Alors que les préparatifs sont actuellement en cours pour célébrer le cinquantième anniversaire de l'ouverture du Concile (1962 – 2012), je propose ici quelques réflexions sur ce que je considère un changement remarquable dans le dialogue judéo-chrétien, notamment la façon nouvelle dont catholiques et juifs se perçoivent mutuellement, ce qui fait espérer, comme le souhaitait déjà Jean-Paul II, que nous commençons à devenir une «bénédiction pour l’autre[1]».
Les chrétiens comme les juifs reconnaissent l’importance de Nostra Aetate pour cultiver les relations entre les deux communautés. Décrite à juste titre comme un «tournant» dans la perspective théologique catholique sur les juifs et le judaïsme, cette courte déclaration – fruit d'années de discussion parmi les pères conciliaires et les théologiens – aura suffi à tourner la page sur ce que Jules Isaac avait appelé en 1948 l’«enseignement du mépris», et à aider à promouvoir un enseignement fondé sur la compréhension et le respect. Avec le recul, après un demi-siècle de réflexion, il est maintenant plus facile de constater que ce tournant dans la perspective théologique catholique sur les juifs et leur foi n’était que le début de longues années de clarification, de maturation et, comme nous allons le voir, également d’un certain apprentissage mutuel incroyable en vue d’un véritable dialogue entre les deux communautés de foi[2]. En effet, une bonne partie de cette réflexion, de cette maturation et de cet apprentissage sera menée à la fois dans l'Eglise et dans un partenariat de plus en plus fructueux avec nos interlocuteurs juifs. Sans le respect, l'honnêteté, et l'estime que les deux groupes ont su développer l’un pour l’autre au cours de ces années, cette réflexion et ce partenariat ne seraient pas possibles.
Cela ne veut pas dire que la route vers une meilleure compréhension s'est faite en douceur et sans problème. Il y a eu, autant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières de l’Église, un certain nombre de controverses ou d’obstacles qui ont parfois mis à rude épreuve le rapprochement nouvellement formé entre les deux communautés. À titre d’exemples, voici quatre épisodes récents qui ont perturbé les relations judéo-chrétiennes et provoqué des réactions particulièrement intenses chez nos partenaires juifs. Le conflit des croix en Pologne (finalement réglé par une intervention directe de Jean-Paul II), l’approbation par Benoît XVI du processus de béatification de Pie XII, la levée de l’excommunication de quatre évêques traditionalistes, notamment le négationniste Williamson, et finalement la reformulation plutôt timide par le Pape de la prière tridentine du Vendredi Saint pour les juifs.
Il est bien connu que les réactions juives à ces évènements ont irrité certains catholiques et leurs dirigeants – et irritent encore dans certains cercles. Les juifs, dit-on, ne devraient pas se mêler de ce qui, après tout, sont des questions internes à l’Église catholique. Cependant, les temps changent. Alors que la relation spirituelle annoncée dans Nostra Aetate se met en place entre les deux communautés, plus de transparence et de dialogue seront nécessaires pour cultiver l’estime, la compréhension et le respect mutuels. Il est clair que les questions touchant de près ou de loin les juifs et leur religion ne peuvent plus être envisagées comme de simples questions internes. Ceci est particulièrement important au moment où les deux communautés de foi ont commencé, à la suite d’échanges plus ouverts, à récolter des fruits impensables il y a encore quelques années, suscitant de ce fait une meilleure conscience et compréhension de soi.
L'un des résultats les plus significatifs et d’une grande portée de Nostra Aetate a été la reconnaissance, quelque dix ans après sa promulgation, de la nécessité pour les catholiques de «s'efforcer d'acquérir une meilleure connaissance des composantes fondamentales de la tradition religieuse du judaïsme et s'efforcer d’apprendre par quels traits essentiels les juifs se définissent eux-mêmes à la lumière de leur propre expérience religieuse[3]». Même si en grande partie encore inconnu de la majorité des catholiques, ce principe herméneutique a été «repris et développé à plusieurs reprises» par Jean-Paul II, la première fois dans son discours désormais célèbre pour les dirigeants juifs à Mayence, en Allemagne, le 17 novembre 1980[4]. Ce faisant, le pape polonais soulignait «la réalité religieuse vécue par (...) l’actuel peuple de l’alliance conclue avec Moïse[5] ». Bref, cet impératif pour les chrétiens de comprendre le judaïsme avec précision et selon sa propre identité vise non seulement à corriger des vues tragiques du passé, mais aussi à mieux comprendre le judaïsme d'aujourd'hui en plein essor. Si les dix dernières années sont garantes de l’avenir, nous assistons peut-être à une nouvelle étape dans le dialogue entre chrétiens et juifs, résultant de l'impact des récentes controverses sur l'identité de nos communautés respectives. Dans les pages suivantes, je relate deux épisodes qui, aux dires de tous, offrent de bons exemples de la façon dont les deux communautés religieuses travaillent à devenir davantage «une bénédiction pour l'autre».
