Y a-t-il une relation spéciale entre christianisme et judaïsme?

Au cours des prochains mois, Relations judéo-chrétiennes présentera une série d’articles dans lesquels une douzaine de théologiens chrétiens et juifs réfléchissent à l’état des relations entre juifs et chrétiens aujourd’hui et à l’existence ou non d’une “relation spéciale” entre les deux religions. Ces articles sont d’abord parus dans la revue CURRENT DIALOGUE, No 58, 2016, publiée par Le Conseil mondial des Églises et sont reproduits avec son aimable autorisation.

Considérer qu’il existe une relation spéciale entre christianisme et judaïsme est soit l’expression d’un constat décrivant un fait historique ou actuel, soit l’expression d’une conviction de foi traduisant une certaine vision du monde. Juifs et chrétiens peuvent éventuellement reconnaître les mêmes données factuelles, mais la décision de proclamer que leur relation a un caractère spécial quelconque relève d’un choix et ne résulte jamais uniquement des données sur lesquelles elle s’appuie. Ce choix est normalement motivé par des considérations théologiques, du moins en ce qui concerne les chrétiens. Il peut aussi être motivé par d’autres considérations d’ordre historique et idéologique, comme c’est le plus souvent le cas parmi les juifs. Par conséquent, lorsque l’on pense à une relation spéciale, on doit aussi se demander qui fait cette affirmation et sur quels fondements elle est affirmée ou niée.

En simplifiant la question, on pourrait dire que les juifs n’ont jamais considéré avoir une relation spéciale avec le christianisme, tandis que les chrétiens l’ont affirmé d’une manière ou d’une autre, même si une telle affirmation a parfois trouvé son expression dans la négation de la pertinence continue du judaïsme. La prétention à une relation spéciale reflète donc la communauté de foi, le contexte historique et la vision du monde de la personne qui l’énonce. 

Examinons la question d’abord du point de vue des chrétiens, puis de celui des juifs. La publication récente du document Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables par la Commission du Vatican pour les relations religieuses avec le judaïsme nous propose une formulation claire du point de vue chrétien. La section 2 explore le statut spécial du dialogue juif-catholique et, ce faisant, va droit au cœur de quelques-uns des enjeux théologiques. L’argument central est que le dialogue avec le judaïsme est  différent du dialogue avec les autres religions à cause de la continuité de l’Église avec Israël. Les juifs sont des « frères aînés », des « pères dans la foi »; Jésus était juif et toute la foi de la chrétienté primitive doit être comprise comme inscrite dans l’ensemble de la  matrice juive. Les Écritures du judaïsme, l’Ancien Testament, font partie de la Bible chrétienne, et tout ceci place le judaïsme dans une relation théologique unique avec le christianisme, à la différence de toute autre religion.

La description d’une relation spéciale fondée sur ces prémisses ne devrait pas être considérée comme un fait incontestable, basé sur les seules évidences, mais comme un choix. L’émergence du christianisme à partir du judaïsme n’est pas le seul cas en histoire des religions où une religion se développe à partir d’une autre. Le bouddhisme, le jaïnisme et le sikhisme, chacun à sa manière, s’enracinent tous dans l’hindouisme. Quand une religion se développe à partir d’une autre, cela implique, d’une certaine façon, que la religion émergente en conserve la grammaire, le cadre conceptuel constitutif. Ainsi, tout en proposant d’autres solutions et tout en empruntant à d’autres des centres d’intérêts, des saints, des Écritures, etc. chacune de ces traditions partage les mêmes éléments de base : la valeur de l’action (karma), la réincarnation, la quête d’une rédemption spirituelle, etc. Cependant, en dépit d’un tel partage, ces religions « rejetons » ne se considèrent pas comme faisant partie de l’hindouisme ou comme ayant nécessairement une relation théologique spéciale avec lui. Particulièrement si elles se sont révoltés contre lui, ont adopté une autre orientation, ou ont transgressé une frontière fondamentale (en rapport avec le système de castes, les Écritures, le rituel, etc.), elles se plaisent à se comprendre comme des entités religieuses distinctes qui n’entretiennent aucune relation théologique ou mystique avec la religion originelle.

