Le 7 juin 2017, à Strasbourg, l’Union des Églises protestantes d’Alsace et de Lorraine (UEPAL) a rendu publique une déclaration sur les écrits anti judaïques de Luther. La déclaration a été introduite par une réflexion du Président de l’UEPAL, Christian Albecker, et une conférence du Professeur Marc Lienhard. Faite dans une optique de “guérison des mémoires”, la déclaration rejette catégoriquement les écrits anti judaïques tardifs de Luther et déplore qu’ils aient servi, à l’époque contemporaine, à justifier la haine et la persécution des juifs. Le Grand Rabbin de Strasbourg, René Gutman y a brièvement répondu[1].
1. Nous commémorons en 2017 le 500e anniversaire de la Réformation déclenchée par les 95 thèses de Luther sur les indulgences. Luther nous a légué une spiritualité toujours actuelle, enracinée dans la Bible, et qui s’est exprimée de manière durable dans ses cantiques et ses catéchismes. Il a recentré la foi sur le Christ et sur la grâce, en mettant en valeur la liberté chrétienne. Il a suscité une vie d’Église nourrie par la Parole de Dieu, qui fait place à tous les croyants, égaux devant Dieu. Il a valorisé le service du prochain et l’engagement dans la société.
2. Malheureusement, la redécouverte de l’Évangile n’a pas conduit Luther à un nouveau regard sur les juifs. Il est resté tributaire d’attitudes et de conceptions antijuives dont certaines remontent aux débuts de l’Église chrétienne, même s’il a, dans un premier temps, récusé certains stéréotypes anti-judaïques qui accusaient les juifs d’avoir profané les hosties ou procédé à des meurtres rituels.
3. Luther reprochait aux juifs de se prévaloir de leur descendance d’Abraham, et de mettre leur confiance dans l’observation de la loi, au lieu de vivre de la justification par la foi. Il s’élevait aussi contre leur refus de voir dans le Christ l’accomplissement des prophéties messianiques de l’Ancien Testament. Ce jugement théologique n’a pas varié tout au long de sa vie. Mais Luther stigmatisait aussi la présomption de bien des chrétiens qui, d’après lui, se reposaient sur leurs œuvres plutôt que sur la grâce de Dieu.
4. Pendant une vingtaine d’années, il appelle à la solidarité avec les juifs. Il faut s’accepter mutuellement comme le Christ nous a acceptés, et louer Dieu plutôt que de se disputer. Pour lui, une attitude amicale envers les juifs, susceptible de conduire un certain nombre d’entre eux à se convertir, doit remplacer les invectives et l’oppression à leur égard.
5. Vers 1530, l’attitude de Luther à l’égard des juifs a changé. Il est inquiet d’une judaïsation du christianisme, craignant que la tolérance des juifs ne suscite la colère de Dieu. Il croit la fin des temps proche et annoncée par l’émergence de forces anti-christiques telles que les juifs et la papauté. Luther prône alors dans ses écrits anti-juifs des mesures inhumaines. En 1543 il propose de brûler les synagogues, les écoles et les livres des juifs, d’interdire l’enseignement des rabbins ainsi que l’usure. Nous rejetons catégoriquement ces propositions abominables qui, hélas, seront reprises sous d’autres auspices en d’autres temps.
6. Par la suite, on s’est inspiré plus ou moins dans les Églises luthériennes des points de vue de Luther. On s’est référé à son attitude des débuts, amicale envers les juifs, pour prôner la tolérance à leur égard, ou encore pour la mission auprès des juifs. À l’époque contemporaine, certains ont utilisé ses écrits tardifs pour justifier la haine et la persécution des juifs, mises en œuvre au temps du national-socialisme sur des bases raciales. Nous déplorons que même des chrétiens se soient laissés entraîner dans cette voie néfaste et que certains se soient référés pour cela à Luther, en contribuant à la tragédie de la Shoah.
7. Nous rejetons résolument les invectives du Luther tardif contre les juifs. Nous partageons, protestants et juifs, la même foi dans le Dieu unique d’Abraham qui, pour les chrétiens, s’est révélé en Jésus le juif. C’est le même Dieu créateur et actif dans l’histoire, même si nous en parlons différemment. Malgré un regard différent porté sur Jésus, le judaïsme comme religion nous est plus proche que toutes les autres religions. Et « la relation de l’Église à Israël est un aspect incontournable de l’identité de l’Église »[2]. En qualifiant l’Église de peuple de Dieu, nous ne pouvons pas dénier ce même titre à Israël, lui aussi et d’abord peuple élu de Dieu, et cette élection demeure inchangée.
8. Nous savons qu’il nous faut réviser de manière critique certaines lectures de l’Ancien (ou Premier) Testament héritées de la Réformation. Nous savons aussi que l’interprétation judaïque de cet ensemble de livres peut être pour nous une aide pour en saisir toute la richesse. Nous sommes conscients de la nécessité d’entreprendre un travail de réflexion sur les stéréotypes antijuifs hérités de l’histoire et toujours présents dans notre société. Un regard critique s’impose aussi sur certaines de nos liturgies et de nos théologies héritées de la Réformation.
9. Au-delà de l’antijudaïsme religieux, l’antisémitisme gangrène jusqu’à nos jours nos sociétés et nos mentalités. Nous voulons en prendre conscience davantage et le combattre plus fortement que par le passé au sein de nos communautés et dans l’espace public.
10. Avec les juifs, nous nous savons appelés à témoigner d’un Dieu qui seul est saint, et de la dignité humaine qui s’étend aux membres les plus faibles de notre société. Et ensemble nous voulons nous engager au sein de la société avec la certitude que Dieu a besoin de chacun de nous pour rendre cette terre plus humaine, en attendant les nouveaux cieux et la nouvelle terre que Lui seul réalisera.
Strasbourg, le 7 juin 2017