L’échange entre le cardinal Koch et le rabbin Di Segni dans l’ Osservatore Romano en 2011
Le premier exemple provient des pages de l’Osservatore Romano, l’organe officiel du Vatican, rapportant un échange entre le cardinal Kurt Koch (successeur du cardinal W. Kasper comme président du Conseil pontifical pour la promotion de l'unité des chrétiens et de la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme) et le grand rabbin de Rome, Ricardo Di Segni. Cet échange est survenu suite à la publication dans ce journal d’un essai écrit par le cardinal au sujet de la «prochaine rencontre interreligieuse» prévue pour le 27 octobre 2011 à Assise. Deux points en particulier, se référant «aux relations avec le judaïsme», ont retenu l’attention de Di Segni. Voici ces deux points, cités par le rabbin:
Le cardinal Koch écrit que la croix de Jésus «s’élève au-dessus de nous comme le Yom Kippur permanent et universel», et par conséquent que «la croix de Jésus n’est pas un obstacle au dialogue interreligieux; elle indique au contraire le chemin décisif que surtout les juifs et les chrétiens [...] devraient accueillir en une profonde réconciliation intérieure, devenant ainsi des ferments de paix et de justice dans le monde».
À propos du langage utilisé par le cardinal, Di Segni observe d’abord que «le dialogue présuppose la différence» et poursuit en suggérant que, pour qu’un réel dialogue puisse avoir du succès, «nous avons besoin de voir ce qui constitue la différence». S’il s’accorde avec le cardinal quant au besoin «de démontrer à sa propre communauté que la nécessité et l’urgence du dialogue sont enracinées dans les principes de la foi», Di Segni soutient toutefois ceci:
C’est une proposition assez différente de suggérer un «chemin décisif» à un interlocuteur juif en utilisant des symboles qu’il ne partage pas. D’autant plus que ces symboles sont présentés comme des substitutions, avec valeur ajoutée, pour les rituels et les symboles auxquels l’interlocuteur croit.
Dans ce qui suit, on devine l’émotion et la prudence du rabbin:
Le croyant chrétien peut certainement voir la croix comme une substitution permanente et universelle pour le jour du Yom Kippur, mais si ce chrétien veut parler honnêtement et respectueusement avec un juif, pour qui Yom Kippur conserve sa valeur permanente et universelle, il ne peut lui proposer ses croyances et interprétations chrétiennes comme des indicateurs d’un «chemin décisif». Et là le risque est grand de revenir à une théologie de la substitution et la croix devient alors un obstacle.
Dans un jeu de répliques inhabituel dans le journal du Vatican, le jour même de la critique, assez manifeste, du rabbin à propos des «références aux relations avec le judaïsme» par le cardinal Koch, celui-ci a répondu[6] . Le plus étonnant, ce n’est pas tant que Koch ait répondu si vite, mais plutôt ce qu’il a dit dans sa réponse. Trois points, en particulier, méritent mention. Dans un effort pour remédier à la réaction que ses mots avaient provoquée, le cardinal a d’abord rejeté toute suggestion que «les juifs devraient voir la croix de la même manière que les chrétiens pour participer à la rencontre d’Assise». Puis, il a affirmé n’avoir jamais eu l’intention de «substituer la croix du Christ au Yom Kippur juif». Enfin, il a déclaré qu’il voyait dans «ce va-et-vient entre les deux parties le cœur du dialogue actuel entre chrétiens et juifs, aux prises avec le défi constant de comprendre «comment concilier la conviction, primordiale pour les chrétiens, que l’alliance de Dieu avec le peuple d’Israël est éternellement valide avec la foi chrétienne en la rédemption universelle en Jésus-Christ.» Dans ce contexte, la référence du cardinal à cette question fondamentale peut être perçue comme un pas en avant vers une meilleure intégration des communautés juives dans la discussion. Cette piste doit être explorée plus avant.