Il y a toutefois un facteur qui rend la situation judéo-chrétienne unique par rapport à d’autres parallèles possibles. L’intégration des Écritures du judaïsme dans la Bible chrétienne crée une sorte de continuité, voire une identité potentielle, entre ces deux traditions de foi sans équivalent au monde. Mais une telle incorporation nécessite une interprétation et les chrétiens ont interprété les Écritures juives en considérant l’Église comme Israël, d’une manière ou d’une autre, et, typiquement jusqu’à tout récemment, à travers une théologie de la substitution. Ainsi, même si la continuité des écrits constitue un fait historique unique, ce fait historique n’a de sens qu’à cause de l’auto-compréhension chrétienne comme ayant une relation unique avec Israël et le judaïsme. C’est seulement lorsque les chrétiens affirment le caractère unique de cette relation, à la lumière d’une continuité scripturaire, que nous en arrivons à l’énoncé d’une relation spéciale. Soyons clair : durant la plus grande de l’histoire, les chrétiens n’ont pas affirmé avoir une relation spéciale avec les juifs, une relation privilégiée du genre de celle qu’affirme le nouveau document du Vatican, et qui est à l’origine de la discussion actuelle. Il a fallu un changement dans la perception chrétienne du judaïsme pour que le fait de la continuité scripturaire devienne le fondement sur lequel s’appuie la déclaration d’une relation spéciale.   

Le rôle que joue le choix dans l’affirmation d’une relation spéciale devient clair quand nous considérons comment les juifs réagissent par rapport aux mêmes données. La compréhension d’une relation spéciale est basée sur une série de faits – la référence à Jésus et la formation du canon chrétien; en eux-mêmes, ces faits n’ont aucune signification pour le judaïsme. Pour la plupart des juifs à travers l’histoire, il n’est rien sorti de bon des faits présentés comme preuve d’une relation spéciale. Ce serait même plutôt le contraire. De grands efforts ont été faits pour convertir les juifs au christianisme, précisément à cause d’une telle « relation spéciale » ou des circonstances se rapportant à l’émergence du christianisme à partir du judaïsme et de la présence du judaïsme dans le récit chrétien et dans son canon. Cette relation, pourrait-on dire, a été une relation spéciale négative.

Les juifs n’ont pas vu, et dans l’ensemble ne voient toujours pas, leur relation au christianisme comme une relation qui devrait être appréciée différemment de leur point de vue sur les autres religions. Tous les points de vue juifs sur les autres  religions formulés durant le moyen âge et au début de l’ère moderne considère le christianisme et l’islam de la même façon. Bien que le christianisme ait intégré les Écritures juives, les deux sont considérés comme des dérivés du judaïsme et les deux sont vues, d’une certaine manière, comme continuant son message, même si elles le font sous une forme imparfaite ou corrompue. Une des expressions les plus connues de ce point de vue est celle de Maïmonide : dans les versions non censurées de ses écrits, il parle des voies mystérieuses de la providence qui préparerait, à travers la diffusion du christianisme et de l’islam, la reconnaissance ultime de la vérité. À travers ces deux religions, le nom de Dieu se fait connaître, ce qui prépare la voie à la connaissance complète de Dieu, lors de la venue du Messie. Notons que les différences entre l’islam et le christianisme ne sont pas significatives ici. Tandis que Maïmonide considère le christianisme comme idolâtre, ce qui n’est pas le cas pour l’islam, cette distinction ne change rien à une appréciation de leur rôle historique. L’important est que le christianisme et l’islam sont considérés de la même façon lorsqu’il s’agit d’envisager leur rôle historique. Cela s’applique également à la plupart des autorités rabbiniques (Franz Rosenzweig constitue une exception intéressante à cette règle). Les références positives aux autres religions incluent aussi bien le christianisme que l’islam.

