Une perspective américaine sur le projet théologique «Promesse, terre et espérance»

Conférence présentée au Congrès annuel du Conseil International des Chrétiens et des Juifs (CICJ), Aix-en-Provence (France), le 3 juillet 2013.

J’ai eu récemment deux conversations qui me permettront d’illustrer les difficultés que nous rencontrons lorsque nous abordons les problèmes relatifs aux peuples juif et palestinien et à la terre que l’un et l’autre voient comme leur patrie et qui est considérée comme sainte autant par le judaïsme et l’islam que le christianisme.

Mon premier interlocuteur était une collègue qui avait collaboré avec nous au programme New Paths (Nouveaux Chemins) de l’Institut Shalom Hartman. Ce programme vise à redéfinir les bases sur lesquelles les chrétiens nord-américains pensent leur rapport à Israël. Nous avons lancé le premier programme d’étude il y a trois semaines et la conversation a eu lieu le jour suivant. Nous voulions cerner le moyen le plus efficace de faire comprendre rapidement au public que notre approche était nouvelle et différente. Ma collègue a fait une suggestion qui visait précisément cela : sortir d’un modèle centré sur le conflit actuel et en proposer un autre. Elle nous a dit : « Demandez au public, juste un instant, d’imaginer que le Plan de Partage des Nations Unies a été accepté en 1947 ; qu’il n’y a pas eu de guerre et que deux États indépendants, liés économiquement, se sont développés côte à côte dans une patrie juive et une patrie arabe ; qu’il n’y a pas eu de guerre de 1967 ni d’occupation… » Elle n’a jamais pu terminer. Nous l’avons regardée bouche bée : « Tu plaisantes ? Demander à un groupe de chrétiens nord-américains d’imaginer ça ? »

L’autre conversation concernait également le programme Nouveaux Chemins et la façon de le présenter. Les collègues avec lesquels je parlais prévoient enseigner ce programme d’étude à l’automne et nous discutions de la manière de l’annoncer et d’attirer des participants. Ils ont suggéré d’annoncer que le cours est réservé à des personnes qui ne sont jamais allées en Terre Sainte et n’ont pas d’idées arrêtées au sujet du conflit israélo-palestinien. Après tout, disaient-ils, quand il y a des discussions entre ceux qui y sont allés là-bas et ceux qui ne l’ont pas fait, le témoin oculaire finit toujours par recourir à un argument inattaquable : « Écoute, s’il t’arrive d’y aller et de voir, tu sauras exactement de quoi je parle et pourquoi j’ai raison ». Peu importe d’ailleurs quelle cause la personne défend, elle dispose d’un avantage qui met fin à tous les débats.

Dans la première conversation (« imaginez qu’il n’y a pas eu de conflit »), ma collègue a reconnu qu’il est pratiquement impossible d’amorcer une conversation sur la situation actuelle de la Terre promise et de ses habitants sans se faire piéger : on est facilement identifié comme un partisan d’un ou l’autre camp et, par conséquent, accepté ou rejeté à partir de cette caractérisation. Bien sûr, nous savions aussi immédiatement que sa suggestion éludait la question, car le fait d’imaginer qu’il n’y a pas de conflit bénéficie toujours à une seule des parties du conflit.

Dans la seconde conversation, le défi devient encore plus évident lorsqu’on pense au choix des interlocuteurs à inviter : comment des personnes qui ont des perspectives et des expériences radicalement différentes peuvent-elles trouver un espace de rencontre? Mais là aussi, la suggestion de publiciser l’activité seulement auprès de gens ayant une expérience limitée est une manière d’éviter la question, car cela ne fait que renvoyer les deux groupes chacun dans son coin.