Dans un court texte, «Catholic-Jewish Relations: How Far We’ve Come, How Far We’ve Yet To Go» («Les relations entre catholiques et juifs. Jusqu’où est-on parvenu? Jusqu’où faut-il encore se rendre?»), paru dans l’édition du 31 août 2011 du Huffington Post, Philip A. Cunningham et Eric J. Greenberg concluent leur compte-rendu de cet épisode avec les deux observations suivantes. Tout d’abord, que cet échange, y compris la tentative immédiate de Koch pour répondre aux préoccupations de Di Segni, ait été rapporté dans le journal officiel du Vatican en dit long sur l'importance accordée par le Vatican au dialogue entre les deux communautés de foi[7]. Deuxièmement, cet échange montre également
comment il est facile d'être mal compris lors de l'utilisation d’une terminologie propre à une autre religion. Décrire la croix comme le «Jour du Grand Pardon» universel ne cause peut-être aucun problème pour les chrétiens, mais cela sonne très différemment aux oreilles des juifs, qui y décèlent des relents des vieilles théologies de la substitution qui voyaient le judaïsme comme dépassé et supplanté par le christianisme[8].
De toute évidence, les deux traditions sont en train d’apprendre à se parler concernant leur façon de se comprendre mutuellement. Je voudrais ajouter un autre point sur lequel je reviendrai dans un moment. Toute déclaration théologique pouvant contrarier «l'autre» – les juifs dans ce cas – devrait toujours être faite en présence, physique ou symbolique, de cet «autre». Apprendre de quelle façon «l'autre» se définit peut seulement avoir lieu lorsque l’on donne une voix à cet «autre» dans la conversation[9]. Il semble que l'Eglise catholique est en train de découvrir les profondes implications de son nouveau principe herméneutique, énoncé plus haut, sur son discours théologique.
Dans sa réponse au rabbin Di Segni, la question fondamentale soulevée par le cardinal Koch, sous-jacente aux relations judéo-chrétiennes, constitue un bon exemple. Ce n'est pas une question propre à la situation juive. D'un point de vue chrétien, la question de l'universalité de l'œuvre rédemptrice du Christ touche à notre interaction avec toutes les autres traditions religieuses. En fait, cette question christologique est actuellement au centre des discussions interreligieuses dans le monde pluraliste d’aujourd’hui. Sa résolution pourrait très bien s’inspirer du Dialogue judéo-chrétien, qui est déjà présenté comme un modèle pour le dialogue interreligieux. Pourquoi?
Ce modèle de dialogue interreligieux est enracinée dans la relation qui s'est établie entre les juifs et les catholiques après Nostra Aetate. Dans cette déclaration conciliaire, la théologie catholique a été radicalement modifiée afin de refléter le rejet d’une histoire de condamnation chrétienne du judaïsme et du peuple juif. La nouvelle perspective adoptée sur le judaïsme et le peuple juif, issue de la déclaration du Concile, a déjà occasionné des changements radicaux dans la façon dont les juifs et leur religion sont décrits dans la théologie catholique. Un changement remarquable à cet égard a été sans nul doute la reconnaissance du caractère permanent de l’alliance de Dieu avec le peuple d’Israël. Ce changement a déjà eu des répercussions importantes pour les juifs d'aujourd'hui, en particulier en ce qui concerne les questions interdépendantes du supersessionisme et du prosélytisme.
En reconnaissant, même implicitement, la validité perpétuelle des alliances avec Israël, Nostra Aetate avait à toutes fins pratiques rejeté le supersessionisme ou la doctrine de remplacement du judaïsme par le christianisme – une composante majeure de ce qui est maintenant connu sous le nom de «l'enseignement (chrétien) du mépris» envers les juifs. Une fois que la relation d'alliance d’Israël avec Dieu est comprise comme toujours bien vivante, la théorie supersessioniste perd son fondement théologique. Contrairement à l'enseignement chrétien traditionnel, l'alliance entre Dieu et Israël est toujours active et florissante.