Une « relation spéciale » indique une validation et une reconnaissance de la valeur positive d’une autre religion. Plusieurs obstacles doivent être surmontés pour que des juifs soient en mesure d’affirmer l’existence d’une relation spéciale avec le christianisme. Sur le plan historique, jusqu’à ce que les chrétiens transforment leur théologie du judaïsme, il n’y avait pas de place pour un tel statut spécial. Théologiquement, il est difficile de concevoir une « relation spéciale » si le christianisme est considéré par les juifs comme idolâtre. L’islam, non-idolâtre, serait un meilleur candidat pour parler d’une « relation spéciale ». C’est seulement après que de tels obstacles sont surmontés qu’on peut considérer l’argument des Écrits comme un critère qui peut s’appliquer pour affirmer une relation spéciale avec le christianisme. (Néanmoins, l’héritage scripturaire commun peut être apprécié et validé sans qu’il en découle une relation spéciale. Maïmonide lui-même s’appuie sur cet héritage commun pour permettre l’enseignement de la Torah aux chrétiens, parce qu’ils partagent nos Écritures). Mais le critère scripturaire n’est qu’un des critères possibles pour considérer une autre religion. Dans l’ensemble, les penseurs juifs ont privilégié l’affirmation d’une foi monothéiste pure à celle d’Écritures partagées, ce qui rendait plus difficile l’idée d’une relation spéciale avec le christianisme. Le christianisme a donc été pris en considération seulement de manière globale, aux côtés de l’islam, et non en tant que religion avec laquelle le judaïsme aurait une relation spéciale.

À partir du moment où l’on qu’une relation spéciale est un construit plutôt qu’un donné, et le résultat évident de certains éléments historiques, nous pouvons revoir certaines questions et nous demander : Quelles conditions ou quelles circonstances peuvent susciter la volonté d’affirmer une relation spéciale entre judaïsme et christianisme? La réponse sera différente, bien sûr, selon qu’on est juif ou chrétien. Les chrétiens, tel qu’indiqué dans le récent document du Vatican, ont déjà cette volonté. Le changement d’attitude par rapport au judaïsme amène une appréciation nouvelle, positive, de la relation, ce qui conduit à l’affirmation d’une relation spéciale. Si l’affirmation d’une relation spéciale requiert une volonté, celle-ci fait défaut à la plupart des juifs. Les raisons en sont variables. Qu’il s’agisse du poids de l’histoire, de la prise en compte des différences théologiques, ou simplement d’inertie, de désintérêt, de manque de connaissance des progrès dans les relations judéo-chrétiennes, la plupart des juifs n’ont pas le vouloir requis pour élaborer un argumentaire à l’appui d’une relation spéciale. En fait, le modèle médiéval qui traite de manière semblable la relation au christianisme et à l’islam trouve une nouvelle justification dans la référence de plus en plus fréquente aux religions abrahamiques, comme si cette catégorie avait une plus grande cohérence que celle d’un « héritage judéo-chrétien ». Ce qu’indique le terme « abrahamique » – au-delà des questions qu’on soulever à propos de la catégorie elle-même – est le besoin de considérer les trois religions sous la même rubrique, un besoin qui mine assez rapidement les efforts pour affirmer l’existence d’une relation spéciale entre le judaïsme et le christianisme.

Et malgré cela, certains sont prêts à faire un tel effort et à argumenter en faveur d’une relation spéciale. Dans un effort délibéré de réciprocité envers la bonne volonté et le changement manifestés par Nostra Aetate, une déclaration sur le christianisme, produite à la fin de 2015 par un groupe de rabbin orthodoxes (Faire la volonté de notre Père du ciel : Vers un partenariat entre juifs et chrétiens : Déclaration de rabbins orthodoxes au sujet du christianisme), prend pour acquis, sans l’affirmer explicitement, l’existence d’une telle relation spéciale. La déclaration parle d’un partenariat, dans une mission d’alliance, pour guérir le monde et servir la société. Le fait même de parler du christianisme établit déjà une sorte de relation spéciale, qui est soulignée encore par l’utilisation d’un langage d’alliance comme façon de parler des deux communautés. Il est possible, en théorie, qu’une déclaration comme celle-ci soit élargie, dans un avenir rapproché, pour inclure l’islam ou d’autres religions. Mais elle est faite aujourd’hui, à un moment particulier dans le temps, et dans un contexte historique et social précis. Ces facteurs suggèrent une relation spéciale entre le judaïsme et le christianisme. L’affirmation d’une relation spéciale n’a pas besoin de se fonder uniquement sur des données théologiques. Même si la continuité des Écritures et la reconnaissance du même Dieu sont les points essentiels, il y a d’autres manières de présenter une telle relation. Je présume que certains critères de ce genre ont joué un rôle dans la récente déclaration des rabbins orthodoxes. Les juifs et les chrétiens sont culturellement plus proches les uns des autres, du moins en Occident, que d’autres groupes. Une partie de cette proximité est le fait que les uns et les autres sont prêts à avancer dans la reconnaissance mutuelle et dans l’amélioration des relations entre groupes. Parmi les autres aspects, soulignons la conscience d’avoir une mission mondiale, le sens du service social, la capacité de se montrer critique de sa propre tradition et la volonté de faire des progrès théologiques, ce qui en soi requiert une certaine mesure d’ouverture et de confiance en soi. Comme données pour appuyer l’idée d’une relation spéciale entre le judaïsme et le christianisme, ces facteurs ne sont pas moins légitimes que les critères théologiques. On pourrait soutenir qu’ils n’établissent pas une relation spéciale entre le judaïsme et le christianisme, mais seulement entre des chrétiens et des juifs, mais cela est aussi une chose qui vaut la peine d’être affirmée et qu’on a le devoir de justifier.

