L'Amitié internationale judéo-chrétienne, implore: "Attention au langage!" dans les discussions sur le Moyen-Orient*

Le conseil exécutif de l'Amitié internationale judéo-chrétienne (ICCJ), basé à Heppenheim (Allemagne) a émis le 26 juillet 2010 un communiqué où il fait part de son inquiétude devant "une polarisation croissante, un peu partout dans le monde, du discours tenu entre les Juifs et les chrétiens et même entre membres d'une même communauté", s'agissant du conflit israélo-palestinien. Selon des rapports reçus de membres de l'ICCJ un peu partout dans le monde, "les points de vue extrêmes semblent gagner du terrain, alors que les efforts de modération et de compromis sont rejetés comme autant de signes de déloyauté et de naïveté."

Le document intitulé "Attention au langage!" souligne "le degré de véhémence sans précédent" qui se manifeste" en de nombreux endroits", ajoutant que la rhétorique sans retenue qui prévaut apparaît comme une menace particulière pour "un organisme voué au dialogue interreligieux et cherchant à promouvoir la compréhension et l’enrichissement mutuels entre Juifs et chrétiens."

Le titre du document évoque l’appel lancé à maintes reprises par le regretté Rabbin Leon Klenicki (1930-2009), qui fut longtemps directeur interreligueux de la Ligue antidiffamation. Il lançait cette imploration lorsque les conversations interreligieuses devenaient trop animées ou personnalisées.

L’énoncé de l’ICCJ illustre le sujet de ses préoccupations dans une analyse des réactions suscitées par une déclaration émise en 2009 par des chrétiens palestiniens: "Kairos Palestine: Un moment de vérité: une parole de foi, d’espérance et d’amour au cœur de la souffrance des Palestiniens".

L’énoncé exprime une appréciation de différents aspects du document Kairos Palestine, tout en énumérant six objections ou questions sérieuses à son sujet.

Cependant, l’ICCJ souligne que son propos, concernant le document, n’est pas d’en analyser les faiblesses, mais d’inciter sérieusement ses auteurs à faire preuve du genre de dialogue sincère que l’Amitié internationale judéo-chrétienne juge essentiel au respect mutuel entre toutes les communautés religieuses, notamment celles qui sont affligées par des conflits politiques. L’ICCJ voit un manque de respect dans les réactions de certains critiques à l’égard du document Kairos Palestine, qui en viennent à interpréter "la moindre ambiguïté de façon extrêmement négative, formulant des affirmations fausses qui délégitiment le document."

"Contrairement aux autres réponses que j’ai vues, la nôtre, je crois, est nuancée et équilibrée, et ne présume pas du pire chez autrui", a déclaré Deborah Weissman, présidente de l’ICCJ. "J’espère que notre commentaire contribuera à l’avancement du dialogue, plutôt que de l’étouffer".

"Avec tous ceux qui aiment cette Terre que trois religions interreliées appellent Sainte, nous partageons l’impatience de voir advenir le jour où cette terre sera vraiment un signe de collaboration interreligieuse et même d’amour entre les nations d’Israël et de la Palestine", conclut le document.

"D’ici là, que notre impatience soit tempérés par une "attention au langage" de sorte que la compréhension mutuelle croisse, à la faveur du dialogue."


Texte intégral du communiqué "Attention au langage"

"Attention au langage!"

Une demande pressante de l’Amitié internationale judéo-chrétienne (ICCJ)

adressée à tous ceux et celles qui recherchent une meilleure compréhension interreligieuse

Au cours de sa réunion annuelle, du 20 au 24 juin 2010, tenue à Istanbul, en Turquie, le Conseil exécutif de l’Amitié internationale judéo-chrétienne a exprimé son désarroi devant les rapports faisant état d’une polarisation croissante, un peu partout dans le monde, du discours tenu entre les Juifs et les chrétiens et même entre membres d’une même communauté. Selon un grand nombre de nos membres, les points de vue extrêmes semblent gagner du terrain, alors que les efforts de modération et de compromis sont rejetés comme autant de signes de déloyauté et de naïveté.