Sans surprise le rejet du supersessionisme a eu un impact sur la question du prosélytisme, car enfin il a éliminé la justification théologique pour la conversion des juifs. C’est peut-être ce que David Novak a voulu dire dans sa récente suggestion selon laquelle les juifs pouvaient accepter «l’auto-compréhension de l’Église comme le nouveau peuple de Dieu et l’accomplissement des promesses formulées dans les Écritures», à condition toutefois que cet «enseignement du supersessionisme» ne soit plus utilisé comme «un argument théologique pour tenter de convertir les juifs[10] ». Quelle que soit la portée exacte de la suggestion de Novak, on peut dire que, avec la venue de Nostra Aetate et des documents rédigés dans sa foulée, l’Église catholique romaine a déjà commencé à s’éloigner de cette «doctrine supersessioniste». Toutefois, si les juifs ont des raisons de se réjouir de cette quasi-révocation de la justification théologique pour leur conversion, il y a encore des voix influentes dans certains milieux catholiques poussant pour la conversion du peuple juif. La présence de ce qu’on a appelé un mouvement «néo-supersessioniste» dans l’Église catholique américaine (voir ci-dessous) devrait servir d’avertissement que cette question cruciale pour le dialogue judéo-chrétien est loin d’être résolue.
Alors que la plupart des principales Églises protestantes, en accord avec le point de vue adopté par le Conseil œcuménique des Eglises au début des années 1980, ont abandonné toute tentative de convertir les juifs, l’Église catholique a pris du retard sur cette question. Pourtant, bien qu'il n'y ait pas eu de déclaration officielle du Vatican qui aurait pu dissiper les craintes et les soupçons de certains juifs, les interventions récentes de certains hauts fonctionnaires, y compris le cardinal Kasper et le cardinal Koch, ont montré que l’Église romaine a renoncé à l'idée de convertir les juifs[11].
Il y a, cependant, à nouveau des voix dissidentes qui considèrent cela comme une trahison de la mission universelle de l’Église. Cette réticence à renoncer à tout prosélytisme envers les juifs est à la base du soi-disant mouvement néo-supersessioniste. Ce mouvement est probablement influencé par la «croisade» menée par le cardinal Vanhoye et feu le cardinal Dulles, qui vise à renier la validité perpétuelle de l’alliance mosaïque. Vanhoye et Dulles plaident tous deux pour l’enseignement traditionnel voulant que l’alliance mosaïque ait été révoquée par Dieu, [12]. Cette position des deux prélats ouvre la voie à une réaffirmation du point de vue supersessioniste sur le statut du judaïsme, et conséquemment à une réaffirmation de la nécessité pour les chrétiens de faire des efforts pour convertir les juifs au Christ, contrairement à la perspective clairement eschatologique de leur salut (tel qu’énoncé par Paul), déjà bien ancrée dans Nostra Aetate) [13].
Selon Cunningham, l’analyse du langage récemment utilisé par le pape Benoît suggère un net rejet de cette pensée néo-supersessioniste, une pensée qui serait également en contradiction avec les vues de son prédécesseur, Jean-Paul II.
Le discours de Benoît XVI est incompatible avec les efforts récents de certains catholiques qui font valoir que l’alliance mosaïque est devenue caduque ou inerte, ou que l’actuelle vitalité de l’alliance des juifs peut être d’une manière ou d’une autre séparée de la Torah. Le pape ne pouvait pas [parler de cette façon] s’il souscrit à de tels arguments néo-supersessionistes. Il me semble que ces catholiques, qui se plaisent à affirmer qu’un débat sérieux est en cours chez les catholiques sur le dynamisme d’une vie centrée sur la Torah et l’alliance, après le Christ, feraient mieux de réfléchir sur le discours que le pape tient aujourd’hui[14].
L’alliance jamais révoquée : un enseignement non résolu?
Notre deuxième exemple concernant les efforts consentis par les deux communautés pour devenir une «bénédiction pour l’autre» vient des États-Unis. Cet exemple, bien que plus récent, n’en est pas moins instructif. Il semble, encore une fois, impliquer le mouvement néo-supersessioniste qui offre une forte résistance, même au plus haut niveau de la hiérarchie catholique, à l'enseignement post-conciliaire d'une alliance mosaïque jamais révoquée. Mais, comme dans notre exemple initial, de vives réactions des grandes organisations juives aux États-Unis ont conduit à un revirement spectaculaire de la part des dirigeants de l’Église catholique américaine sur des questions touchant les juifs et leur religion.
