De la mort à la vie. Les memoires de Hans Jonas.
Georges Leroux
Souvenirs. Par Hans Jonas, d"après des entretiens avec Rachel Salamander. Traduit de l"allemand par Sabine Cornille et Philippe Ivernel - Postface et notes de Christian Wiese - Rivages - Paris, 2005, 382 pages
Certaines oeuvres ne voient parfois le jour que très tard dans la vie de leurs auteurs. C"est le cas du Principe responsabilité (Flammarion, «Champs»), achevé par Hans Jonas en 1979 alors qu"il avait 70 ans passés. Rien ne laissait prévoir le succès de cet essai, devenu avec le temps le manifeste de l"écologie philosophique pour notre époque.
Intéressé depuis sa jeunesse par la philosophie de la nature et par les doctrines de l"évolution dans leur rapport avec l"existence de la liberté, Jonas s"était d"abord fait connaître par un ensemble imposant d"études sur le gnosticisme hellénistique, dont il avait proposé une interprétation fortement teintée par l"existentialisme de son maître, Martin Heidegger. Demeurées non traduites en langue française, ces études se concentraient sur la réaction d"une époque aux prises avec une angoisse insupportable et projetant dans la conception d"un dieu maléfique l"origine de ses maux. On peut penser, à la lecture des mémoires de ce philosophe remarquable, que la question de la responsabilité du mal fut d"abord pour lui une question pertinente pour l"histoire du XXe siècle mais que, devant l"accumulation des catastrophes écologiques, il en vint à la transférer sur le devoir de l"humanité envers la nature.
Né dans une famille juive de Rhénanie, le jeune Jonas est témoin de la Première Guerre mondiale qui le rend profondément perplexe sur l"évolution du patriotisme allemand. Seul élève juif de son lycée, il est confronté à l"antisémitisme de la petite bourgeoisie. Son évolution très rapide vers le sionisme est motivée par une prise de conscience de la profondeur de son judaïsme : alors que tout aurait dû l"orienter vers le marxisme, il s"engage dans une formation pour émigrer en Palestine. Lecteur des prophètes et de Martin Buber, il confesse n"avoir compris que très tard les conséquences du sionisme sur les populations arabes de Palestine, notamment lors du massacre d"Hébron en 1929. Militant sioniste, le jeune Jonas est aussi étudiant de philosophie à Fribourg, à Heidelberg et à Marbourg. Son itinéraire philosophique le fait élève de Heidegger -- jeune privat-docent qui enseignait alors saint Augustin et dont il brosse un portrait très nuancé sur le plan politique -- mais aussi de Husserl. Sa formation est marquée par la croissance de l"antisémitisme mais aussi par des amitiés exceptionnelles : Karl Löwith, Leo Strauss, Gershom Scholem et surtout Hannah Arendt, dont il fut certainement l"ami le plus proche durant toute sa vie. Son récit lève un peu le voile sur la relation très particulière d"Arendt à son maître Heidegger. De tout son groupe d"amis de Marbourg, y compris Hans-Georg Gadamer, il dira que tous étaient apolitiques, une affirmation qui étonne.
En 1934, la décision d"émigrer en Palestine est définitive, et la suite des événements est terrifiante : son père meurt en 1938 d"un cancer alors que sa mère, qui veut protéger son jeune frère, ne peut pas sortir à temps et mourra à Auschwitz. Hans Jonas passe la période de la guerre à Jérusalem, où il noue de solides amitiés, notamment avec Hans Lewy, et il nous donne un portrait très vivant du milieu de la première université hébraïque. Chapitre rare, il décrit également le rôle des brigades juives dans l"effort de libération, d"Alexandrie à l"Italie du Nord. Il décrit également avec amertume l"Allemagne vaincue et les villes détruites. Lors d"une visite à Bultmann, celui-ci lui aurait dit : «Sans Kant, il m"eût été impossible de traverser cette époque.»
Le chapitre sur Montréal et Ottawa, alors que Hans Jonas est lauréat d"une bourse de recherche en 1949, témoigne d"un accueil sympathique mais mitigé. Professeur à Dawson College, puis à Carleton, il finit par partir pour New York, où il passera le reste de sa carrière. Sait-on cependant que Ludwig von Bertalanffy, l"éminent biologiste et théoricien de l"organisme, fut aussi professeur à Carleton, où Jonas discuta souvent avec lui d"évolution et de philosophie biologique ? Le développement de sa pensée vers la discussion de ces questions prend sans doute son origine dans cette période de transition, alors qu"il quitte le cadre existentialiste de ses premiers livres pour aborder la question de la responsabilité morale à l"égard des générations à venir.
Professeur à la New School de New York jusqu"en 1976, Hans Jonas consacre des pages bouleversantes à Hannah Arendt et en particulier à leur différend sur le sionisme et le judaïsme. Comme Scholem, Jonas fut épouvanté par les prises de position d"Arendt à la suite du procès Eichmann, mais leur amitié put survivre à ces tensions. En revanche, son chapitre sur la rupture avec Heidegger est rempli de tristesse, et c"est sans doute dans son livre de 1987 sur l"expérience de Dieu après Auschwitz (traduction française Rivages Poche, 1994) qu"on trouve le coeur de sa réflexion philosophique sur le déficit moral de l"Allemagne.
Hans Jonas est mort en 1993, et les mémoires que nous pouvons lire aujourd"hui sont le résultat d"entretiens avec transcrits après sa mort par Christian Wiese, qui leur a joint une postface et un appareil de notes d"une grande richesse. La vie de ce philosophe exceptionnel témoigne d"un engagement politique peu commun chez les juifs de sa génération -- Raymond Klibansky constitue à cet égard une autre grande figure -- mais montre surtout une capacité hors du commun de transformer les influences existentielles qui avaient marqué sa jeunesse en sources profondes pour une philosophie de la vie. Un penseur que tout orientait vers une forme de nihilisme est ainsi devenu le représentant principal de l"éthique de la responsabilité pour notre temps.