Vivre à Jérusalem

D’origine canadienne, Sr Donna Purdy, de la Congrégation de Notre Dame de Sion a vécu à Jérusalem pendant plus de vingt-cinq ans, d’abord du côté juif, puis du côté arabe. Elle rapporte son expérience personnelle, sa perception des relations entre les communautés juives, chrétiennes et musulmanes et fait part de ses espoirs de voir un jour la paix à Jérusalem et dans le monde. Intervention présentée au Dialogue judéo-chrétien de Montréal le 28 mai 2007.

Vivre à Jérusalem

Sr Donna Purdy nds, membre du Dialogue judéo-chrétien de Montréal

D’origine canadienne, Sr Donna Purdy, de la Congrégation de Notre Dame de Sion a vécu à Jérusalem pendant plus de vingt-cinq ans, d’abord du côté juif, puis du côté arabe. Elle rapporte son expérience personnelle, sa perception des relations entre les communautés juives, chrétiennes et musulmanes et fait part de ses espoirs de voir un jour la paix à Jérusalem et dans le monde. Intervention présentée au Dialogue judéo-chrétien de Montréal le 28 mai 2007. Traduit de l’anglais par Pierrot Lambert.

Un premier séjour pour études en 1967-1969

J’ai vécu plus de vingt-cinq ans à Jérusalem. Non pas en tant que pèlerine, ni comme touriste, mais dans le cadre d’un programme d’études établi par les autorités de ma communauté religieuse, la Congrégation de Notre Dame de Sion, dans les années 1960.

Je suis arrivée à Jérusalem en septembre 1967, une époque mémorable à plusieurs titres. La situation politique avait changé dramatiquement à la suite de la guerre que le pays avait connue en juin cette année-là. Nous vivions dans le sillage du Concile Vatican II, terminé deux ans plus tôt, et de son appel au renouveau de l’Église catholique. Ce renouveau était tangible dans chaque communauté de sœurs, de frères, de prêtres. Nous devions réécrire nos constitutions, en nous inspirant des raisons originelles de la création de notre communauté, et refondre ces constitutions en fonction du monde actuel.

Le monde a changé en profondeur depuis l’époque où les frères Ratisbonne ont fondé la Congrégation de Notre Dame de Sion en 1848. L’Holocauste notamment a modifié de fond en comble l’orientation de notre congrégation. Nos sœurs, sur le continent européen et en Angleterre, ont traversé la Guerre. Bon nombre de nos couvents en France et à Rome sont devenus des refuges pour les Juifs.

Or, notre congrégation a dû également vivre une remise en question théologique, à la suite d’un procès tenu en France après la Guerre. Une famille juive réclamait ses deux neveux, Robert et Gérald Finaly, dont les parents étaient morts à Auschwitz. Les garçons avaient été baptisés par une femme catholique qui était leur tutrice. La cause a été portée devant le plus haut tribunal de France; l’Église, devenue partie à ce procès, affirmait que les garçons, étant baptisés, s’étaient vu offrir la possibilité de grandir dans la foi chrétienne, selon une perspective théologique séculaire. Le Vatican, consulté en la matière, soutenait que les garçons devaient être élevés dans la foi catholique. L’une de nos sœurs, à Grenoble, est intervenue et a fait passer les garçons en Espagne. L’histoire a été largement médiatisée et la population française a pris le parti de la famille contre l’Église … et les sœurs. Deux sœurs ont même été emprisonnées pendant une brève période. Les enfants ont été finalement remis à leur famille et amenés en Israël, où ils vivent encore aujourd’hui.

Les autorités de notre congrégation, en se penchant sur ce drame, ont reconnu une erreur de perspective : assurément, les droits de la famille à l’égard des enfants doivent primer. Une ouverture aux possibilités d’une vie nouvelle s’opère parfois au prix d’une souffrance profonde. De tels événements, le fait de l’Holocauste et l’expérience vécue par nos sœurs durant la guerre ont inspiré à notre congrégation une nette détermination à repenser et renouveler notre travail au sein de l’Église et à nous inscrire dans le mouvement imprimé par Vatican II. L’une des premières mesures prises a été l’établissement d’un programme d’études pour les jeunes religieuses, Ce programme, mis en œuvre à Jérusalem depuis octobre 1967, soit il y a quarante ans, a pour objet de les instruire sur le judaïsme, Israël et le peuple juif.

