Une énigme vivante? Juifs, chrétiens et Nostra Aetate après 50 ans

Nostra Aetate a encouragé le monde protestant à repenser sa compréhension théologique de la relation entre juifs et chrétiens. Mais les Églises non catholiques n’arrivent pas à parler d’une même voix du judaïsme, qui demeure « une énigme vivante » impossible à clarifier totalement. Et c’est bien ainsi.

Octobre 2015 marquait le 50e anniversaire de la promulgation de Nostra Aetate, l’un des textes les plus courts mais souvent considéré comme l’un des plus influents produits par le concile Vatican II. Il a été l’objet de controverses ce qui a entraîné des délais avant son adoption. Lorsqu’il a finalement été publié, sa portée s’était étendue. Il ne s’agissait plus seulement d’un document focalisé exclusivement sur le judaïsme et sur les relations entre juifs et catholiques; il incluait aussi une brève réflexion sur les autres religions non-chrétiennes, en particulier l’Islam. 

En rétrospective, avec l’avantage que procurent 50 années depuis les énoncés de Nostra Aetate sur le judaïsme, on peut être surpris par ce que dit et par ce qu’omet le document, de même que par son ton. Il déclare que les juifs d’aujourd’hui n’ont pas à être tenus responsables de la passion du Christ, mais cela apparaît comme une déclaration faite un peu à contrecœur, précédée par la remarque : « Encore que des autorités juives, avec leurs partisans, aient poussé à la mort du Christ… ». Une référence explicite à l’élimination de l’accusation de déicide (le fait de tuer Dieu) figurait dans une version antérieure; mais elle fut probablement omise sous la pression de représentants des catholiques du Proche-Orient. On y note bien que l’Église « déplore les haines, les persécutions et toutes les manifestations d'antisémitisme, qui, quels que soient leur époque et leurs auteurs, ont été dirigées contre les juifs”, mais il n’y a pas d’admission claire que l’Église et ses membres se sont rendus coupables précisément de telles actions à de nombreuses reprises durant des siècles. 

Une lecture attentive des paragraphes du document qui concernent le judaïsme révèlent que la position théologique qu’on y adopte pourrait être qualifiée de supersessionisme adouci (la conviction que le christianisme a supplanté le judaïsme et l’a rendu désuet). Des critiques catholiques de tendance libérale ont noté que Nostra Aetate décrit les autres religions telles que l’islam, l’hindouisme et le bouddhisme en des termes que les membres de ces religions pourraient considérer comme authentiques, mais n’a pas fait preuve d’une telle courtoisie envers le judaïsme, lequel est clairement vu à travers des lunettes chrétiennes, même si le regard s’efforce d’être aussi bienveillant que possible.

En dépit de telles limites, Nostra Aetate a constitué un tournant dans le domaine des relations entre chrétiens et juifs, non seulement à cause de ce qu’il dit, mais parce qu’il a encouragé les chrétiens, et pas seulement les catholiques, à prendre une direction radicalement nouvelle. D’autres chrétiens, incluant de nombreuses Églises représentant les principaux courants protestants membres du Conseil mondial des Églises, ont souhaité également repenser leur rapport au judaïsme et leur compréhension théologique de la relation entre juifs et chrétiens. On peut en effet soutenir que Nostra Aetate et le changement institutionnel de direction qu’il a induit dans le catholicisme ont incité le Conseil mondial des Églises à ouvrir son propre bureau de dialogue interreligieux en 1971. 

Même si la réaction initiale de la communauté juive à Nostra Aetate a été un peu mitigée, vers 1970 un groupe représentatif de juifs, en grande partie américains, mais provenant de l’ensemble des courants du judaïsme, a formé le Comité international juif pour les consultations interreligieuses (IJCIC), conçu au départ comme partenaire de dialogue avec l’Église catholique. (Par la suite, l’IJCIC a aussi participé à des dialogues bilatéraux avec d’autres organisations chrétiennes, incluant le Conseil mondial des Églises.) 