La polarisation qui se manifeste semble tenir en grande partie de l’absence constante de progrès dans la normalisation des relations entre Israéliens et Palestiniens et dans la réalisation de l’objectif d’une cohabitation, dans la paix et la sécurité, de deux États, celui d’Israël et celui de la Palestine.

En l’absence d’une discussion ouverte de ces questions complexes, les Juifs et les chrétiens qui critiquent l’état de fait actuel sont réduits au silence ou stigmatisés, et souvent taxés d’antisémitisme ou d’islamophobie. Dans une atmosphère aussi surchauffée, l’emploi d’expressions chargées, telles que "la fin de l’Occupation" ou "la survie d’Israël" peut déclencher des condamnations automatiques, aussi réfléchi, aussi bienveillant soit l’interlocuteur ou l’auteur qui laisse échapper de telles expressions.

Les échanges semblent atteindre un degré de véhémence sans précédent en beaucoup d’endroits.

À titre d’organisme voué au dialogue interreligieux et cherchant à promouvoir la compréhension et l’enrichissement mutuels entre Juifs et chrétiens (et de fait entre tous les humains), l’Amitié judéo-chrétienne juge particulièrement inquiétante cette absence de retenue dans le discours. Le climat ainsi créé contredit les valeurs fondamentales de respect au cœur des deux traditions.

Plusieurs incidents récents peuvent illustrer l’atmosphère volatile qui règne en ce moment. Nous mentionnerons un seul exemple, un texte, composé par des dirigeants religieux, qui selon nous devraient porter une responsabilité spéciale de promotion du respect interconfessionnel. Nous faisons référence aux réactions publiées au document de décembre 2009 émis par un groupe de Palestiniens et intitulé "Kairos Palestine: Un moment de vérité: une parole de foi, d’espérance et d’amour au cœur de la souffrance des Palestiniens".

Nous trouvons admirables plusieurs aspects de ce document, même si nous avons des réserves à l’égard d’un bon nombre de ses propositions et de ses formulations.

Le document se présente comme un exposé de doléances. Les auteurs s’adressent à leurs compatriotes palestiniens, aux dirigeants locaux, aux sociétés palestinienne et israélienne, à la communauté internationale et aux chrétiens du monde entier.

Après avoir décrit la situation de plus en plus pénible des Palestiniens, les auteurs s’en prennent au recours à la Bible pour justifier le viol des droits des Palestiniens [2.2-4; 6.1]. Une telle utilisation de la Bible a une incidence pastorale sur les Palestiniens chrétiens, qu’il prive du recours aux Écritures, source d’inspiration et d’espoir. Le document déplore le drame des Palestiniens, présenté comme une catastrophe sans fin, qu’il attribue à "l’Occupation".

Nous trouvons admirable la retenue des auteurs de ce document. Évoquant les conditions de vie pénibles des Palestiniens, ils ne versent jamais dans la colère, la haine, ni même la vaine polémique, si courante de nos jours. Le document manifeste plutôt de la générosité d’esprit et présente certaines perspectives religieuses d’une grande richesse, que l’on ne trouverait guère dans un exposé de doléances.

Le document affirme l’humanité de tous les humains créés à l’image de Dieu [2.1; 8]. Il considère le pays comme un lieu saint où Juifs, chrétiens et musulmans peuvent vivre ensemble dans l’amour et le respect mutuel [5.4]. Il rejette toute forme de violence [5.4.3]. Il souligne que la Bible ne saurait justifier un viol des droits de la personne, mais qu’elle doit plutôt inspirer la foi, l’espérance et l’amour [2.4]. Il appelle au dialogue interreligieux et à l’éducation, en dépit des difficultés qui se présentent [3.3.2; 9.1]. Il adresse un message d’amour et d’espérance aux Juifs et aux musulmans [5.4].

Les auteurs palestiniens de ce document énoncent une conviction chrétienne profonde qui a échappé à certains critiques: "De même que le Christ a triomphé de la mort et du mal, nous pouvons nous aussi vaincre le fléau de la guerre et tout habitant de ce pays le peut également" [3.5].

