Jésus avant le Christ

Armand ABECASSIS:
Jésus avant le Christ.

Paris, Presses de la Renaissance, 2019. 300 p. 20 €. ISBN 978-2-7509-0898-0. EAN 9782750908980.

Monsieur Armand Abécassis, Juif, philosophe, est connu pour son engagement décidé et courageux dans le dialogue en Juifs et chrétiens. Ce livre, rédigé d’un style clair et avec conviction, offre certainement l’essentiel de sa réflexion sur le sujet, mais sans pour autant l’épuiser, car un dialogue authentique est sans cesse ouvert à la découverte d’horizons plus larges. Cela se vérifie dans le domaine de la relation entre Juifs et chrétiens, car le terrain sur lequel il se déroule est la Parole de Dieu, réalité transcendante, infinie, dont personne ne peut se déclarer l’interprète absolu, définitif.

Comme le titre de l’ouvrage l’annonce, ce livre est une réflexion sur Jésus, personnage paradoxal de cette relation, à la fois clivant et lieu même de cette rencontre unique, appelée à être fraternelle, entre Juifs et chrétiens.

Le ton est donné dès l’introduction: «Jésus, comme ses disciples, était juif et est resté juif de sa naissance à sa mort. Il n’était pas chrétien et ignorait ce qu’on a appelé, après sa crucifixion, le christianisme» (p. 7).

L’ouvrage se compose de trois parties. La première, «Généalogie, naissance et titulatures» aborde les qualités transcendantes que le christianisme a reconnues en Jésus: elles sont l’œuvre de l’interprétation des premiers auteurs chrétiens et de leurs communautés. Une deuxième partie aborde les quatre premières béatitudes (Matthieu 5,3-6): tout ce que prononce Jésus trouve un écho dans la tradition juive, tout est juif. Il en va de même dans la troisième partie, «Les antithèses»: «Il a été dit… Or moi je vous dis». Là encore, les traditions juives sont riches de déclarations paradoxales qui donnent le même ton que les enseignements de Jésus. En conclusion l’auteur affirme très clairement ce que les Juifs ne peuvent accepter de ce que les chrétiens ont investi d’absoluité en Jésus, mais il reconnait aussi le caractère unique de cette relation, qui peut se dérouler dans un cadre de reconnaissance mutuelle et de fraternité, et même servir de modèle pour tout dialogue.

La méthode du midrach est le principe qui sous-tend l’élaboration des titres et fonctions du Christ dans la première partie: «Généalogie, naissance et titulatures». Ce type d’interprétation parcourt toute la trame du judaïsme qui n’existerait pas sans lui. Le mot «midrach» signifie recherche. Cette recherche porte sur l’Écriture, la Parole de Dieu, porteuse d’un sens infini, donc impossible à atteindre, mais dont on peut faire ressortir sans cesse des significations diverses et nouvelles. Le chercheur qui s’adonne au midrash part de textes ou d’événements bibliques dont il va tirer des sens nouveaux, une profusion de sens, qui ne sont pas inscrits noir sur blanc dans le texte, mais qui démontrent sans cesse la richesse inépuisable de la Parole donnée du Sinaï. En termes chrétiens nous pouvons parler d’inspiration de l’Esprit Saint.

Abécassis reconnaît la légitimité de la recherche chrétienne, dans la mesure où elle est un midrash, car les Juifs en font autant. Ce qu’il conteste est l’intention chrétienne de se saisir d’un sens définitif et surtout absolu. Le christianisme part du Jésus juif, qui vivait comme un Juif, pour aboutir au Christ, unique Messie, Verbe de Dieu, dont les grands conciles œcuméniques ne cesseront de développer la figure humano-divine transcendante. Et l’auteur se demande, en réponse à l’intuition de l’apôtre Paul pour qui «la tradition juive n’avait plus désormais qu’un seul sens, celui fourni par la crucifixion et la résurrection du Christ: cette profession de foi correspondait-elle au Jésus historique, Juif pratiquant, fils de Juifs fidèles à leur tradition, n’ayant enseigné qu’à ses coreligionnaires?» (p. 29-30)

Les récits de l’enfance de Jésus, tant chez Luc que Matthieu, illustrent fort bien le genre midrashique des évangiles. Leurs divergences sont dues aux communautés réceptrices à l’intention desquelles ils écrivent. Matthieu et Luc affirment tous deux, chacun à sa manière, que Jésus est né à Bethléem (et pas à Nazareth); ils sont motivés par une intention théologique: monter que Jésus descend de David et accomplit de façon définitive l’espérance messianique. En Matthieu, le roi Hérode prend la figure de Pharaon qui projette d’éteindre la lignée messianique. «L’évangéliste pouvait alors convaincre ses coreligionnaires que Jésus était le libérateur qu’ils attendaient, destiné à porter le salut à toute l’humanité, pour parfaire l’œuvre de Moïse et de Dieu» (p. 46).