En 1974, le Vatican a mis sur pied une Commission pour les relations religieuses avec les juifs (CRRJ). L’existence même et le nom de cet organisme témoigne des ambiguïtés de la relation avec le judaïsme du point de vue catholique. D’abord, on a choisi délibérément de ne pas inclure le judaïsme parmi les « autres religions », dont s’occupait le Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, mais de situer la relation avec le judaïsme dans cette commission qui est autonome, mais rattachée au Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens. Cela indique que le judaïsme jouit d’une relation spéciale avec le christianisme, du moins aux yeux des catholiques.  

Deuxièmement, il est significatif que le titre de l’organisme du Vatican parle de « relations religieuses ». Cette appellation était délibérée et avait pour but d’éloigner la conversation de sujets politiques considérés comme dangereux, tels que la question d’Israël et de son rôle dans l’autocompréhension juive. Depuis 1974, les interventions des trois papes (Jean Paul II, Benoît XVI et François) ont mis l’accent sur la relation fraternelle étroite entre catholiques et juifs.

L’estime que le pape François porte au judaïsme, attribuable en partie à son étroite relation personnelle d’amitié avec le rabbin Abraham Skorka, se reflète dans son exhortation apostolique Evangelii Gaudium. La section sur les relations avec le judaïsme, qui se distingue à la fois de la section sur l’œcuménisme (les relations avec les autres organisations chrétiennes) et de la section sur les relations avec les autres religions, adopte un ton particulièrement chaleureux et souligne notamment qu’ « un regard très spécial s’adresse au peuple juif, dont l’alliance avec Dieu n’a jamais été révoquée, parce que ‘les dons et les appels de Dieu sont sans repentance’ ». La conviction que chrétiens et juifs partagent une alliance commune irrévocable a été particulièrement affirmée par le cardinal Walter Kasper lorsqu’il a présidé la CCRJ; elle reflète un changement majeur même par rapport au langage de Nostra Aetate, même si l’on peut observer dans les documents antérieurs les germes de ces développements postérieurs. 

Cela justifie qu’on célèbre les cinquante ans de Nostra Aetate. Parmi les événements soulignant cet anniversaire, il y a eu, en juin 2015 à Rome, le congrès du Conseil international des chrétiens et des juifs (ICCJ), la structure qui chapeaute les organisations nationales de dialogue judéo-chrétien. J’ai eu le privilège d’y prendre part.

J’ai été surprise de voir comment ce congrès a fait ressortir la protestante en moi. Je suis une anglicane (épiscopalienne) qui a une grande expérience œcuménique, incluant des amitiés étroites avec des chrétiens catholiques (romains). Cependant, j’ai trouvé que la forte focalisation du congrès sur les relations entre catholiques et juifs était plutôt déconcertante, voire discordante. Un indice significatif : souvent un orateur commençait en utilisant l’expression « relations entre chrétiens et juifs », puis glissait dès la deuxième phrase vers « relations entre catholiques et juifs ».  

Jusqu’à un certain point, évidemment, cela était dû au lieu et au thème du congrès, et au fait que son point culminant était une audience avec le pape François. Mais cela suggère aussi quelque chose de plus, une réalité dont je n’avais pas suffisamment pris conscience. Je pense qu’il y a dans la communauté juive une appréciation particulière de l’importance des relations avec l’Église catholique. Cela s’explique en partie par la démographie : il y a beaucoup plus de chrétiens catholiques dans le monde que de protestants libéraux. C’est aussi parce que l’Église catholique peut s’exprimer d’une seule voix théologique, du moins en théorie, ce qui est impossible pour le reste de la chrétienté. Et la voix théologique de l’Église catholique a été utilisée, au cours des vingt ou trente dernières années, pour explorer une proximité théologique avec le judaïsme et en témoigner.  