Cet échange dramatique a réellement commencé avec la publication d’un document de travail intitulé Réflexions sur l’Alliance et la Mission, préparé par un groupe de chercheurs catholiques et juifs en 2002, et publié «officieusement» par la Conférence américaine des évêques catholiques (USCCB) sous le parrainage du cardinal William Keeler[15]. Au yeux de ses promoteurs, ce document reflétait une vision positive inspirée par Nostra Aetate de l’état actuel des relations judéo-chrétiennes. Une vision rejetée par plusieurs catholiques qui trouvaient le document profondément troublant pour son abandon apparent de la mission de l’Église aux juifs. Il aura fallu, cependant, attendre sept ans pour une réaction officielle à ce document émise par les dirigeants de l’Église catholique. Cette réaction a consisté en deux interventions étroitement liées de la Conférence des évêques sur ce sujet. La première intervention, intitulée «A Note on Ambiguities Contained in Reflections on Covenant and Mission[16]» («Note sur les ambiguïtés contenues dans les Réflexions sur l’Alliance et la Mission»), avait pour but de clarifier ou de corriger certaines ambiguïtés du document de 2002. La formulation révisée avait deux objectifs: d’abord, d’appuyer fermement la conviction chez les catholiques que le dialogue interreligieux serait toujours une forme d’évangélisation et, deuxièmement, de réaffirmer la doctrine de l’accomplissement dans le Christ de toutes les promesses divines faites à Israël, y compris les alliances (voir par. 7 de la «Note»). Particulièrement important, comme l'a noté Cunningham, est le changement de libellé à la fois de Nostra Aetate et des documents post-conciliaires.
En utilisant le présent de l’indicatif pour dire que le Christ «est l’accomplissement de toutes les alliances», la «Note» exprimait une eschatologie réalisée, sans les nuances ou réserves énoncées dans Nostra Aetate, à l’effet que «l’Église attend le jour connu par Dieu seul», et reprises dans les «Orientations» de 1974 et les «Notes» de 1985[17].
La publication de la Note des évêques américains a provoqué une réaction rapide et sans précédent d’un large éventail de leaders juifs œuvrant aux relations interreligieuses, choqués par ce qu’ils jugeaient être un échec flagrant dans «la prise de connaissance des documents romains visant à mettre en oeuvre Nostra Aetate». Selon eux, cette Note «ne tenait pas compte de la façon dont les juifs se voyaient eux-mêmes, proposait le Christ aux juifs dans le contexte d’un dialogue interreligieux, et substituait l’idée d’une eschatologie réalisée à celle d’une eschatologie future[18]». Avant que la Conférence des évêques ne puisse même répondre aux préoccupations exprimées par les juifs, un second épisode provoquait encore plus de frustration et de ressentiments parmi les juifs.
Ce second épisode a été déclenché le 27 août 2009 par un communiqué de presse, auquel on a joint un «document d’information», annonçant la recognitio, ou l’«approbation» par le Vatican d’un changement dans le catéchisme destiné aux adultes américains. Une déclaration claire concernant la validité perpétuelle de l'alliance mosaïque avait été remplacée par une citation de Rm 9, 4-5, qu’on explique ensuite plus en détail en termes christologiques. Le changement proposé se lisait comme suit:
Les catholiques croient que toutes les alliances antérieures que Dieu a conclues avec le peuple juif sont accomplies [à noter encore l’emploi du présent de l’indicatif] en Jésus-Christ par la nouvelle alliance établie par sa mort sacrificielle sur la croix.
Pourquoi supprimer la déclaration relative au caractère perpétuel de l’alliance mosaïque, à l’effet que celle-ci «reste éternellement valable» pour les juifs? La conclusion de Cunningham sonne comme un avertissement.
Il est difficile d’éviter la conclusion que la «Note sur les ambiguïtés» et le «document d’information» sur la recognitio du catéchisme étaient des tentatives pour faire avancer des théologies néo-supersessionistes des relations de l’Église avec les juifs et le judaïsme[19].