La prédication de Jean-Baptiste est illustrée par une interprétation midrashique de textes bibliques: En Isaïe 40,3-5 Une voix proclame: «Dans le désert, dégagez un chemin pour le Seigneur», oracle que Luc adapte à la situation du baptiste: Une voix crie dans le désert: Préparez le chemin du Seigneur (Luc 3,4). Le prophète Malachie est lui aussi appelé pour l’élaboration du sens: Il ramènera le cœur des pères vers leurs fils et le cœur des fils vers leurs pères (Malachie 3,24), citation dont Luc ne cite que la première partie: Il ramènera le cœur des pères vers leurs fils (Luc 1,17). Le père doit donc se tourner vers le fils, porteur de nouveauté. Mais l’autre face, nécessaire elle-aussi, celle de la réception tournée vers la source, la tradition, est occultée. Abécassis note une tendance à faire ainsi démarrer une histoire nouvelle qui succède à celle d’Israël, arrivée à son terme.

La généalogie de Jésus selon Luc (3,23-38) est précédée par le récit de sa conception virginale. Il fallait «avertir le lecteur qu’une rupture s’était produite dans la généalogie entre l’époux de Marie et Jésus» (p. 86). Ainsi, le projet collectif depuis Adam, présenté par une succession toujours en chair et en sang (p. 104) est repris, assumé et accompli selon Luc en Jésus seul, «Fils de Dieu» au sens absolu et définitif, alors que le peuple d’Israël était appelé avant lui «Fils de Dieu» (Exode 4,22; Deutéronome 14,1). Et Abécassis de commenter: «N’est-ce pas là du midrash? Un homme peut-il incarner réellement, et à lui seul, la destinée de tout un peuple et de toute son histoire collective? La destinée d’une personne peut-elle être totalement identifiée à celle d’un peuple? Un peuple peut-il incarner la parole divine telle que Dieu la pense? Peut-il réaliser concrètement l’Absolu, l’Infini, alors qu’il ne peut que les viser par la pensée et par l’action, sans jamais les rejoindre?» (p. 100). Abécassis poursuit ses questionnements sur «le messie-roi, fils du roi David» (p. 122-130). Selon le schéma de la Torah le roi-messie est fils adoptif de Dieu et fils terrestre de ses deux parents, alors que le messie chrétien est fils réel de Dieu et fils adoptif de ses parents terrestres. Jésus était-il convaincu de sa mission messianique universelle, alors qu’il ne s’est jamais présenté lui-même comme messie quand les autres le désignaient ainsi? Les évangélistes, fidèles au genre midrachique, «ne rédigent pas leur texte en vue de ce qui s’est passé historiquement, mais pour inscrire des principes théologiques et des significations métaphysiques dans des textes et des événements auxquels ils n’avaient pas assisté» (p. 129). En cela ils imitent les maîtres pharisiens lorsqu’ils commentent les textes de la Torah. La question qui demeure, selon Abécassis, est celle de l’enjeu universel de ces affirmations et interprétations «qui n’ont été finalement fondées que sur des dogmes» (p. 130).

Cette première partie, on le voit, pose de graves questions sur la pertinence de la révélation chrétienne par rapport à ses sources juives. Il est bon de prendre au sérieux ces questions qui peuvent être déstabilisantes pour un chrétien tranquillement assuré de sa foi. Mais une réflexion plus profonde doit normalement le conduire à une solide affirmation de sa croyance, non pas dénuée de toute interrogation, mais ouverte au mystère qui la dépasse. En cela le retour aux sources juives, proposé par un interlocuteur franc et fraternel comme notre auteur, peut être très vivifiant.