Les membres du Christian Scholars Group, un organisme surtout enraciné aux États-Unis et dont le but est de « développer des théologies chrétiennes plus adéquates de la relation entre l’Église, le judaïsme et le peuple juif », sont très majoritairement des catholiques. La plupart des Églises (du moins aux États-Unis) ont comme position et comme politique de ne pas chercher délibérément à convertir les juifs au christianisme; cependant elles n’ont pas manifesté le même désir de pousser plus loin la recherche de manières d’exprimer une convergence théologique plus étroite entre le judaïsme et le christianisme. (Les luthériens, particulièrement en Allemagne, constituent une sorte d’exception et, compte tenu des attitudes ambiguës de Martin Luther à l’égard du judaïsme, un travail intéressant s’y est fait en préparation de l’année 2017 et du 500e anniversaire de la Réformation).  

Il est très difficile pour le monde chrétien non catholique d’énoncer d’une seule voix une théologie reconnaissant sans équivoque un rôle salvifique à la religion juive elle-même. Fait significatif, les efforts de dialogue théologique entre juifs et chrétiens promus par le Conseil mondial des Églises ont effectivement cessé vers la fin des années 1980. Les membres du CCE n’arrivaient pas à s’entendre pour dire si le judaïsme était une voie totalement valide pour aller à Dieu ou si les juifs ne devaient cesser d’être visés par la mission chrétienne. L’appui de plus en plus fort du CCE envers les Palestiniens a aussi coloré la discussion. 

Bien sûr, dans le monde catholique, autant que chez les protestants, on peut se demander jusqu’à quel point les nouvelles idées arrivent à imprégner l’expérience religieuse des croyants ordinaires. Il est probable que les sermons de plusieurs prédicateurs comportent encore un élément de supersessionisme. On peut attribuer cela en partie au lectionnaire, et, dans le cas du Lectionnaire commun révisé, à la manière dont la lecture de l’Ancien Testament est présentée de manière typologique par rapport à l’Évangile. 

Les Églises protestantes sont portées davantage que les Églises catholiques à se trouver coincées entre deux tendances opposées qui militent toutes les deux contre une affirmation théologique unique du judaïsme. D’une part, il y a le point de vue conservateur qui continue d’affirmer fermement que le salut ne se trouve que dans le nom de Jésus (Actes 4,12). D’autre part, il y a un nombre considérable de chrétiens protestants, du moins en Occident, qui ont un point de vue religieux « pluraliste » et qui sont prêts à accepter la possibilité qu’on puisse faire l’expérience du salut dans différentes traditions religieuses et non seulement dans le christianisme ou le judaïsme. De ce point de vue, se préoccuper de la manière d’exprimer le rôle salvifique possible du judaïsme devient moins pertinent.

Une autre réflexion inspirée par ma récente expérience à l’ICCJ est qu’il y a peut-être une différence entre l’Europe et les États-Unis concernant l’importance accordée à des questions pratiques et sociales clés. En Europe – je parle ici en tant que citoyenne du Royaume-Uni, mais qui réside en France et travaille en Suisse – au cours des dernières années, on a vu resurgir ce que j’appelle l’antisémitisme « traditionnel ». C’est attribuable en partie à la situation politique au Proche-Orient et aux interactions complexes entre le christianisme, le judaïsme et l’Islam en Europe occidentale aujourd’hui; mais il y a aussi des exemples clairs d’hostilité envers les juifs qui réactivent les accusations historiques à leur endroit. 

Il n’est pas nécessaire de s’aventurer très loin dans les coins les plus sombres de l’internet pour trouver du matériel dans lequel on cherche à blâmer les banquiers juifs pour la crise financière en Grèce ou, ce qui est encore plus répugnant, à établir un lien entre les personnes visées par l’enquête sur les abus sexuels d’enfants au Royaume-Uni et l’infâme libelle du sang (qui accusait les juifs de tuer des enfants chrétiens pour utiliser leur sang dans des rituels religieux) 

J’ai été surprise du peu d’attention accordée à de telles questions au congrès de l’ICCJ à Rome : c’est éventuellement dû au fait que le programme de cette rencontre a été élaboré sous la direction du président récemment élu, Phil Cunningham, un américain qui voit cet organisme surtout comme un lieu d’avant-garde théologique. Du lieu où je me trouve en Europe, cette ambition, bien que louable, demande à être doublée d’une vigilance soutenue à l’égard d’autres questions. L’ancien ennemi de l’antisémitisme peut encore très facilement dresser sa tête monstrueuse. 

