Jean Mouttapa, Un arabe face à Auschwitz. La mémoire partagée.

Ce livre incomparable raconte les préparatifs (chap. 1-10), le déroulement (chap. 11-12) et les suites (chap. 13-14) du voyage intitulé «Mémoire pour la paix», organisé par Émile Shoufani, le «curé de Nazareth», qui a rassemblé plus de 500 personnes en mai 2003 à Auschwitz, pour une exploration commune de la mémoire de la Shoah.

Jean Mouttapa, Un arabe face à Auschwitz. La mémoire partagée. Paris, Albin Michel, 2004.

Diane Dufour et Jean Duhaime

Ce livre incomparable raconte les préparatifs (chap. 1-10), le déroulement (chap. 11-12) et les suites (chap. 13-14) du voyage intitulé « Mémoire pour la paix », organisé par Émile Shoufani, le « curé de Nazareth », qui a rassemblé plus de 500 personnes en mai 2003 à Auschwitz, pour une exploration commune de la mémoire de la Shoah.

Nous sommes le 8 décembre 2000 à Jérusalem. La ville est déserte, sans pèlerins ni touristes. Seuls les résidants circulent dans les rues en courant, pressés de regarder la télévision où défilent ces images horribles qui font le tour du monde : les morts tragiques, la démolition du tombeau de Joseph, des mères éplorées devant la mort de leurs enfants innocents, des attentats-suicides. Même les Israéliens ont tiré sur leurs compatriotes arabes israéliens, ceux de l’intérieur, citoyens israéliens, eux qui revendiquent avec vigueur l’égalité des droits, mais demeurent loyaux vis-à-vis l’État juif. Treize Arabes sont morts; cela ne s’était pas produit depuis près de vingt ans. La seconde Intifada vient de tuer l’espoir de paix suscité, sept ans plus tôt, par la poignée de main historique entre Rabin et Arafat. Les groupes de contacts entre juifs et arabes sont devenus moribonds, les Juifs ont même peur de leurs concitoyens et les Arabes des territoires occupés sont survoltés. Que faire? Que s’est-il donc passé?

Émile Shoufani, prêtre arabe melkite de Nazareth, dirige l’école Al-Mutran, la plus importante de Nazareth. Depuis quinze ans, le Père Émile est un personnage clé du dialogue judéo-arabe, connu dans tout Israël. Voyant le désespoir des deux camps, il réunit des professeurs de son école arabe et ceux d’une école juive de Jérusalem pour tenter de répondre à cette question : « Que nous est-il arrivé? » Émile retient de ce séminaire de deux jours une seule phrase, tombée à la fin d’un échange avec son ami juif Dan, homme de paix et anti-raciste, qui dit tout haut ce que pensent les autres :

  • « Aujourd’hui, je sens que je suis un Juif avant d’être un démocrate, c’est la solidarité avec les miens qui importe avant tout. »
  • Mais, dans ces conditions, qu’est-ce qu’être Juif? » demande Émile.
  • «Je me sens Juif lorsque j’ai peur», répond Dan (p. 18).

Émile fait vite l’équation: le Juif et la peur, résultat du spectre de la Shoah (sujet tabou entre tous les tabous, même entre eux), peur viscérale et inconsciente, donc destructrice car effective. Émile décide alors de dépasser ses souffrances et celles de son peuple pourtant si proches de son cœur meurtri lui aussi, afin de se mettre à l’écoute de la peur juive, le but visé étant de recréer un dialogue viable et durable. De là naîtra son projet inédit et audacieux.

Printemps 2001. Les groupes de dialogue tentent de se reconstituer, mais l’incompréhension demeure. Les Juifs n’ont plus de répondants arabes et demandent asile à Émile. Après les avoir longuement écoutés, un soir, il se lance avec l’intuition qui est sienne depuis qu’il a compris qu’il faudra bien parler de la peur juive, car c’est le cœur du problème. Ce soir-là, Émile leur parle de la Shoah, lui, arabe et palestinien, et leur expose son projet d’y faire face ensemble. Il leur propose un voyage collectif à Auschwitz, organisé par ses frères arabes de bout en bout, qui les inviteraient à se joindre à eux pour les écouter parler de leur souffrance et les accompagneraient dans cette démarche de mémoire et de recueillement. Une femme le questionne : « Qu"attendriez-vous de nous?» Sans réfléchir, Émile répond : « Mais rien, c’est gratuit, sinon le geste n’aurait pas de sens. » Alors tous se mettent à pleurer, émotion qui ressemble à celle qui advient lors d’une naissance. Il avait vu juste.

Il n’y a qu’un homme de la trempe d’Émile Shoufani pour se lancer dans cette aventure en temps de guerre. Il rencontre des résistances autant chez les Juifs que chez les Arabes. Les Juifs acceptent de l’épauler, mais à la condition qu’il leur assure que la représentation arabe et musulmane soit à la hauteur de leurs attentes. Ses concitoyens arabes le soupçonnent de laisser tomber la souffrance des siens puisqu’il ne demande pas de contrepartie. Émile demeure ferme, car il ne peut reprendre ce «rien en échange» qui a mobilisé les Juifs à l’appuyer dans ce projet. Il sillonne tout Israël, s’appuie sur ses amis et sélectionne soigneusement ceux qui l’accompagneront.