La question reste donc entière et avec elle le défi que nous connaissons tous trop bien, par expérience. Mes deux conversations pourraient trouver de multiples variantes ici, dans cette salle. Combien d’entre nous avons connu l’impasse d’une conversation bloquée par les clivages entre les expériences, les engagements religieux, les impératifs éthiques, et même les faits ? Récemment, le comité directeur du CICJ a voulu relever ce défi dans sa déclaration : « Tant que vous croyez en un Dieu vivant, vous devez espérer » ; auparavant il s’était attaqué à la tendance à l’acrimonie et à la polarisation dans son appel de 2010 : « Attention au langage »[1] . Ces deux déclarations soulignent l’importance du dialogue pour une bonne communication et une compréhension mutuelle. La plus récente vient nous rappeler avec pertinence que le dialogue ne vise pas la « conversion ». Dans le contexte israélo-palestinien, la « conversion » signifie habituellement l’effort de convaincre l’autre d’une position politique ou d’une attitude morale plutôt que la tentative de l’amener à sa religion. Mais l’agression implicite que représente la volonté de conversion est tout aussi réelle et elle est ressentie aussi fortement. Par opposition, le dialogue implique toujours « une ouverture à la transformation de son propre cœur en raison de ce que nous avons appris du cœur de nos interlocuteurs » (Tant que vous croyez…, §7).

C’est pour rendre possible le dialogue et pour  favoriser ce genre d’apprentissage, dans cette situation hautement conflictuelle, que le Conseil de Recherche du CICJ a entrepris ce projet, « Promesse, terre, espérance ». Ce titre en trois parties est plus qu’un artifice rhétorique et autre chose qu’une référence cachée à la Trinité. Il s’agit plutôt d’accentuer les éléments clés qui semblent être au cœur du conflit entre les peuples juif et palestinien à propos de la terre que chacun tient pour sa patrie. Pour les Juifs et les chrétiens, c’est la terre promise, du moins c’est ainsi qu’elle est perçue et représentée dans les Écritures ; reste à savoir que faire de cela. Le territoire est aussi un enjeu central parce le peuple juif aussi bien que le peuple palestinien ont des aspirations nationales qui requièrent un espace géographique où se réaliser; la question clé est que les deux considèrent essentiellement le même territoire comme leur patrie. Enfin, nous parlons d’espérance parce que c’est à la fois un trait caractéristique des aspirations des deux peuples et un facteur de premier plan dans les théologies de nombreux chrétiens profondément attachés à Israël. Cette espérance chrétienne peut avoir pour objet (1) l’accomplissement de prophéties bibliques qui esquissent un scénario apocalyptique, ou (2) l’instauration définitive de la justice et de la paix correspondant à l’âge messianique anticipé par les prophètes d’Israël, ou encore (3) l’aménagement d’une coexistence pratique qui laisse à Dieu la tâche d’apporter des solutions définitives aux problèmes, mais qui assure le bien-être des enfants de Dieu au jour le jour. Dans un cas comme dans l’autre, c’est aussi une question clé que d’examiner le rôle de l’espérance dans les prises de positions théologiques des chrétiens dans le conflit. Des espoirs de formes diverses animent tout autant les prises de position de musulmans qui ne sont pas Palestiniens mais qui considèrent l’issue de ce conflit comme un élément capital de leur vision du monde.

Promesse, terre et espérance : voilà trois concepts centraux dans les attitudes que nous adoptons et les argumentaires que nous construisons. Le fait de comprendre comment ils jouent lors de nos rencontres nous aidera à trouver les moyens de dialoguer de manière à approfondir nos relations réciproques et à affermir notre quête commune d’une fin du conflit. Ces considérations jettent les bases du projet en cours, sur lequel je reviendrai plus loin. Mais je veux d’abord faire deux autres choses. Je veux vous présenter quelques-unes des manières dont on aborde ces questions dans le contexte américain et je veux réfléchir à l’influence que la relation assez particulière entre l’Église et la société aux États-Unis exerce sur ce débat.

Théologies américaines

Il serait présomptueux de ma part, et peut-être de la part de n’importe qui, de prétendre exposer de manière exhaustive la perspective des groupes religieux américains sur quelque question que ce soit et sur celle-ci en particulier. Mes commentaires n’ont donc pas l’ambition de se situer à ce niveau, ce qui exigerait la rédaction d’un ou même deux ouvrages de fond. Mais j’espère qu’ils reflèteront fidèlement quelques-uns des principaux courants de pensée qu’on trouve parmi les groupes religieux américains à propos d’Israël et des nationalismes concurrents des peuples juif et palestinien.