Je parle parfois de l’asymétrie des relations judéo-chrétiennes, tant à propos de la « culpabilité » associée à l’antisémitisme, que ressentent bien des chrétiens occidentaux, que de l’intérêt global des chrétiens pour explorer leur relation au judaïsme, sur les plans théologique et pratique, qui n’a pas son équivalent chez les juifs. C’est une des raisons pour lesquelles la déclaration Dabru Emet, une réflexion juive sur les relations avec les chrétiens publiée en 2000 par un groupe de dirigeants juifs américains de divers horizons, est significative. Même si elle visait d’abord à faciliter la discussion entre juifs, Dabru Emet a été clairement produite avec l’idée que des chrétiens seraient à l’écoute.  

Cette nécessité de corriger l’asymétrie dans la relation devient plus importante à cause du changement de la démographie chrétienne. J’arrivais au congrès de l’ICCJ toute de suite après avoir enseigné dans une école d’été pour de jeunes chrétiens d’Asie qui a eu lieu au Cambodge. C’est pourquoi, à Rome, le caractère monochrome des participants m’a impressionnée : à part quelques Israéliens, il n’y avait probablement personne d’Asie ou d’Afrique. Durant mon séjour au Cambodge, j’ai commencé une session d’enseignement sur l’antisémitisme en demandant aux étudiants lesquels, parmi eux, avaient déjà rencontré une personne juive. Sur un groupe de 24, seulement quatre ont levé la main.   

Je suis de plus en plus convaincue que les chrétiens et les juifs doivent prendre en compte la manière dont le déplacement du christianisme vers l’hémisphère Sud, tant en termes de nombre que d’influence, va affecter la nature des relations internationales entre juifs et chrétiens. Si vous êtes un chrétien d’Asie de l’Est, qui a peu de chance de rencontrer une personne juive en chair et en os, et si l’histoire complexe de siècles d’antagonisme envers les juifs vous est à peu près totalement étrangère (bien qu’associée d’une certaine manière à votre propre expérience coloniale), si vous êtes une minorité chrétienne dans une société majoritairement bouddhiste, hindouiste ou musulmane et que vous devez vous préoccuper de la relation entre le christianisme et ces religions, alors vous allez considérer les relations avec le judaïsme d’une manière très différente de celle des chrétiens européens ou américains. Vous vous demanderez sans doute, notamment (comme le font précisément certains chrétiens asiatiques) si les chrétiens devraient continuer de penser en termes d’une « relation spéciale » avec le judaïsme.

La situation est un peu différente en Afrique, où le conservatisme théologique et biblique fait partie du décor. On y trouve ce que j’appelle un supersessionisme naïf, parfois combiné avec une position politique fortement pro-Israël. L’histoire des derniers 2000 ans est en quelque sorte comprimée et les juifs du Nouveau Testament (comme de l’Ancien) sont amalgamés implicitement avec le judaïsme actuel. Le judaïsme est en quelque sorte critiqué et chéri du même souffle. L’hostilité envers l’islam que ressentent des chrétiens de certains pays africains encourage également une forme de christianisme sioniste, même si cela n’inclut pas nécessairement les schémas dispensationalistes qui prévalent dans certains milieux évangéliques occidentaux.

Cela nous amène à évoquer l’éléphant dans la pièce, dont il n’a pas encore été question dans cet article, tout comme il n’en a pas été question durant le congrès de Rome, bien qu’on ait fini par le nommer. Malgré tous les efforts qu’on peut déployer, la question d’Israël-Palestine ne peut plus être totalement ignorée dans la conversation actuelle entre juifs et chrétiens, qu’elle peut certainement empoisonner. Mais, comme on a pu le percevoir ci-haut, à propos de Nostra Aetate, on n’a pas réussi à taire la question, même dans ce document clé de Vatican II. 