Les deuxième et troisième parties commentent le «sermon sur la montagne» (Matthieu 5). Si elles ne suscitent pas de questionnements aussi radicaux, elles peuvent toutefois interpeller le lecteur chrétien trop persuadé de la supériorité incomparable de l’enseignement du Christ sur les données contemporaines du judaïsme.

Le terme qui introduit les béatitudes, Achré en hébreu, traduit par «bienheureux», doit être enrichi de nuances comme joie dynamique, mouvement, marche en avant. Les «pauvres en esprit» sont ceux qui tendent vers un idéal qui restera toujours devant eux. C’est par son humilité que Moïse a eu l’audace de s’approcher de Dieu: «Quiconque est humble fait régner la présence divine sur l’homme et dans le monde» (midrash Mekhilta) (p. 153). Une liste de sages contemporains ou proches de l’époque du Nouveau Testament illustre cela (p. 163-172). «Heureux les doux»: l’exemple du grand maître Hillel, dont la fin du ministère correspond au temps de la naissance de Jésus, est un modèle de cette douceur et ouverture à autrui. Les doux «posséderont la Terre»: pour Jésus et ses auditeurs, ce n’était pas seulement une terre spirituelle, immatérielle, mais bien cette Terre où Israël est appelé à mettre en œuvre l’exemple d’une organisation éthique, selon la Torah. Commentant la troisième béatitude, «Heureux les affligés», Abécassis montre comment elle évoque aussi les «endeuillés de Sion» (Is 62,1-3), destinataires d’une consolation collective, en relation avec Sion. Enfin, le bonheur promis à ceux qui ont «faim et soif de la justice» (quatrième béatitude) ne peut être que celui de ceux qui trouvent leur joie dans une adhésion intime à la Torah, comme Hillel et bien d’autres. Jésus annonçait cette justice en l’accomplissant lui-même, mais l’évangéliste écrit «une proposition contradictoire à ce que Jésus qu’enseignait …: si ne surabonde votre justice plus que celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas vers le Royaume des Cieux (Matthieu 5,20)». Matthieu introduit ici une «polémique injustifiée avec les pharisiens». Jésus, comme les prophètes, reprochait à ses contemporains leurs manquements à la Loi, mais «il n’a pas substitué une Loi à une autre, il n’a rien ajouté ni retranché, comme il l’a proclamé lui-même» (p. 237). Au temps des évangélistes seuls subsistent les pharisiens: ce sont eux qui sont pris à parti par les auteurs chrétiens, «qui les considéraient comme ennemis de la nouvelle religion qu’ils étaient en train de fonder» (p. 237). Cela ressort dans les antithèses qui seront exploitées pour confirmer la supériorité de la justice annoncée par Jésus sur celle des pharisiens.

Abécassis démontre longuement comment l’idéal proposé par Jésus, et posé en supériorité vis-à-vis du comportement juif contemporain, est au contraire en phase avec des idéaux vécus dans ce même monde juif. Nous ne pouvons citer que quelques exemples insuffisants mais significatifs. «Tu ne commettras pas de meurtre» (Matthieu 5,21-24): «L’écriture enseigne que celui qui verse le sang est considéré comme celui qui diminue l’image de Dieu» (Mekhilta Jéthro). «Tu ne commettras pas d’adultère» (Matthieu 5,27-28): «Quiconque est adultère avec les yeux est considéré comme ayant commis déjà un adultère réel» (Ben Lakish). «Tu ne te parjureras pas» (Matthieu 5,33-37): de nombreuses références bibliques montrent que Jésus était en accord avec ce que demandait la Torah à propos des serments. «Vous avez appris qu’il a été dit: “Œil pour œil, dent pour dent”, et moi je vous dis de ne pas riposter au méchant»: Abécassis expose longuement cette «loi du talion» qui est à comprendre comme la compensation classique d’un dommage, et qui n’exclut pas une attention désintéressée à autrui. «Vous avez appris qu'il a été dit: Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Or, moi je vous dis: aimez vos ennemis» (Matthieu 5,43-44): Voici un commentaire de Rabbi Yehôshou‘a (1er siècle de notre ère): «As-tu vu dans ta vie que la pluie tombait sur le champ d’un juste et qu’elle ne tombait pas sur le champ d’un méchant? De la même façon, le soleil brille sur Israël et sur les idolâtres. Tel est le sens du verset: “Le Seigneur est bon pour tous”» (Pessikta Rabbati 39).