Mon exposé vise à cerner les différents genres de problématiques qui animent les groupes religieux américains à propos d’Israël. Il est évident que les gens ne font pas tous la même évaluation pragmatique d’une situation politique ou d’une question religieuse quelconque. Toutefois, lorsque l’on s’entend sur ce qui est à la base d’un conflit, le débat peut progresser. En ce qui concerne Israël cependant, ce sont les bases mêmes qui sont contestées et c’est cela qu’il importe d’étudier de plus près.

Les principales Églises protestantes, qui ont traditionnellement représenté la colonne vertébrale de la société américaine, sont visiblement en déclin. Leur effectif décroît constamment et leur influence dans le débat public s’est considérablement réduite ces dernières années. Elles ne sont cependant pas absentes lorsqu’il s’agit du débat public à propos d’Israël. Mais leurs voix sont divisées. D’un côté, bon nombre de ces Églises se situent encore dans le sillage du réalisme chrétien dont Reinhold Niebuhr a imprégné des générations de clercs américains influents. Pratiquant une lecture critique de la Bible, ils ont tiré de ces récits humains de l’action divine une finalité et un modèle pour la vie humaine et la société. Cette interprétation guidait leurs engagements dans toutes sortes de questions sociales. La dignité de l’individu, un sens étendu et inclusif de la justice de même qu’une disposition à la non-violence, sauf en cas de défense de l’innocent, sont les éléments clés de ce modèle. En pratique, cette mentalité a engendré une attitude généralement positive envers Israël, assortie d’un désir de résoudre le conflit grâce à une solution mutuellement respectueuse à la fois des Juifs et des Palestiniens.

D’un autre côté, depuis trois ou quatre décennies, les membres des principales Églises protestantes, sont de plus en plus influencés par la théologie de la libération, d’abord à travers les fondateurs de ce mouvement chez les catholiques d’Amérique latine et par la suite à travers les voix des femmes, des Noirs, des Latinos, des homosexuels et de celles de diverses communautés du Tiers-Monde, y compris les Palestiniens de Sabîl (le Centre œcuménique palestinien de théologie de la libération) et du Consortium Diyar dirigé par le pasteur luthérien Mitri Raheb de Bethléem. Les dirigeants des personnels américains œuvrant dans la mission mondiale et le soutien à des initiatives politiques viennent souvent de ce milieu, de telle sorte que le discours public des Églises et la gestion des ministères que certaines confessions exercent directement en Israël et en Palestine sont fortement empreints de perspectives de libération. Les tenants de cette position considèrent la fondation de l’État d’Israël comme une entreprise colonialiste orchestrée par les gouvernements occidentaux et ils plaident surtout pour la justice en faveur du peuple autochtone palestinien, déplacé et opprimé.

La division à l’intérieur même des dénominations principales est encore accentuée par la diversité des expériences d’une Église dans ses relations avec les Arabes et les Juifs. C’est le cas en particulier des presbytériens, des épiscopaliens et des luthériens qui œuvrent au Moyen-Orient arabe depuis le 19e siècle dans les domaines de l’éducation, de la santé et du développement. En même temps, ces dénominations protestantes sont parmi les plus actives dans des programmes de dialogue avec la communauté juive en Amérique depuis des générations. Souvent les dirigeants ecclésiaux qui travaillent dans un des deux domaines, celui du dialogue ou celui de la mission, n’ont qu’une expérience et une connaissance limitées de ce qui se fait dans l’autre : ces Églises ont donc pu facilement diffuser des messages contradictoires à propos de leurs engagements institutionnels.

Chez les protestants évangéliques, le rapport à Israël repose sur un troisième fondement. Il s’agit d’une vision théologique du monde basée sur les catégories et les réalités bibliques. Tout en affirmant à juste titre que les évangéliques ne sont pas les littéralistes bibliques qu’ont été les fondamentalistes, le théologien Gerald McDermott, dans son essai sur « Les évangéliques et Israël », s’efforce de démontrer que la Terre promise et le peuple juif conservent une signification théologique pour les évangéliques parce qu’ils occupent une place centrale dans l’histoire biblique du salut. McDermott affirme que les évangéliques 

