanmoins un cadre valable pour effectuer un grand nombre de rapprochements entre la « première Église » et le courant du judaïsme dont témoignent les Manuscrits de la mer Morte.

L’introduction aux découvertes de Qumrân, l’interprétation du site archéologique et du corpus de textes juifs anciens trouvés dans les grottes avoisinantes est généralement adéquate et reflète un consensus assez large parmi les chercheurs. Sans y insister, on pourrait néanmoins signaler au lecteur que plusieurs éléments font encore débat: le lien entre les ruines et les grottes, puisqu’aucun manuscrit ne provient des ruines; l’origine des manuscrits trouvés dans les grottes, puisque certains sont plus anciens que la période d’occupation du site; l’identification de la communauté, puisque le terme esséniens ne figure pas dans les manuscrits; etc. Cette mise en garde inciterait peut-être à nuancer l’affirmation que les écrits non bibliques trouvés à Qumrân sont des écrits de la secte elle-même, «à quelques exceptions près» (p. 26). Sans nier leur complémentarité, elle inviterait aussi à distinguer plus clairement dans l’analyse les données provenant des manuscrits et les témoignages externes sur les esséniens, souvent amalgamés dans la suite de l’ouvrage.

La compilation et l’analyse des nombreux rapprochements présentés par Bergsma tout au long de son étude sont généralement convaincantes et leur effet cumulatif est impressionnant. La démonstration est cependant moins satisfaisante par endroits. C’est sans doute inévitable et dû en partie au fait que la quantité et la qualité des textes varie selon les sujets traités. Ils sont particulièrement importants en ce qui concerne le baptême et la conception de la communauté. Mais il y a des lacunes, par exemple lorsqu’on aborde le processus par lequel la première Église en est venu à considérer ses dirigeants comme ces personnes sacrées (chapitre 13): aucun texte de Qumrân n’est cité à l’appui de l’équivalent essénien présumé. Ailleurs on a l’impression que l’auteur en fait un peu trop avec les données disponibles. Ainsi dans la section du chapitre 4 sur le baptême et l’Évangile de Jean, il propose une lecture baptismale du moindre indice relevé dans une pluralité de récits. Cette interprétation largement symbolique n’est pas impossible; mais une démonstration plus sobre fondée sur les éléments les plus solides des textes les plus importants serait probablement plus efficace.

Bergsma a aussi tendance, ici et là, à formuler des hypothèses qui deviennent des affirmations lorsqu’elles sont reprises un peu plus loin au cours de son exposé. Au chapitre 2, il présente une série d’arguments qui tendent à montrer que Jean le Baptiste aurait reçu une formation essénienne à Qumrân. Cette «théorie plausible basée sur un grand nombre de données indirectes» (p. 72) est devenu une certitude quelques pages plus loin lorsque Bergsma explique que l’Évangile de Jean porte des traces d’essénisme sans doute parce que son auteur a été un disciple de Jean le Baptiste: «Or le Baptiste, nous l’avons vu, a été formé dans la communauté de Qumrân» (p. 76).

Sans entrer dans le détail, d’autres affirmations pourraient être nuancées ou précisées davantage. Bergsma désigne à plusieurs reprises le «Maître de justice» comme le fondateur de la secte (p. 7, 30, 35, 103, etc.); mais il mentionne plus loin qu’il avait dû «fonder (ou refonder) la  communauté de Qumrân» (p. 253). Une courte explication aurait pu préciser que selon le Document de Damas (1,8-11), le Maître aurait joint le mouvement une vingtaine d’années après ses origines et lui aurait donnée une impulsion décisive.

L’examen de la question de la justification et des «œuvres de la loi» (chap. 15) est très pertinent et éclaire effectivement la polémique sur le salut. Mais Bergsma nous laisse sous l’impression que cette polémique dure toujours dans l’ensemble de la chrétienté d’Occident, alors que l’Église catholique et la Fédération mondiale luthérienne ont signé en 1999 une Déclaration conjointe sur la doctrine de la justification, dont la substance, assez proche des résultats de son étude, est reconnue aussi aujourd’hui par le Conseil méthodiste mondial, le Conseil consultatif anglican et la Communion mondiale d’Églises réformées. Cette déclaration devrait être signalée.

La traduction et le travail de l’éditeur sont d’excellente qualité. Je signale toutefois quelques corrections d’erreurs relevées au fil de la lecture:

  • p. 82, la référence «(1Q418 2,11)» devrait se lire «(4Q418, frag. 126 2,11)».
  • p. 88, 2e ligne du bas, corriger «1920» en «20».
  • p. 123, en note, ajouter les initiales J.M. au nom du «chercheur juif Baumgarten»
  • p. 318, ligne 2, le titre hébreu de 4QMMT devrait se lire Miqsat Ma’asei ha-Torah
  • p. 328, corriger le début de la traduction de la première citation (1QS 3,6-8) comme suit: «Car ce n’est que par l’Esprit imprégnant la vrai société de Dieu qu’il peut y avoir rédemption pour les conduites de l’homme…»

Malgré ces quelques lacunes, l’ouvrage de Bergsma présente un grand intérêt non seulement pour les chrétiens auxquels il est d’abord destiné, mais aussi pour les personnes engagées dans le dialogue entre juifs et chrétiens. En faisant mieux percevoir l’enracinement du christianisme dans le judaïsme de son temps, cette étude peut inciter les uns et les autres à mieux apprécier ce patrimoine commun et susciter une curiosité pour en explorer la postérité jusqu’à nos jours, tout en se gardant bien de ressusciter la théologie de la substitution heureusement abandonnée depuis le milieu du 20e s.

Remarques de l’éditeur

Jean DUHAIME est professeur émérite d’interprétation biblique de l’Université de Montréal et rédacteur de la section francophone de Relations judéo-chrétiennes. Il est engagé dans le dialogue interreligieux depuis plusieurs années; il a été président du Dialogue Judéo-Chrétien de Montréal (DJCM). Il est membre de la Communauté chrétienne St-Albert-le-Grand de Montréal.

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