En conclusion, il est noté que les évangélistes, insistant sur la discontinuité, ont contribué à isoler Jésus de son peuple et de ses traditions. La naissance de l’apocalyptique a en outre proposé une quasi-divinisation du Messie. La tendance à l’absolutisation de la figure du Messie et de sa doctrine risquait de transformer l’interprétation en exclusivisme, en une vérité définitive exclusive de toutes les autres. Le judaïsme se situe toujours en-deçà de cette vérité qu’il vise et il invite les autres à en faire autant. Ce faisant, il maintient son identité particulière et reconnaît celle des autres groupes. Le prophète Élie doit ramener le cœur des pères vers leurs fils, mais aussi le cœur des fils vers leurs pères. En ce qui concerne les chrétiens, ils sont invités à retrouver leurs racines juives qui sont une part de leur identité. Ce que les Juifs ne peuvent admettre, «c’est que Jésus soit LE Christ ultime qui dit et vit ce qu’on appelle la fin de l’histoire et qui incarne absolument ce pour quoi elle s’est développée et se perpétue» (p. 344). Cela n’empêche pas les Juifs de reconnaître le christianisme qui a apporté tellement de valeurs à la civilisation occidentale, valeurs qui ont leur origine dans la révélation juive. Après des siècles de prévalence de la doctrine de la substitution, au cours de laquelle les Juifs, exclus, «ont vu leur exil se transformer en enfer là où l’on enseignait que Dieu est amour» (p. 343), les chrétiens ont renouvelé radicalement leur regard sur le peuple juif. Le concile Vatican II, avec la Déclaration Nostra Aetate en est témoin. La réflexion, bien engagée, est à poursuivre.

Pour terminer, émettons quelque critique à l’analyse d’Armand Abécassis. Certes, les évangélistes ont pratiqué la méthode juive du midrash dans leur présentation de Jésus et de son Message et en ont tiré des conclusions qui n’étaient pas, en tant que telles, contenues dans les paroles ou les faits interprétés. Il faut l’admettre. Mais il faut reconnaître aussi aux évangélistes une volonté explicite de rapporter l’histoire. Faut-il exclure que certains faits et gestes de Jésus n’aient pas soulevé une interrogation forte? Certes, des expressions comme «Rabbi un tel a dit et Rabbi un tel a dit autrement» sont le tissu même de la tradition juive; mais dire comme Jésus: «Il a été dit (dans la tradition juive), et moi je vous dis» ne peut pas, au minimum, ne pas interroger sur l’idée qu’il a de lui-même. Que dire de son exultation en Luc 10,21-22: «Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d'avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l'avoir révélé aux tout petits. Oui, Père, c'est ainsi que tu en as disposé dans ta bienveillance. Tout m'a été remis par mon Père, et nul ne connaît qui est le Fils, si ce n'est le Père, ni qui est le Père, si ce n'est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler.» Tout n’est-il qu’interprétation? Cependant, l’événement décisif qui va autoriser les évangélistes et leur communauté à tirer des conséquences transcendantes sur la personne de Jésus ne se situe pas dans le cadre historique qui va de sa naissance à sa mort, mais après. Les premiers disciples déclarent avoir fait l’expérience du ressuscité et se disent témoins d’une expérience forte, celle du don de l’Esprit Saint dans le contexte de la fête de la Pentecôte. De son côté l’apôtre Paul présente ainsi Jésus le Christ: l’Évangile de Dieu qu’il annonce «concerne son Fils, issu selon la chair de la lignée de David, établi, selon l'Esprit Saint, Fils de Dieu avec puissance par sa résurrection d'entre les morts, Jésus Christ notre Seigneur» (Romains 1,3-4).

Remarques de l’éditeur

Jean MASSONNET, prêtre du diocèse de Lyon et diplômé de l’Institut biblique pontifical (1975), a enseigné au Séminaire interdiocésain Saint-Irénée de Lyon (1977-1996) et à la Faculté de théologie de l’Université catholique de Lyon (1990-2005) où il a dirigé le Centre chrétien pour l’étude du judaïsme. On lui doit plusieurs publications, dont un important commentaire de L’épître aux Hébreux (Paris, Cerf, 2016). Récipiendaire du Prix de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France en 2017, il est l’actuel Président de l’Amitié Judéo Chrétienne de Lyon et région.

Source: Amitié Judéo-Chrétienne de Lyon.

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