Approches juives et chrétiennes du serviteur souffrant

Brunot Charmet:
Approches juives et chrétiennes du serviteur souffrant. Témoins et passeurs – Préface du Père Michel Remaud.
(Juifs et chrétiens en dialogue)
Paris, Éditions Parole et Silence, 2019, 322 p., 27€

Après avoir offert en 2015 Juifs et Chrétiens, partenaires de l’unique Alliance[1], Bruno Charmet poursuit ici la tâche de retracer d’autres parcours de témoins et passeurs, avec la conviction, écrit-il en introduction, «que rien ne remplace, dans le dialogue judéo-chrétien, la connaissance de ces êtres qui ont voué leur vie à la rencontre essentielle, unique, matrice de tout autre dialogue interreligieux » (p. 13).

L’auteur précise d’entrée de jeu que ce recueil de sept études «n’est pas une simple suite du précédent, car il s’ouvre sur un long commentaire exégétique et philosophique d’une figure énigmatique qui fascina et attira une foule de croyants, de juifs et de chrétiens, à travers deux millénaires: le Serviteur souffrant surgi de l’exil (cf. Isaïe 52,13 – 53,12)» (p. 13). Ce premier chapitre couvre près de la moitié de l’ouvrage (p. 23-149).

Plutôt que d’une étude de type historico-critique, il s’agit d’une méditation fondée sur «l’examen du Triduum pascal, avec en son cœur la lecture de ces deux chapitres lors de la liturgie du Vendredi Saint» et sur les commentaires qu’en on fait les deux communautés, juive et chrétienne, «pendant près de deux millénaires de confrontations souvent douloureuses» (p. 24). Selon Charmet, «la figure du Serviteur souffrant, tout en maintenant une stricte séparation, relie de façon mystérieuse ces compagnons de route que sont juifs et chrétiens» (p. 24). En accueillant l’interprétation juive, qui reconnaît Israël dans la figure du Serviteur, la tradition chrétienne s’ouvre en effet à «des champs de réflexion encore inexplorés sur la relation qui ne cesse d’unir Jésus à son peuple» (Michel Remaud, «Préface», p. 11).

Le deuxième chapitre (p. 151-218) consiste en un portrait détaillé d’un «vrai serviteur de Dieu, du peuple juif et des hommes» (p. 14), l’historien Fadiey Lovsky (1914-2013), qui a joué un rôle majeur dans le rapprochement entre juifs et chrétiens à la fois par sa chaleureuse personnalité et par ses écrits sur l’antisémitisme, les relations judéo-chrétiennes et l’œcuménisme. Charmet, qui a entretenu une longue relation d’amitié avec Lovsky, se propose de «restituer son parcours spirituel» en faisant appel tant à ses souvenirs et à ses notes personnelles qu’aux nombreux travaux de l’auteur, y compris des inédits, dont il a une fine connaissance.

Un bref troisième chapitre (p. 219-226) esquisse un profil d’«André Chouraqui (1917-2007) «poète, traducteur, prédicateur, pèlerin de la paix», auteur d’une œuvre riche et diversifiée dont témoigne un ouvrage posthume, Chercherai-je un autre dieu que Dieu?[2] Ce profil sert d’entrée en matière pour présenter, au chapitre suivant (p. 225-257) l’Introduction aux Devoirs des Cœurs de Bahya Ibn Paqûda, un joyau de la spiritualité juive médiévale (publié vers 1080) traduit par Chouraqui en 1950 et réédité plusieurs fois depuis. Cet ouvrage qui fait référence à l’Évangile et cite le Coran «dépasse, de loin, le simple traité de morale et l’unique souci des devoirs que l’homme doit avoir à l’égard de son prochain» (p. 239): il culmine dans le «pur amour de Dieu», absolument désintéressé et «excluant absolument tout esprit de calcul en vue d’une récompense future» (p. 244). Il a été l’un des ouvrages les plus lus et médités dans les écoles du Moussar, «cette grande tradition de l’éthique juive qui a refleuri particulièrement en Lituanie au XIXe siècle» (p. 18) et à laquelle Charmet consacre le chapitre suivant en s’appuyant principalement sur les travaux de Georges-Élia Sarfati qui l’a fait connaître aux lecteurs francophones (p. 259-269).

Dans le chapitre six (p. 271-288), Charmet présente Edith Stein (1891-1942) et sa relation particulière au peuple juif, telle qu’elle ressort de Vie d’une famille juive[3], les «mémoires» qu’elle a rédigés principalement entre 1933 et 1935 «en réponse au déferlement de haine antisémite qui se produisait alors dans toute l’Allemagne» (p. 272). À travers les anecdotes et petits faits rapportés dans ce livre, Charmet décèle «l’attachement définitif d’Edith Stein à son être juif, y compris après sa conversion» (p. 273), «son écoute constante de toute souffrance» (p. 275) et «son intense travail philosophique» (p. 275). Et il commente: «Edith Stein, par sa personne même, par sa vie, jusqu’à la sanctification du Nom (kiddoush ha Shem), partagée avec son peuple, fait prendre conscience, aussi bien aux juifs qu’aux chrétiens, de la nature proprement consubstantielle des deux religions, à travers leur hiatus même (p. 279).