« prennent au sérieux les promesses faites par Dieu dans la Genèse [...] de donner un pays aux descendants d’Abraham. Ils citent la vision d’Isaïe portant sur la restauration de Sion, surtout Isaïe 4, 2-6, et sur la survie d’un petit reste. Ils croient que la promesse d’un royaume pour le nouveau David en Isaïe 9, 7 suggère une terre restaurée ; ils notent chez Jérémie la promesse que les Juifs retourneront dans le pays (chapitre 32) et recevront une nouvelle alliance (chapitre 33) et chez Ézéchiel le thème récurrent du rassemblement, en Terre d’Israël, de tous les Israélites dispersés. De plus, les exégètes évangéliques sont impressionnés par l’importance de la Terre dans la Torah…[2]

Citant Elmer Martens, McDermott souligne que « la Terre est le quatrième nom ou substantif le plus fréquent dans l’Ancien Testament […], plus important statistiquement que l’idée d’alliance »[3] .

Il poursuit en disant qu’une attention similaire à l’Écriture amène bien des évangéliques à appliquer à l’Israël moderne les mêmes normes de justice et de compassion qui étaient associées à la possession du pays par l’Israël biblique. En affirmant ainsi le don de la Terre tout en interpellant Israël sur la moralité de sa vie dans cette Terre, la communauté évangélique est influencée et motivée par une lecture directe, sinon assez littérale, du témoignage biblique.

On ne saurait examiner la communauté catholique américaine hors de son contexte global, bien sûr; mais le vice-président du CICJ, Phil Cunningham, a récemment proposé un état de la question concernant la position actuelle de la théologie catholique sur le thème de la Terre, dans le cadre du dialogue judéo-catholique[4] .

Selon son analyse, l’Église catholique se situe sur une ligne de crête entre deux positions implicites dans son document repère, la déclaration Nostra Aetate de Vatican II. Nous connaissons tous les puissantes affirmations de Nostra Aetate : le peuple juif reste le bien-aimé de Dieu et ne doit pas « être présenté comme réprouvé par Dieu ni maudit ». Dans l’histoire de la doctrine chrétienne, cette présentation comprenait l’image du Juif errant, banni par Dieu de sa patrie et empêché d’y retourner. Ainsi, l’Église a retiré de son vocabulaire théologique l’idée que les Juifs étaient responsables de leur exil. Pourtant, le même chapitre de Nostra Aetate, en déplorant les « haines, les persécutions et les manifestations d’antisémitisme […] dirigées contre les Juifs », a la prudence de dire que l’Église n’est poussée « par aucun motif politique », ce qui signifie que la raison pour laquelle les Juifs ont fondé l’État d’Israël n’entre pas dans les considérations théologiques de l’Église.

Cunningham remarque que cela est souligné plus explicitement en 1985 dans les « Notes pour une présentation correcte des Juifs et du judaïsme », texte qui affirme que « l’existence de l’État d’Israël et ses options politiques [...] doivent être envisagées dans une optique qui n’est pas en elle-même religieuse, mais se réfère aux principes communs du droit international ».

Pourtant, en 1974, les « Orientations et suggestions pour la mise en œuvre du document conciliaire Nostra Aetate, § 4 », soulignent l’importance pour les catholiques de comprendre « par quels traits essentiels les Juifs se définissent eux-mêmes ». Cunningham fait donc ressortir la tension méthodologique non résolue entre le fait de « respecter le caractère profondément religieux de la Terre d’Israël pour les Juifs tout en considérant l’État moderne d’Israël seulement du point de vue de normes juridiques internationales non-religieuses ». Il souligne également que les documents du Vatican ferment la porte à la fois à une simple affirmation littéraliste des revendications territoriales des Juifs et à une attitude basée sur une théologie de la substitution où la promesse de la terre par Dieu est abrogée. La tâche qui attend les catholiques, dit-il, est de savoir comment articuler positivement une herméneutique centriste.