Puisque toute relation spéciale est contingente, on peut s’interroger non seulement sur les facteurs qui en favorisent  la construction, mais aussi sur ceux qui poussent à la défaire. La proéminence croissante de l’islam dans la conversation interreligieuse en Occident est une des raisons pour lesquelles on développe des modèles alternatifs. Le contexte politique en Israël peut en être une autre. On peut également voir certains groupes protestants minimiser leur relation avec le judaïsme à cause du contexte politique en Israël. Étant donné que l’idée d’une relation spéciale est un construit plutôt qu’un donné, cela a du sens, apparemment. Mais on peut s’interroger sur les critères sur lesquels doit se fonder une relation spéciale entre des religions. Personnellement, je considèrerais comme valable une combinaison de critères tels que la vision de Dieu, la volonté divine, et comment cette volonté se reflète dans l’action, ce qui pointe vers des notions de mission et d’objectif historique, de service et d’auto-compréhension de la religion. Des données historiques et phénoménologiques telles que la continuité scripturaire ou rituelle pourraient également servir d’arguments théoriques. Ces critères se rapportent aux structures fondamentales d’une religion et de son auto-compréhension et transcendent les particularités d’une réalité historique à un moment spécifique du temps. Par conséquent, je ne crois pas que ces dernières devraient jouer un rôle majeur dans l’évaluation d’une relation spéciale. Bref, après avoir réalisé d’immenses progrès dans les relations entre juifs et chrétiens, cela me semble être une erreur que de se laisser influencer par des considérations politiques.

Lorsqu’on examine les arguments avancés récemment par le Vatican et par les rabbins orthodoxes, il semble qu’on y retrouve ces critères fondamentaux. L’affirmation que nous croyons au même Dieu conduit à une action commune dans le monde, ce qui affirme, établit et renforce une relation spéciale. Même si cette relation spéciale n’a pas existé auparavant dans l’histoire, elle est construite sur cet argumentaire et elle peut être renforcée par l’action commune, ce qui amène ensuite à l’exprimer par l’éducation et par d’autres moyens qui permettent de la consolider en profondeur. Nous devons nous rappeler que, d’une certaine manière, toutes les relations autres que les relations familiales sont spéciales et qu’elles ont toutes à être construites. Conscients de cela, nous sommes appelés non seulement à reconnaître ou à affirmer la relation spéciale qui émerge maintenant entre juifs et chrétiens – voire entre le judaïsme et le christianisme – mais encore à contribuer à sa formation, à son renforcement et aux fruits qu’elle doit apporter au monde. 

Remarques de l’éditeur

Le Dr Alon Goshen-Gottstein, rabbin, a fondé l’Elijah Interfaith Institute de Jérusalem en 1997 et en est le directeur.
Source: Paru initialement dans CURRENT DIALOGUE No. 58, 2016, publié par le Conseil mondial des Églises et reproduit avec son aimable autorisation.
Traduit de l’anglais par Jean DUHAIME.