Inquiets du retrait de l’énoncé initial, des leaders juifs impliqués dans les relations interreligieuses ont rédigé une lettre vigoureuse qui a donné des résultats positifs. Cette lettre a occasionné la publication d’une réponse signée par cinq représentants de la Conférence des évêques[20], à laquelle fut jointe une «Déclaration de principes sur le dialogue judéo-chrétien[21]» en six points. Dans leur réponse, les évêques, «de façon inhabituelle et possiblement sans précédent», ont choisi de se rétracter et de modifier une partie du langage problématique sur le baptême et l’évangélisation». Une fois de plus, une vive réaction des partenaires juifs a conduit les représentants de la Conférence des évêques à amender un discours jugé incompatible avec les idées de Nostra Aetate. Cette réussite, bien que significative à maints égards, n’a cependant pas fait disparaître la dernière poche de résistance. Pour des raisons difficiles à comprendre, les évêques ne purent se résoudre à revenir à la formulation initiale du catéchisme pour adultes et simplement réaffirmer la valeur éternelle de l’alliance mosaïque. Au lieu de cela, ils ont choisi, au point 5 de la déclaration de principes, de décrire cette assertion comme un «enseignement non encore résolu». Sans surprise, une telle retenue a été décriée par les personnes fortement impliquées dans les relations judéo-chrétiennes, qui d’ailleurs n’ont pas tardé à souligner la divergence entre une telle conclusion et «l’ensemble des documents officiels du Vatican et des allocutions papales sur ce sujet[22]».
À une époque où le catholicisme officiel semble résolument se chercher un allié chez les évangéliques, on a suggéré que cette décision pouvait refléter un mécontentement à l’égard de l’aile dominante libérale de l’Église catholique, souvent associée au dialogue interreligieux officiel[23]. Selon le théologien canadien Gregory Baum, les relations judéo-chrétiennes ont progressé, depuis environ une décennie, «à l’ombre» du conflit israélo-palestinien. Faut-il voir dans les théologies dites néo-supersessionistes une autre ombre ou menace pour le dialogue en cours entre nos deux communautés de foi? Baum estime que le conflit israélo-palestinien ne devrait pas entraver «le dialogue théologique et les projets de collaboration entre chrétiens et juifs[24]», pas plus, ajoutons, que le mouvement néo-supersessioniste. Pour que le dialogue théologique actuel ait vraiment une chance de succès, les deux communautés ont besoin de progresser sans relâche et de continuer à débattre ensemble dans le respect, l’honnêteté, et une expérience grandissante de se savoir appelées à être une «bénédiction pour l’autre». Les hésitations et les écueils que l’on a vus ces dernières années ne doivent pas éclipser le fait que grâce encore une fois à quelques interventions vigoureuses provenant de juifs, les responsables catholiques auront appris d’importantes leçons sur la façon de dialoguer avec leurs partenaires de croyance juive, et de les respecter.
Des initiatives qui construisent le dialogue
La contribution positive des juifs au dialogue judéo-chrétien et à l’auto-compréhension de l’Église ne s’est pas limitée à des critiques formulées en réaction à des événements ou des interventions perçus comme une trahison des grands principes de Nostra Aetate. Au cours de la dernière décennie seulement, on a assisté à une série d’initiatives juives de même qu’à une intensification de la coopération entre chercheurs juifs et chrétiens, ce qui, une fois de plus, contribue à transformer le paysage des relations judéo-chrétiennes.
Une de ces initiatives a été la publication de Dabru Emet en 2002 qui a été une surprise pour les catholiques et les chrétiens, peu accoutumés à de semblables prises de position juives sur les chrétiens et le christianisme. Selon David Novak, l’un des auteurs de cette publication, Nostra Aetate et les documents post-conciliaires ont «stimulé un désir chez des juifs à présenter à leur façon une vision juive des chrétiens et du christianisme, tout comme Nostra Aetate a présenté une vision chrétienne, spécifiquement catholique, des juifs et du judaïsme»[25] . En général, ce document inattendu a été reçu avec respect et intérêt par les Églises chrétiennes. Ironiquement, il a rencontré une résistance au sein de l'ensemble de la communauté juive, un peu comme la résistance dont Nostra Aetate et les documents post-conciliaires sur la question juive font encore l’objet au sein de l'Église catholique d'aujourd'hui.