Vivre avec les Israéliens

En Israël, j’ai vécu d’abord à Jérusalem-Ouest, dans une banlieue appelée Ein Kerem, où est situé notre couvent. J’ai fréquenté l’Oulpan, où je me suis cassé la tête à apprendre l’hébreu moderne, j’ai fréquenté le programme de l’Université hébraïque à l’intention des étudiants étrangers, j’ai voyagé dans tout le pays grâce à un programme de l’American Institute of Holy Land Studies et j’ai assisté à des conférences organisées par nos propres sœurs. J’étais plongée dans la Jérusalem moderne, que je découvrais juste après la Guerre des Six Jours. J’apprenais à connaître la ville de l’intérieur : son esprit, ses conflits, son dynamisme, sa vie, son histoire, ses difficultés. Comme je me trouvais en pays biblique, j’ai voyagé du Sinaï jusqu’à la frontière du Liban.

J’ai dit que j’avais découvert la réalité de l’État d’Israël. J’ai découvert également la réalité de l’Holocauste. Je me souviens de ma première visite à Yad Vashem, probablement à l’automne de 1967. L’Institut était beaucoup plus petit qu’aujourd’hui. Je me souviens d’avoir été vivement impressionnée par l’Allée des Justes. Un très petit nombre de personnes, relativement parlant, ont aidé à sauver des Juifs pendant la guerre : ces personnes, ces Justes, sont nommés et honorés dans cette Allée. J’ai été frappée par la magnanimité de cette commémoration. Plus tard, lorsque j’ai pris conscience de ce que l’Holocauste avait fait subir au peuple juif, du grand nombre de survivant venus vivre en Israël, de la multitude de familles éprouvées d’une façon ou d’une autre … et, malgré tout, de la volonté de vivre de cette nation, j’ai été profondément émue.

J’ai découvert également l’expérience d’être membre d’un groupe minoritaire. Durant mes cours à l’Université hébraïque, je me disais : « Je suis la seule personne non-juive ici ». Une bonne expérience, mais assortie d’un sentiment d’inconfort … Or, c’est ainsi que les Juifs ont vécu depuis des siècles, et même encore aujourd’hui, dans beaucoup de pays.

À tout prendre, ces deux années ont changé ma vie. J’ai été vivement touchée! En juillet 1969, j’ai quitté Israël.

Vivre avec les Palestiniens

Quand je suis retournée dans ce pays, en 1974, ce n’était plus à titre d’étudiante, mais comme membre d’une maison de notre communauté vivant dans la Vieille ville de Jérusalem, au couvent Ecce Homo. Nos sœurs, qui habitaient ce couvent depuis les années 1860, avaient tenu une très bonne école accueillant des étudiants juifs, musulmans et chrétiens jusqu’à la guerre de 1948. L’établissement avait alors été coupé du territoire qui allait devenir l’État d’Israël. Notre couvent s’est retrouvé en Jordanie jusqu’en juin 1967, alors que la ville de Jérusalem a été réunie par Israël.

Lorsque j’y suis arrivée en 1974, nos sœurs venaient de traverser une période très pénible. Nous avions fermé en 1968 notre école, impossible à maintenir, puisqu’un grand nombre de nos étudiants venaient de Jordanie et d’autres pays arabes du Moyen Orient. Dans l’esprit qui régnait après la réunification de Jérusalem, nos sœurs avaient ouvert un Oulpan où les Israéliens pouvaient apprendre l’arabe et les Arabes, l’hébreu. Nous cherchions à créer des rapprochements, par des rencontres, des visites communes. Notre programme était rattaché à celui de l’Éducation des adultes de l’Université hébraïque. Et ce programme a réussi effectivement à créer des liens entre les étudiants participants. Cependant, il a été très mal reçu chez les Palestiniens, notamment nos anciennes élèves palestiniennes, des femmes formidables, fortes, bien formées par nos sœurs, et qui se sentaient absolument trahies de voir que nous avions fermé notre école et ouvert un Oulpan attaché à l’Université hébraïque. Au moment de mon arrivée, en 1974, l’Oulpan avait été réinstallé sur le campus de l’Université hébraïque, sur le mont Scopus, où il était administré par nos sœurs. Mais l’amertume persistait.

Et moi j’étais là, au milieu du quartier musulman de la Vieille Ville, dans une maison où tous les employés venaient de Jérusalem-Est et de Cisjordanie, et étaient en majeure partie des arabes, des musulmans, des chrétiens. Et le pays d’Israël que j’avais connu et aimé, avec qui j’avais eu un contact si profond, était … là-bas, au-delà des nombreux murs, en haut de cet escarpement. J’étais dans un autre monde.