Dans la communauté juive américaine, un fossé s’est creusé surtout entre les générations. Pour ceux qui se rappellent les guerres de 1967 et 1973 et la menace existentielle qu’elles ont posée à Israël, le lien entre Israël et la Diaspora est incontestable. Que ce soit en tant que patrie menacée ou comme refuge pour les Juifs qui font toujours face à des menaces ailleurs dans le monde, Israël est un point focal de soutien et de défense dans les situations de crise. Pour une génération plus jeune qui a connu seulement l’intervention d’Israël au Liban et a été confrontée à deux intifadas, à la construction de colonies et à l’isolement de Gaza, à la gestion d’une occupation qui s’est étalée sur près d’un demi-siècle, la relation est beaucoup plus compliquée. C’est la génération qui a inventé JStreet, le lobby pro-Israël et pro-paix qui souhaite embrasser la cause d’Israël d’une manière plus nuancée que celle proposée par le Comité d’Action Politique Amérique-Israël (AIPAC). C’est la génération qui, lorsqu’elle pratique la philanthropie et lorsqu’elle s’implique, veut être informée et interagir avec les organismes qui dispensent son aide. C’est la génération à laquelle le projet iEngage de l’Institut Hartman est destiné, un projet visant à établir les relations entre Israël et la Diaspora sur une nouvelle base qui mette l’accent non pas sur une interminable crise, mais sur des valeurs partagées, non seulement sur un support mais sur un engagement envers Israël. Comme pour l’Église catholique romaine, cependant, la tâche d’articuler l’herméneutique positive de cette nouvelle base est un travail en cours de réalisation.

Enfin, je vous propose, comme porte-parole d’un autre groupe religieux américain, un contributeur encore plus jeune, Akash Mehta, âgé de quinze ans, dont l’essai sur l’éthique de l’interreligieux a été récemment republié par le Huffington Post. Mehta, à mon sens, est représentatif d’un large échantillon de la pensée religieuse américaine, particulièrement évidente chez les jeunes à qui j’enseigne. Il définit très succinctement ce qu’est la religion: « Une religion est un système éthique, renforcé et justifié par un ensemble de croyances »[5] .

Il est tout à son honneur que le jeune M. Mehta reconnaisse que la quête éthique a ouvert de multiples voies et que même ceux qui ne professent aucune religion ont souvent un système éthique pour les guider. Pour notre propos, cependant, ce n’est pas l’éthique de l’athée qui est à noter, mais plutôt la priorité de l’éthique sur le mythe, le rituel, la doctrine et tout le reste. « Une religion est un système éthique, renforcé et justifié par un ensemble de croyances ». Par rapport à Israël, cela suggère l’hypothèse que les prétentions religieuses doivent être ramenées à des propositions éthiques pour être évaluées en tant que telles. Souvent, dans mes rapports avec mes élèves ainsi qu’avec un large spectre de la société américaine, religieux ou non, c’est cette approche que je perçois. Il existe une sensibilité éthique rudimentaire et très imprécise qui peut soit être le reliquat d’une quelconque formation religieuse, soit avoir été constituée d’une manière assez peu systématique à partir d’un amalgame de sources et d’influences diverses. Quelles que soient ses sources, ce noyau éthique, à son tour, définit et jauge la vie religieuse et les croyances.

À partir de ces profils sommaires, je voudrais esquisser un éventail des points de vue qu’on trouve actuellement dans la société américaine ; ils se chevauchent fréquemment, ce qui rend difficiles les rencontres aussi bien au sein des différents groupes qu’entre eux. L’herméneutique biblique, les interprétations historiques, l’évaluation des dimensions politiques du problème ou le refus de les considérer, les orientations doctrinales et la déconstruction éthique, la loyauté, la critique, l’identification, le sentiment d’urgence prophétique, la solidarité et ainsi de suite, sont autant de facteurs qui donnent du corps à nos rencontres ; mais celles-ci sont souvent assombries par les émotions que suscite le sujet. Par où peut-on commencer ?

L’Église et l’État aux États-Unis

Aux États-Unis, la question du point de départ est complexe, du fait de notre compréhension de la place de la religion dans la société, un thème qui revêt un intérêt particulier dans le contexte de ce congrès sur la laïcité. Ce n’est pas vraiment un sujet réglé pour nous en tant qu’Américains, comme beaucoup d’entre vous le savez déjà. Nous avons déjà constaté dans nos ateliers et dans des conversations individuelles des différences importantes entre la laïcité à la française, la séparation de l’Église et de l’État aux États-Unis et d’autres formes d’aménagement de la sécularité. Nous n’avons pas de religion d’État et la doctrine religieuse ne tient aucun rôle officiel dans le discours politique américain. Mais, en réalité, la religion entre en jeu dans notre processus politique.