Au cours des 50 années écoulées depuis Nostra Aetate, et surtout durant les 25 dernières, on a vu une sorte de renversement dans la position des principales Églises protestantes sur cette question. Le changement est symbolisé pour moi par les écrits de Walter Brueggemann, l’exégète bien connu de l’Ancien Testament. En 1977, Brueggemann a publié un livre important intitulé The Land (La terre) dans la collection Overtures in Biblical Theology. Son étude explorait le thème de la terre comme motif majeur de l’Ancien Testament. Il n’y était pas du tout question de la signification de ce sujet pour les question concernant le territoire dans l’Israël-Palestine d’aujourd’hui, même si la plupart des lecteurs prenaient pour acquis que Brueggemann adoptait une position globalement pro-Israël, moyennant certaines réserves. Je me rappelle avoir rencontré Brueggemann durant les années 1980; il m’a fait le commentaire que la vie académique et ecclésiale aux États-Unis rendait très difficile l’expression de toute autre position. 

Toutefois, lorsqu’une deuxième édition de The Land a été publiée en 2002, elle comportait une préface additionnelle : elle indiquait clairement que Brueggemann était maintenant conscient que (comme il le dit) « la terre, en tant que thème théologique ne doit jamais être considérée comme (une question) innocente »;  elle faisait aussi explicitement référence aux implications potentielles de l’idéologie du droit à la terre sur la situation en Israël-Palestine. Il était évident que la position antérieure de Brueggemann commençait à changer. Dans un ouvrage plus récent, un petit livre publié en 2015 sous le titre Chosen? Reading the Bible Amid the Israeli-Palestinian Conflict, il aborde de front les thèmes difficiles en rapport avec ce qui paraît être un conflit marqué de plus en plus par l’intransigeance. La perspective de Brueggemann est maintenant très différente de celle des années 1970 et témoigne non seulement d’un changement de son propre point de vue, mais aussi de la volonté des principales Églises protestantes américaines d’être ouvertement critiques d’Israël d’une manière qui était impensable il y a environ une génération. 

En même temps que ce changement dans une direction parmi les Églises américaines de type libéral, un changement dans l’autre direction s’est produit parmi les chrétiens évangéliques de type conservateur, influencés par certaines formes de sionisme chrétien. Je raconte parfois l’expérience que j’ai eue lors que j’ai vécu à Jérusalem pendant cinq ans au cours des années 1970. Je m’étais liée d’amitié avec la conjointe d’un ministre anglican palestinien. Son époux était à l’époque le pasteur senior de Ramallah, une ville située immédiatement au Nord de Jérusalem. Elle-même, en plus d’être une loyale femme de ministre, était une poétesse palestinienne bien connue.  

Je l’ai rencontrée un jour dans la cour de la cathédrale anglicane St-Georges : elle était haletante, presqu’en état d’hyperventilation, et stupéfaite. Elle revenait tout juste d’un lunch à l’une des hôtelleries chrétiennes de Jérusalem où elle avait eu une conversation avec une pèlerine occidentale en visite pour quelques semaines en Terre sainte. Cette visiteuse, découvrant que mon amie était une chrétienne palestinienne vivant en Cisjordanie, l’avait informée de manière assez catégorique qu’elle « ne pouvait pas être une vraie chrétienne parce que, si tel était le cas, elle serait évidemment prête à quitter sa ville de résidence puisqu’elle savait que Dieu avait donné le pays aux descendants d’Abraham, Isaac et Jacob ».  