De plus, il veut que son voyage pour la Paix soit un projet planétaire, non religieux, car les Arabes n’étaient pas en Europe lors de la Shoah. Il choisit le sol français comme deuxième front pour son combat, en raison de sa laïcité. Il fait plusieurs voyages fréquents en France pour y présenter son projet. C’est à Paris, en décembre 2002, qu’il lance l’Appel mis au point au fil des rencontres : « [...] J’appelle mes frères juifs et arabes à mettre momentanément de côté leur contentieux, pour essayer ensemble de renouer une relation vraiment humaine. [...] J’appelle mes frères arabes à se joindre à moi pour accomplir un geste fort et résolument audacieux. Sur le lieu qui incarne l’atrocité du génocide, à Auschwitz-Birkenau, nous ferons acte de fraternité envers les millions de victimes, nous proclamerons notre solidarité avec leurs fils et leurs filles juifs, nous témoignerons de notre empathie pour cette souffrance indescriptible. Cet acte de mémoire signifiera notre refus radical d’une telle inhumanité, il témoignera de notre capacité à comprendre la blessure de l’autre. J’appelle mes frères juifs [...] à partager avec leurs frères arabes leur expérience personnelle et leur connaissance de la Shoah. [...] J’appelle tous les hommes et les femmes de bonne volonté [...] à supporter de toutes leurs forces ce projet. Qu’il puisse contribuer à nous guérir de tant de traumatismes, qu’il puisse nous ouvrir une brèche vers une autre avenir et préparer la paix » (p. 100-102).

Ils sont 500 personnes à répondre à son appel, dont au moins 250 arabo-musulmans. Après plusieurs séminaires préparatoires, ils effectuent le voyage « Mémoire pour la Paix », du 26 au 29 mai 2003. Arrivés à Cracovie par vagues successives, ils visitent la ville et s’imprègnent du « vide qui l’habite, celui des dizaine de milliers de disparus qui constituaient plus du tiers de sa population avant guerre » (p. 202). Le lendemain, on se rend d’abord sur la rampe ferroviaire (Judenrampe) d’Auschwitz; c’est ici que les convois arrivaient jusqu’au printemps 1944 et qu’on y séparait les personnes aptes au travail des autres, menées directement à la chambre à gaz. Viennent ensuite la visite de la « prairie aux bouleaux » où reposent les cendres et ossements de centaines de milliers de Juifs, celle du Bunker II, des ruines des crématoriums et du monument international de Birkenau où l’on récite la prière juive pour les morts, le kaddish.

La journée du 28 est consacrée à une visite du camp et du musée d’Auschwitz et à un retour à l’entrée de Birkenau où, lors d’une cérémonie empreinte d’émotion, une quizaine de voix, des voix arabes en particulier, se relaient pour réciter la liste des victimes préparée par les participants juifs. Au terme de cette proclamation solennelle, tous s’engagent « à porter la mémoire de la Shoah et à faire le travail commun qui, à partir des enseignements de cette mémoire, nous permettra d’explorer ensemble un horizon de paix » (p. 244). Chacun dépose une bougie, symbole de la vie, sur les rails de la rampe qui menait à la mort. Un participante écrira au retour : « Le but n’était pas de pleurer ensemble. Mais parce que nous avons pleuré ensemble, Juifs et Arabes, à Auschwitz, nous avons pris conscience que nous sommes UN, dans notre faiblesse et notre grandeur, dans notre responsabilité aussi ».

Ce livre est un véritable bijou spirituel. Il rend compte de l’expérience unique d’Arabes acceptant de répondre à la demande d’Émile Shoufani d’accompagner en toute gratuité des Juifs dans une mémoire partagée sur la Shoah, alors qu’eux mêmes étaient innocents des crimes atroces commis dans une Europe influencée par une idéologie nazie et fasciste. Quel exemple de générosité! Et que dire des Juifs qui ont consenti à raviver ces souvenirs douloureux pour en guérir le traumatisme! Émile a toujours refusé l’offre des Juifs de « rendre la pareille » aux Arabes. Il demande plutôt «pour établir une véritable rencontre fondatrice de paix, [...] que le monde juif fasse l’effort de s’intéresser pour de bon au monde arabe, cherche vraiment à comprendre à qui il a affaire, nous prenne sérieusement comme partenaire au plein sens du terme »; en somme, « un changement de regard du monde juif et de l’Occident sur nous » (p. 272-273).

Lors de la cérémonie de remise du prix de l’Éducation pour la paix que l’Unesco lui décerne en décembre 2003, Émile précise : « Si tu veux la paix, prépare la paix : fais venir l’autre dans ta propre maison, rends-lui visite dans sa famille, écoute-le, fais-le physiquement exister dans ta vie, prends en charge ses émotions et sa culture, ses deuils et ses joies, son histoire et ses espérances » (p. 281). La paix véritable est basée sur l’amour qui fait voir l’autre comme soi-même et accepte son altérité comme une richesse et non comme un danger. Si elle advient un jour au Proche-Orient ou ailleurs dans ce monde troublé, cela sera grâce à des hommes humbles et audacieux, de même qualité humaine qu’Émile Shoufani. Un Arabe face à Auschwitz est un témoignage à lire absolument qui a mérité à Jean Mouttapa le Prix de spiritualité littéraire 2005.

Remarques de l’éditeur

Diane Dufour et Jean Duhaime, Faculté de théologie et de sciences des religions, Université de Montréal

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