Il en est ainsi pour ce qui est de l’attitude chrétienne à l’égard d’Israël. Ce n’est pas d’abord à cause du caractère religieux d’Israël en tant qu’État juif – le fait d’être un État juif inclut la religion, mais il englobe bien plus que cela. L’attitude chrétienne se fonde plutôt sur le respect, entretenu depuis longtemps aux États-Unis, envers l’influence de la religion sur la conscience individuelle. Des organismes tels que Churches for Middle East Peace, JStreet, AIPAC, Evangelicals for Middle East Understanding et Christians for Fair Witness on the Middle East et les groupes de pression des grandes Églises protestantes et de l’Église catholique romaine cherchent à exercer une influence dans un espace public neutre du point de vue religieux. Chacun travaille à partir de ses propres fondements théologiques et apporte ses convictions dans l’arène politique pour chercher des alliés et des coalitions qui peuvent faire progresser ses valeurs façonnées par un point de vue religieux. Les membres des Églises et des synagogues sont invités à voter et à communiquer avec leurs représentants au Congrès et avec leurs sénateurs pour leur demander d’agir en fonction de leurs priorités modelées par leur foi. La religion n’est pas présente officiellement dans notre gouvernement, mais nous sommes encore une société fortement religieuse.

Ainsi, lorsqu’il s’agit d’Israël et des Palestiniens, les dimensions doctrinales, bibliques, théologiques et pastorales affectent fortement le débat politique public. Et chacune des dénominations religieuses qui voudrait avoir voix au chapitre doit également tenir compte des réalités politiques déjà en place – l’engagement des États-Unis, inscrit dans ses propres lois, à maintenir un avantage militaire stratégique d’Israël dans la région, l’entretien par les États-Unis d’une relation privilégié avec Israël, considéré comme un allié clé, et le rôle d’ardent défenseur d’Israël et de ses intérêts joué par les États-Unis depuis de nombreuses années au Conseil de sécurité des Nations Unies.

Caitlin Carenen, dans son livre, The Fervent Embrace[6] , a récemment étudié l’impact à la fois des communautés évangéliques et des dénominations traditionnelles sur la politique américaine en ce qui concerne Israël et les Palestiniens. Son étude démontre clairement que les intérêts des communautés juive et palestinienne ont été aussi bien étayés que contestés par des arguments religieux à des moments différents. Aucune équation simple ne saurait établir une correspondance entre un argument religieux et une position particulière sur l’une ou l’autre des questions clés. Dans le contexte américain, au moins, je peux affirmer qu’il serait significatif de trouver un moyen d’engager un dialogue constructif et un débat sur les thèmes de la promesse, de la terre et de l’espérance tels que les gens les abordent à partir de leur ancrage religieux respectif. Et, si l’on se base sur l’expérience récente du CICJ dans son dialogue avec les théologiens chrétiens palestiniens engagés dans le processus Kairos Palestine, il semble qu’un approfondissement des fondements du dialogue puisse être tout aussi bénéfique en dehors du contexte américain.

Promesse, terre et espérance – Le projet

Très brièvement, enfin, le projet Promesse, terre et espérance est un effort de collaboration entre le Conseil de recherche du CICJ et des centres universitaires, trois aux États-Unis et deux Europe[7] . Une réunion préliminaire, tenue à Philadelphie, a conduit à la première réunion plénière de l’équipe de recherche à l’Université de Leuven en 2012, où la méta-question du projet, c’est-à-dire sa mission essentielle, a été élaborée. Ce projet cherche à aller au-delà d’une évaluation ou d’une description des diverses approches adoptées par les différents penseurs et groupes religieux et il ne vise aucunement à produire une approche synthétique unique qui pourrait servir dans tous les milieux. Au contraire, dans l’intérêt du dialogue et pour promouvoir la diversité, nous devons nous demander : Quels éléments de compréhension pourrions-nous élaborer comme ressources pour un dialogue constructif sur les enjeux israélo-palestiniens ?