Durant ces années 1970, on vivait un peu dans l’innocence; aussi mon amie palestinienne et moi avons-nous considéré un tel point de vue comme extraordinaire et extrémiste. C’est pourquoi je suis troublée de voir que 40 ans plus tard, avec la montée du sionisme chrétien aux États-Unis et de la droite religieuse en Israël, ce qui nous semblait alors extraordinaire soit devenu une façon de penser apparemment beaucoup plus acceptable.

Cependant le changement de point de vue sur ce sujet n’est pas uniquement la prérogative de chrétiens. Il y a aussi eu des changements dans divers milieux juifs aux États-Unis, particulièrement chez la jeune génération. En grande majorité, les gens de ces milieux continuent d’affirmer, de manière globale, qu’il est important d’assurer l’existence continue de l’État d’Israël; mais ils sont de plus en plus nombreux à vouloir être ouvertement critiques des positions actuelles et des actions israéliennes. J’ai eu une conversation mémorable au cours de l’été 2015 avec une jeune femme juive de New York. Elle me disait qu’elle-même, et bien des jeunes juifs comme elle, fortement attachés à des valeurs humaines et humanitaires, se sentaient « trahis » (c’est son expression) par le premier ministre Benjamin Netanyahu, en particulier à cause des opérations israéliennes à Gaza au cours de l’été 2014.

Une chose est certaine : du point de vue chrétien (et probablement aussi du point de vue juif), quand il s’agit des relations entre chrétiens et juifs et du problème d’Israël-Palestine, il y a plus de questions que de réponses. Je suis frappée de voir le nombre de publications sur le sujet dont le titre se termine par un point d’interrogation : Sharing One Hope? est un rapport de 2001 de l’Église d’Angleterre sur les relations entre juifs et chrétiens. Land of Promise? est le rapport de 2012 de la Communion anglicane sur la terre et le sionisme chrétien. Et voici maintenant le livre de Brueggemann, Chosen?

De tels titres illustrent l’ambiguïté essentielle et le mystère de la relation entre juifs et chrétiens à plusieurs niveaux, théologique, historique et politique. Mon mari, Alan Amos, parle du judaïsme comme d’ « une énigme vivante » pour les chrétiens. Cette expression résume ma propre vision. Elle est conforme à la tradition apophatique qui m’est chère et qui, pour les chrétiens, prend sa source ultime dans le caractère impénétrable du nom de Dieu tel qu’il se révèle en Exode 3, un texte biblique fondamental tant pour les chrétiens que pour les juifs. 

Peut-être qu’une des raisons pour lesquelles je suis hésitante à propos de l’ « avant-garde théologique » est ma perception qu’en tant que chrétiens, nous n’avons pas vraiment besoin d’une clarté et d’une cohérence totale dans notre pensée sur le judaïsme et que nous ne devrions pas la rechercher. C’est à cause de sa différence même par rapport au christianisme, malgré sa proximité, que nous pouvons avoir de l’estime pour cette religion et pour ses membres. 

En 2002, lors du 37e anniversaire de Nostra Aetate, le cardinal Walter Kasper a employé une merveilleuse expression évocatrice pour décrire le judaïsme comme « le sacrement de toute altérité ». Ces mots du cardinal Kasper offrent à notre réflexion une richesse inépuisable. En approfondissant notre relation avec les juifs, nous pouvons, comme chrétiens, parvenir à une compréhension plus profonde de la nécessité de valoriser l’autre, la personne qui diffère de nous, si nous voulons vivre sainement dans le monde de Dieu.

Remarques de l’éditeur

Source : Paru initialement dans CURRENT DIALOGUE No. 58, 2016, publié par le Conseil mondial des Églises et reproduit avec son aimable autorisation. Traduit par Jean Duhaime pour Relations judéo-chrétiennes.

La Dre Clare Amos est Coordonnatrice de programmes pour le dialogue interreligieux et la coopération au Conseil mondial des Églises et l’un des éditeurs de CURRENT DIALOGUE. Avant de déménager à Genève en 2011, elle était Directrice des études théologiques pour la Communion anglicane et Coordonnatrice du Réseau interreligieux anglican.