L’encouragement spirituel que le document pourrait offrir aux chrétiens démoralisés nous apparaît comme un exercice valable et essentiel de sollicitude spirituelle. Les auteurs cherchent à apporter une espérance aux jeunes trop facilement tentés par le désespoir. Il vise à préparer les chrétiens palestiniens à vivre en partenaires des Israéliens le jour où deux États indépendants existeront de fait [9.1-2].

Certes, nous avons de sérieuses réserves à l’égard de certains aspects du document Kairos Palestine, et nous en mentionnons quelques-unes ci-dessous. Cependant, il convient de dire que notre objectif premier ici est d’encourager une conversation ouverte et honnête parmi les dirigeants religieux, une conversation à l’opposé de la tendance répandue à l’heure actuelle au gauchissement, à la déformation des perspectives d’autrui.

Nous espérons que ces questions, formulées afin de promouvoir le dialogue et la clarté, seront utiles aux auteurs du document Kairos Palestine, si jamais ils en préparent une deuxième édition ou en écrivent un commentaire.

    1. Certaines formulations semblent traduire une ambiguïté étudiée, qui justifie toute une gamme d’interprétations, depuis une lecture extrêmement positive à une lecture extrêmement négative, selon l’orientation du lecteur ou de la lectrice. Par exemple, le titre, "Kairos Palestine", vise sûrement à rappeler le fameux document "Kairos" publié en 1985 à Soweto, en Afrique du Sud, document qui, à l’instar de Kairos Palestine, incitait les Églises à intervenir au nom d’une population opprimée et démoralisée. Est-ce que les auteurs de Kairos Palestine veulent ainsi laisser entendre que les chrétiens palestiniens ou les Palestiniens en général subissent une forme d’apartheid, ou qu’un état d’apartheid est inévitable si certains changements n’interviennent pas? Est-ce que l’allusion à l’Afrique du Sud tient d’une stratégie rhétorique? Il serait utile que les auteurs expriment explicitement le sens du titre choisi.


    2. Le texte accuse certaines tensions. Est-ce délibéré ou cela provient-il du fait que le document a été rédigé en comité? Par exemple, le point 1.5 qualifie d’inefficaces les négociations de paix antérieures, les auteurs affirmant que certains "partis politiques ont suivi la voie de la résistance armée", accusant ensuite Israël d’utiliser ce choix comme un prétexte pour justifier sa "guerre contre la terreur". Or ce paragraphe ne définit pas la "résistance armée" et ne rejette pas explicitement le recours à la violence comme il le fait ailleurs, à la section 4. Et même dans cette section-là, se profile une ambiguïté. Le document témoigne de l’ "estime pour tous ceux qui ont donné leur vie pour notre nation" [4.2.5]. Est-ce que la portée de cette expression d’estime inclut les auteurs d’attentats-suicide, ou les tireurs qui se sont peut-être considérés comme des martyrs pour la nation palestinienne? Cette imprécision inspire un certain scepticisme quant à la sincérité des grands principes proclamés dans le texte.


    3. Nous convenons avec les auteurs de Kairos Palestine que l’attachement religieux des Juifs à Eretz Yisrael et aux promesses bibliques concernant le pays ne sauraient être interprétés de manière simpliste pour justifier la politique, les orientations ou les frontières d’aujourd’hui. Cependant, le document verse à nouveau dans l’ambiguïté quand il proclame que "notre pays a une mission universelle", celle de constituer "un prélude au salut universel total" [2.3]. Est-ce que cette proclamation d’une universalité éventuelle invalide la particularité de l’attachement religieux des Juifs à la Terre Sainte ou ne s’agit-il que d’un rejet de l’exclusivité des droits religieux des Juifs sur ce territoire?


    4. Quand nous implorons tout le monde de faire "attention au langage", comme nous l’expliquons ci-dessous, cela s’applique également à l’utilisation ambiguë, par les auteurs du document, de termes tels que "péché" ou "guerre sainte".L’emploi de telles expressions se comprend chez des gens qui vivent des situations pénibles, mais souvent il sert mal l’objectif qui est de favoriser des échanges significatifs entre des forces opposées.

    Que recherchaient les auteurs en employant des termes aussi chargés sans offrir de définition ni d’explication?