La « carte conceptuelle préliminaire » place cette question repère au cœur du projet qui consistera à explorer quatre domaines interdépendants au cours d’une période que nous estimons à environ cinq ans : (1) les traditions de différentes communautés à propos de la terre, (2) les théologies qui sont éclairées par l’expérience du dialogue judéo-chrétien, (3) l’herméneutique comme composante méthodologique inhérente à toute théologie et (4) la dynamique particulière de la rencontre israélo-palestinienne. Tous ces éléments seront analysés en fonction de leur contribution au projet. La forme exacte des outils qui seront développés va se dessiner à mesure que le projet progressera. La prochaine étape sera une réunion de trois jours à Chicago en août 2013, où notre objectif principal sera l’approfondissement de notre compréhension des traditions de plusieurs communautés concernant la  terre, particulièrement en rapport avec les textes bibliques.

L’objectif du projet est de fournir des outils qui favoriseront le dialogue et les échanges, afin qu’une plus grande clarté et une meilleure compréhension facilitent la réalisation du grand objectif commun d’aider les peuples juif et palestinien à réaliser leurs aspirations respectives, notamment leur désir de justice et de paix. Nous voulons permettre à beaucoup plus de gens de s’engager dans le genre de dialogue et de rencontre qui s’est avéré si fructueux dans les relations judéo-chrétiennes sur toute une gamme de sujets difficiles qu’il semblait parfois  impossible d’aborder. Si, par le passé, nous avons trouvé la force, la confiance et les outils nécessaires pour aborder des thèmes tels que la personne de Jésus, l’accusation de déicide, l’enseignement du mépris, les séquelles de l’oppression, nous croyons que nous pouvons également trouver ce dont nous avons besoins pour être en mesure de nous pencher ensemble sur nos espoirs les plus profonds et sur nos craintes concernant la terre promise.

[1] Ces deux textes sont disponibles sur le site Relations judéo-chrétiennes : http://www.jcrelations.net/Tant_que_vous_croyez_en_un_Dieu_vivant__vous_devez_esp__rer____a_name___1.4357.0.html; http://www.jcrelations.net/L_Amiti___internationale_jud__o-chr__tienne__implore___Attention_au_langage___da.128.0.html?L=6.

[2] « Evangelicals and Israel, » dans Uneasy Allies?: Evangelical and Jewish Relations (sous la dir. d’Alan Mittleman, Byron Johnson et Nancy Isserman ; New York; Toronto; Plymouth, UK: Lexington Books 2007) p. 142-143.

[3] Ibid. p. 143.

[4] « A Catholic Theology of the Land? : The State of the Question, » ; exposé présenté à la rencontre du comité épiscopal américain des affaires œcuméniques et interreligieuses (BCEIA) et du Conseil national des Synagogues (NCS) au Jewish Theological Seminary de New York le 7 mai, 2013; – une version révisée de ce texte est disponible dans Studies in Christian-Jewish Relations 8,1 (2013) (http://ejournals.bc.edu/ojs/index.php/scjr/article/view/5182/4666).

[5]http://www.huffingtonpost.com/kidspirit/the-ethics-of-the-interfaith-movement_b_3441569.html (accédé le 21 juin 2013).

[6] New-York et Londres : New York University Press, 2012.

[7] Institutions américaines : Cardinal Joseph Bernardin Center, Catholic Theological Union (Chicago); Institute for Jewish-Catholic Relations, Saint Joseph’s University (Philadelphie); Institute for Jewish-Christian Understanding, Muhlenberg College (Allentown). Institutions européennes : Katholieke Universiteit Leuven (Louvain, Belgique); Lund University (Lund, Suède).

Remarques de l’éditeur

Le Rév. Peter A. Pettit est Professeur agrégé de sciences religieuses et Directeur de l’Institute for Christian Jewish Understanding, Muhlenberg College (Allentown, PA, USA).

Traduction Danièle Martin et Danielle Vergniol, révisée par Pierrot Lambert et Jean Duhaime.