J’entrais dans ce nouveau monde où j’allais demeurer … 15 ans. J’ai appris à connaître les employés, leurs familles, j’ai participé à leurs mariages, j’ai pleuré avec eux à leurs funérailles, je les ai écoutés, j’ai fréquenté un Oulpan arabe et, finalement, j’ai connu pendant un an la première intifada. J’ai entendu, un matin de Pâques, l’appel du minaret enjoignant tous les musulmans à se rendre au Haram el Sharif pour le protéger des Israéliens qui pratiquaient une nouvelle ouverture dans les citernes au-dessous. Une émeute a éclaté sur la Via dolorosa, en bas de la mosquée. Une expérience terrifiante.

J’ai appris à connaître les musulmans, leur appel quotidien à la prière, leur rythme de vie, leurs célébrations. J’ai observé le changement graduel des femmes qui au début allaient tête nue, puis ont progressivement couvert leur tête. J’ai vu certains hommes musulmans qui n’avaient jamais pratiqué le jeûne du Ramadan, et qui ont commencé à le faire. Je me souviens quand l’État palestinien a été proclamé … en 1988, si ma mémoire est bonne. Je me rappelle la joie de nos jeunes Palestiniens qui travaillaient dans notre salle à manger, j’ai ressenti leur joie, sachant à quel point il leur avait été difficile de s’instruire dans des universités toujours en grève. Je me souviens des espoirs nés à cette époque.

Mais qu’ai-je appris durant ces années de vie dans la Vieille Ville?

Quand je repense à ces quinze années, j’éprouve un vif sentiment de gratitude. J’ai pu vivre au milieu des Palestiniens, j’ai appris à les connaître comme êtres humains, j’ai appris à apprécier une culture que je ne pouvais véritablement m’imaginer. J’ai fait la connaissance de personnes très différentes les unes des autres : des personnes intelligentes, certaines très instruites et raffinées, comme Sari Nusseibeh qui vivait en face d’Ecce Homo pendant quelque temps; des personnes ingénieuses, comme ces villageoises qui venaient dans la vieille ville vendre les produits de leur jardin, et qui passaient la journée assises dans la rue à cette fin.

J’ai fait la connaissance d’un certain nombre de Palestiniennes, tant musulmanes que chrétiennes. C’était des femmes fortes, notamment dans leur contexte familial.

Mon retour à Ein Kerem

En 1989, on m’a accordé un congé sabbatique. À la fin, j’avais besoin de sortir un peu de la Vieille Ville. Quelqu’un avait besoin d’aller à Ein Kerem. On m’invita à l’accompagner. Cet endroit m’intéressait. J’y suis allée, et j’y ai passé 10 ans, des années qui comptent parmi les plus heureuses de ma vie religieuse, du point de vue de ce que nous appelons le ministère. Notre maison là-bas est magnifique; sise sur une colline dominant la vallée biblique de Sorec, elle possède un jardin intérieur. J’ai souvent entendu nos visiteurs israéliens dire, en arrivant à la grande porte : « Gan Edan po! » Le jardin d’Eden ... c’est ce que leur inspirait le sens de la tranquillité, de la paix, de la beauté qui y régnait.

Nous possédons une maison d’invités simple mais très jolie, fréquentée la fin de semaine par des gens de Tel Aviv, de Haifa, venus pour le Sabbat, du vendredi après-midi au samedi après-midi. Le samedi matin, j’offrais à nos invités israéliens une visite du couvent et du jardin, au cours de laquelle je leur racontais l’histoire du couvent (construit en 1863). La visite comprenait la petite maison dans le jardin où l’un de nos fondateurs, Alphonse Ratisbonne, a vécu et est mort. (Il est inhumé dans notre cimetière). Je leur expliquais les changements survenus dans l’Église depuis Vatican II, notamment Nostra Aetate et la nouvelle attitude de l’Église à l’égard du peuple juif. Je sentais immédiatement que mes auditeurs laissaient tomber leurs appréhensions. Puis venaient les questions. Et ensuite, les histoires. Je ne pouvais croire les histoires que j’entendais, dont plusieurs portaient sur l’Holocauste. Je me souviens notamment d’un cinéaste israélien qui avait produit un documentaire sur un certain nombre de Gentils qui avaient sauvé des Juifs pendant la guerre. Son film racontait entre autres l’histoire de la famille qui l’avait caché, enfant, dans une ferme en Belgique. Il rend visite régulièrement à cette famille, accompagné de sa femme et de sa fille. Certains groupes de visiteurs étaient formés d’une équipe médicale, comprenant un psychiatre et un psychologue travaillant avec des enfants de survivants de l’Holocauste, et des familles qui année après année venaient pour les fêtes d’automne.