Le dernier chapitre évoque la lutte contre l’antisémitisme menée dès les années 1930 par le Cardinal Jules-Géraud Saliège (1870-1956), Archevêque de Toulouse. Il s’appuie sur le livre La croix du Christ contre la croix gammée[4], un recueil de textes de Mgr Saliège parus entre 1939 et 1945, notamment sa fameuse Lettre pastorale du 23 août 1942 en défense des juifs; il cite également plusieurs autres publications, dont les actes du colloque de 2006 Le Cardinal Saliège, Archevêque de Toulouse[5]. Charmet est frappé par l’engagement précoce de Mgr Saliège à combattre l’antisémitisme, lui qui affirmait dès 1933 se sentir «lié à Israël comme la branche au tronc qui l’a portée» et qui soutenait que «le catholicisme ne peut accepter que l’appartenance à une race déterminée situe des hommes dans des droits inférieurs» (cité p. 291). On trouve dans les propos de Mgr Saliège l’expression de la «solidarité essentielle liant les chrétiens aux juifs» (p. 292), une solidarité qu’il continue d’exprimer de diverses manières après la guerre. Charmet met aussi en valeur le rayonnement du message du Cardinal Saliège, «bien au-delà de son Église, dans la communauté juive par exemple, et plus largement parmi des figures humanistes comme celles d’Albert Camus ou de Jean Moulin » (p. 289).

Le livre s’achève par un index des auteurs ayant commenté ou évoqué la figure du Serviteur souffrant (p. 313-315). Charmet donne également des précisions sur l’origine des textes (p. 317-318). Comme il le signale, la plupart des textes de ce recueil, sauf celui du chapitre deux (inédit), sont des versions fortement remaniées d’écrits antérieurs. Une longue note (p. 23-24) retrace la genèse de la méditation sur le Serviteur souffrant, amorcée lors d’enseignements à divers groupes et ayant fait l’objet d’un article de la revue Sens en 1995[6]. Les chapitres trois à sept proviennent en grande partie de recensions parues également dans Sens au fil des ans. Chaque chapitre en regroupe quelques-unes autour du «témoin» ou du «passeur» concerné.

Cet agencement original est généralement réussi, même si on souhaiterait parfois une introduction un peu plus généreuse pour contextualiser le personnage ou les œuvres présentées, dont le lien avec la figure du Serviteur souffrant n’est pas toujours évident. Lorsqu’on a dépassé un premier étonnement face à cet assemblage, on constate que le livre fourmille d’informations, souvent de première main, et de réflexions judicieuses où l’on sent tout l’intérêt, pour ne pas dire la passion de Charmet pour ces artisans, témoins ou passeurs de la rencontre entre le judaïsme et le christianisme.

[1] Bruno Charmet, Juifs et Chrétiens, partenaires de l’unique Alliance, Témoins et Passeurs, préface de Marguerite Léna (Paris, Parole et Silence, 2015; 2e éd. 2016). Sur cet ouvrage, voir la recension de Mireille HADAS-LEBEL sur le site de l’AJCF.

[2] André Chouraqui, Chercherai-je un autre dieu que Dieu? (Paris, Desclée de Brouwer, 2011).

[3] Edith Stein, Vie d’une famille juive (trad. et annexes de Cécile et Jacqueline Rastoin; Genève, Ad Solem / Paris, Cerf, 2001; 2e éd., Genève, Ad Solem / Paris, Cerf / Toulouse, Éd. du Carmel, 2008).

[4] Cardinal Saliège, La croix du Christ contre la croix gammée (Paris, L’Échelle de Jacob, 2009).

[5] Jean Rocacher et Jean-François Galinier-Pallerola (dir.), Le Cardinal Saliège, Archevêque de Toulouse. Colloque de l’Institut Catholique de Toulouse, 3-4 novembre 2006 (Bulletin de Littérature Ecclésiastique, 118, no 1; Toulouse, Institut Catholique de Toulouse, 2007).

[6] Bruno Charmet, «Le ‘Serviteur souffrant’ d’Isaïe. Une lecture chrétienne» (Sens Nos 7/8, 1995, p. 275-300).

Remarques de l’éditeur

Jean DUHAIME est professeur émérite d’interprétation biblique de l’Université de Montréal et rédacteur de la section francophone de Relations judéo-chrétiennes. Il est engagé dans le dialogue interreligieux depuis plusieurs années; il a été président du Dialogue Judéo-Chrétien de Montréal (DJCM). Il est membre de la Communauté chrétienne St.-Albert-le-Grand de Montréal.

 

Retour