Les livres écrits sur Jésus par des juifs sont une autre initiative juive digne de mention. Comme l’a montré une récente évaluation des œuvres juives parues sur Jésus depuis environ cent ans, les auteurs juifs s’intéressent depuis longtemps à cette figure célèbre, et ont toujours offert leur propre perception de l’homme de Nazareth. Sans surprise, les vingt dernières années ont vu les historiens juifs contribuer à l’intérêt actuel porté à l’identité «juive» de Jésus[26]. Sur ce point, leur connaissance du judaïsme ancien comme «de la situation et de la mentalité des juifs de la Galilée et de la Judée à l’époque de Jésus» a fourni aux chercheurs chrétiens de nouveaux éclairages pour leur propre recherche sur le Jésus historique. Toutefois, comme l’ont fait remarquer les auteurs de The Jewish Annotated New Testament[27], aucun chercheur juif n’avait encore «rédigé un commentaire ou un essai sur l’ensemble du Nouveau Testament». Bien que d’abord destinée aux chercheurs juifs et aux juifs en général, cette édition juive du Nouveau Testament devrait faire partie de la bibliothèque de tout bibliste chrétien. Pour ne mentionner qu’un des nombreux courts essais contenus dans ce livre, j’ai trouvé particulièrement perspicace le texte de Amy-Jill Levine, «Bearing False Witness: Common Errors Made about Early Judaism» («Un faux témoignage – Erreurs courantes à propos des débuts du judaïsme»)[28].
Dans les relations interreligieuses, la coopération entre chercheurs chrétiens et juifs devient de plus en plus fréquente. Deux livres montrant un tel travail de collaboration suffiront comme exemples. Le premier, A Time for Re-commitment: The Twelve Points of Berlin («Un temps pour le renouvellement de l’engagement. Les douze points de Berlin»), résulte du colloque de 2009 du Conseil international des chrétiens et des juifs (ICCJ) pour marquer les 70 ans du début de la Deuxième Guerre mondiale et de l’Holocauste. Philip A. Cunningham, vice-président du Conseil, le décrit comme «une photographie, un instantané de l’état actuel des relations judéo-chrétiennes telles que vues par les chrétiens et les juifs d’une douzaine de pays, tous vétérans du dialogue interreligieux[29]». Publié plus de 60 ans après «Les dix points de Seelisberg», ce livre s’ouvre avec les «douze points ou thèses de Berlin», adressés tour à tour aux chrétiens, puis aux juifs, et enfin aux chrétiens, juifs et membres des autres traditions. Un récit intitulé «The Story of the Transformation of Relationships» («L’histoire de la transformation des relations») suit les douze points de Berlin.
Le second livre, Christ Jesus and the Jewish People of Today: New Explorations of Theological Interrelationships (Christ Jésus et le peuple juif d’aujourd’hui. Nouvelles perspectives sur l’interdépendance théologique), a été publié en 2011[30]. Dans cet ouvrage, les auteurs poursuivent la réflexion commencée en 2005 lors d’un colloque interreligieux tenu à Rome sur les impacts de Nostra Aetate sur les relations entre les religions[31]. Plus étroitement ciblé, ce livre s’intéresse spécifiquement aux relations entre catholiques et juifs – un sujet important dans les discussions tenues au colloque interreligieux. Comme on le sait très bien maintenant, des changements considérables, affectant la compréhension et la présentation traditionnelles du judaïsme et du peuple juif, sont survenus dans l’Église depuis quarante ans à la suite de développements d’ordre théologique, biblique, liturgique ou catéchétique. Cela ne signifie pas qu’on a résolu toutes les questions théologiques. Dans ce livre, la question sans doute la plus difficile de toutes est soulevée. «Comment pouvons-nous aujourd’hui, comme chrétiens, affirmer que Jésus-Christ est le sauveur de toute l’humanité, en même temps que nous affirmons que l’alliance entre Dieu et Israël (c’est-à-dire le peuple juif d’hier et d’aujourd’hui) est toujours vivante?» En d'autres mots, comment concilier la foi chrétienne en Jésus-Christ, sauveur du monde, et cette nouvelle vision d’une alliance toujours en cours entre Israël et son Dieu? Cet ouvrage attire l’attention sur «l’émergence d’un consensus» sur cette question théologique des plus complexes. Finalement, et c’est ce qui donne un aspect unique à ce livre, on a décidé d’y inclure des réponses spécifiques venant de chercheurs juifs aux essais écrits par des chercheurs chrétiens (surtout catholiques, mais aussi luthériens) sur une variété de points pertinents. Cette décision illustre bien le principe que «la théologie chrétienne ne peut plus ignorer l’expérience religieuse juive» de notre époque. Certaines de ces réponses rédigées par des juifs sont particulièrement éclairantes et, à leur manière, aident à mieux saisir comment l’Église se voit elle-même par rapport à une foule de sujets cruciaux. La présentation de points de vue juifs dans les études réalisées par des chercheurs chrétiens devient de plus en plus une caractéristique du dialogue judéo-chrétien. Cette participation grandissante des juifs dans des débats d’ordre théologique inspire confiance et optimisme pour la poursuite de nos réflexions sur les questions théologiques encore non résolues.