    5. La requête bien compréhensible de mettre fin à l’Occupation est formulée comme si une seule partie, l’État d’Israël, était à elle seule responsable de la suite à donner. Or de même que les origines de la situation déplorable actuelle sont dues aux interventions de nombreuses puissances régionales et internationales, est-ce que les pays voisins, leurs mandataires, et la communauté internationale, n’ont pas aussi des rôles essentiels à jouer dans l’avènement de l’État palestinien? Même si une perspective plus large apparaît au point 7, le texte demande simplement à la communauté internationale d’instaurer des sanctions économiques et de des mesures de boycottage contre Israël, sans mentionner quelque action à l’égard d’une autre partie. Nous désapprouvons cette restriction dans les principes et les termes, qui est peu susceptible de favoriser la construction des deux États voisins d’Israël et de la Palestine.


    6. La section 9.3 mentionne le mot "État" au singulier, ce qui amène certains observateurs à se demander si les auteurs de Kairos Palestine croient vraiment à la "solution de deux États" ou s’ils emploient le mot État en termes généraux, pour affirmer qu’un État ne doit pas avoir une religion établie.


Ces réserves, et d’autres objections sérieuses concernant le document Kairos Palestine ne diminuent en rien notre appréciation de ses dimensions spirituelles déjà notées.

Notre propos dans l’examen de ce document n’est pas d’en analyser les faiblesses, mais d’inviter sérieusement ses auteurs au dialogue respectueux que nous estimons essentiel au respect mutuel qui doit régner entre toutes les confessions religieuses, notamment celles qui sont affligées par des conflits politiques.

Nous sympathisons tant avec les Palestiniens pour qui la perspective d’un État palestinien semble s’estomper, que pour les Israéliens qui craignent que leurs espoirs d’une entente cordiale avec leurs voisins palestiniens ne soit qu’un projet chimérique.

Nous percevons également dans certaines réactions au document Kairos Palestine une autre manifestation d’une polarisation croissante, totalement contraire au dialogue, et qui nous préoccupe profondément.

Plutôt que de se pencher sérieusement sur les forces et les faiblesses du document, certains critiques en interprètent la moindre ambiguïté de façon extrêmement négative, formulant des affirmations fausses qui délégitiment le document.

Par exemple, une allégation a circulé sur Internet, à l’effet que l’expression "lettre morte" dans l’énoncé [2.2.2] représente une dégradation supersessioniste des Écritures hébraïques. De fait, l’expression renvoie à des applications fondamentalistes (tant chrétiennes que juives semble-t-il) de la Bible à la géopolitique actuelle, qui transforment le texte, tradition vivante offerte à l’interprétation des croyants d’aujourd’hui, en un fossile stagnant du passé.

Un autre commentateur voit à tort dans la critique d’Israël formulée dans le document une "démonisation" d’Israël.

De telles exagérations témoignent de l’esprit militant qui crée un climat où les convictions religieuses authentiques risquent d’être ignorées. "Le Christ notre Seigneur nous a laissé un commandement d’amour qui embrasse tant nos amis que nos ennemis" [4.2], déclarent les auteurs chrétiens de Kairos Palestine.

Est-ce que le cynisme règne au point où d’authentiques expressions spirituelles, chrétiennes dans ce cas-ci, doivent être repoussées avec mépris?

En de nombreuses occasions, le regretté Rabbin Leon Klenicki (1930-2009) est intervenu à des moments litigieux dans les rencontres interreligieuses pour demander instamment à tout le monde : "Faites attention au langage que vous employez!"

Nous prions toutes les personnes engagées dans le dialogue interreligieux autour du monde de résister consciemment aux forces qui promeuvent une polarisation et minent la possibilité même d’un tel dialogue.

Avec tous ceux qui aiment cette Terre que trois religions interreliées appellent Sainte, nous partageons l’impatience de voir advenir le jour où cette terre sera vraiment un signe de collaboration interreligieuse et même d’amour entre les nations d’Israël et de la Palestine.

D’ici là, que notre impatience soit tempérés par une "attention au langage" de sorte que la compréhension mutuelle croisse, à la faveur du dialogue.

Remarques de l’éditeur

(*Source: http://www.jcrelations.net/en/?item=3202.

Traduction par Pierrot Lambert pour Relations Judéo-Chrétiennes)