J’ai connu également la première Guerre du Golfe. Notre maison était devenue un refuge pour des gens qui venaient du Nord d’Israël, où il y avait un danger réel. Notre cuisinière, une chrétienne arabe de la Vieille Ville de Jérusalem, ne pouvait se rendre à notre maison, alors nos invités prenaient la relève, sur une base volontaire. Il s’est créé à ce moment-là un esprit communautaire merveilleux. Quand résonnaient les sirènes, annonçant la menace des fusées Scuds, nous nous réunissions tous dans notre salle scellée, y compris nos sœurs contemplatives (qui ont aussi un couvent à Ein Kerem), nous mettions nos masques à gaz et nous attendions que l’armée annonce à la radio que le danger était passé.

Pour moi, cependant, la période la plus pénible n’a pas été la guerre, mais la vague des attentats-suicide, commencée en 1996. Je n’oublierai jamais cette époque. Savoir que des dizaines de personnes étaient prêtes à monter dans un autobus et à se faire exploser, entraînant tout le monde dans la mort … Quelle horreur! Je me souviens, un dimanche matin à sept heures … j’écoutais les nouvelles. Un kamikaze était entré dans l’autobus No 18, sur la route de Jaffa, tuant 24 personnes. Le dimanche matin suivant, sur le même parcours, même scénario. Cette fois, un peu plus loin sur la route de Jaffa, on dénombrait 16 morts et un certain nombre de blessés. Comment réagir? J’ai donné du sang. C’était la seule chose que j’estimais pouvoir faire. Je hais beaucoup le mur de séparation érigé par le gouvernement israélien (je l’ai vu l’été dernier quand j’y suis allée); je sais qu’il crée toutes sortes de problèmes et de souffrances pour les Palestiniens ainsi emmurés, et pour moi il signifie l’échec des négociations. Pourtant, je comprends l’érection de ce mur, du point de vie israélien. Il fallait faire quelque chose pour empêcher les kamikazes de passer.

Et la paix? Où trouver la paix?

Quand je considère ces quarante années de ma vie, notamment mon séjour à Jérusalem, en songeant aux chances de la paix, que puis-je en dire?

Nous devons croire à l’avènement de la paix et y travailler, en dépit de toutes les difficultés et de la violence qui règne encore aujourd’hui. Pensons à tous ces gens, tant du côté palestinien que du côté israélien, espérant un avenir pour leurs enfants, désirant vivre en sécurité, vivre une vie normale. C’est cela, la paix, cela serait être une bénédiction pour l’ensemble du Moyen Orient. Imaginez, si les frontières s’ouvraient, si les gens pouvaient circuler librement d’un pays à l’autre, si les richesses de chaque culture pouvaient être partagées au profit de tous! Ce serait vraiment le « Gan Edan »!

Mais quand viendra ce temps? Je ne sais pas. Je mets mon espoir dans le travail qui se fait au niveau des gens, d’un peuple à l’autre, d’une personne à l’autre. Un certain nombre de groupes œuvrent sur le terrain et font du bon travail, y compris nos sœurs qui vivent là-bas.

Le rabbin David Rosen, qui vit à Jérusalem où il est engagé dans les relations interconfessionnelles et la recherche de la paix, concluait ainsi une allocution devant les membres de l’Amitié internationale judéo-chrétienne réunis en congrès à Chicago en 2005 : « Si Jérusalem a été détruite par une haine irraisonné, Jérusalem ne sera reconstruite que par un amour irraisonné ». Et le rabbin Rosen de poursuivre : « Quand nous pourrons voir l’image divine en l’autre, dans chaque personne créée par notre Père unique, alors là seulement pourrons-nous surmonter la souffrance, les soupçons et les erreurs d’interprétation dont nous pouvons nous rendre coupables d’une façon ou d’une autre. Nous devons nous efforcer d’apporter la guérison et la rédemption, non seulement à Jérusalem, à tous ceux qui vivent dans cette ville – musulmans, chrétiens et Juifs – mais chercher ainsi à apporter la rédemption à toute l’humanité ».

Un appel qui s’adresse à nous tous, Juifs, chrétiens et musulmans, tous enfants d’Abraham. Qu’il en soit ainsi!