Conclusion
En guise de conclusion, je soumets deux considérations, la première brève et la seconde un peu plus longue. En premier lieu, ce n’est pas un mystère que des difficultés, conflits ou obstacles survenus dans le dialogue judéo-chrétien ont conduit des groupes dans chaque communauté à concentrer leur énergie là où cela semblait possible à ce stade-ci, comme une coopération mutuelle dans le secteur de la paix et de la justice, avec comme objectif de construire un monde meilleur – tikkum olam. Alors que cette coopération est prometteuse, les partisans du dialogue ont raison de soutenir que cela ne devrait pas affaiblir notre détermination d’aborder les questions théologiques qui se posent à nous dans le monde pluraliste et sécularisé d’aujourd’hui. Il est impératif que nous continuions à débattre ensemble au niveau académique afin de progresser vers un véritable dialogue et le respect entre nos deux communautés.
En second lieu, il est également crucial que nous déployions des efforts pour mieux faire connaître aux membres de nos communautés les nombreuses réalisations du dialogue judéo-chrétien, de même que les importantes questions encore à résoudre. Cette diffusion devrait impliquer prêtres, rabbins et éducateurs, soit tous ceux et celles qui sont sur la ligne de front dans l’enseignement et la prédication de la foi. Pendant plusieurs années, il y a eu des plaintes concernant le piètre travail accompli dans nos écoles de théologie et séminaires en ce qui a trait à l’urgente tâche d’éducation des futurs leaders pastoraux dans ce domaine. Dans une entrevue que je n’ai pu localiser, je me souviens avoir entendu Amy-Jill Levine parler de sa consternation en apprenant la faillite de la plupart des institutions de théologie des États-Unis et du Canada accréditées par l’Association des Écoles théologiques (ATS) à promouvoir le dialogue judéo-chrétien auprès de leur corps étudiant[32]. De toutes ces institutions, seulement deux avaient offert un cours ou un séminaire dédié au dialogue judéo-chrétien. Selon Amy-Jill, on retrouverait la même situation du côté des séminaires ou établissements religieux juifs.
Il y a presque dix ans déjà, un collègue et moi avons offert un cours intitulé «La proclamation chrétienne après Auschwitz[33]». Ce cours a connu une bonne inscription et suscité un grand intérêt chez les étudiants pour les questions débattues dans le dialogue judéo-chrétien; il a même suffisamment retenu l’attention pour inciter certains à se demander pourquoi le cours avait cessé d’être offert après seulement deux ans. Pour paraphraser Paul, comment les choses vont-elles pouvoir changer s’il n’y a personne pour enseigner ou pour prêcher à notre peuple? Comment nos prêtres, nos rabbins et nos éducateurs religieux peuvent-ils parler sur ce sujet si eux-mêmes n’ont jamais reçu de formation adéquate à cet effet, s’ils ne sont pas conscients de cette importante réalité pour nos deux communautés?
Sur ce point, la Conférence américaine des évêques catholiques et le Conseil national des synagogues paraissent aller de l’avant. Dans leur plus récente ronde de conversation, ces deux organisations ont partagé comment chacune d’elle éduquait leur communauté de foi respective au sujet de l’autre. Il convient de noter que des représentants des deux groupes ont admis qu’il y avait encore trop peu de fait dans ce domaine[34]. Pour les représentants des Églises chrétiennes et des congrégations juives du Canada peut-être y a-t-il des leçons à tirer des récentes initiatives déployées chez nos voisins du sud.
Shalom à tous ceux et celles qui, par leur travail, aident nos deux communautés de foi à être «bénédiction pour l’autre».