Un message pour un monde moderne sécularisé

Sœur Geneviève Comeau enseigne la théologie fondamentale et la théologie du dialogue interreligieux au Centre Sèvres (Facultés jésuites) à Paris; elle a publié récemment Catholicisme et judaïsme dans la modernité. Elle fait partie de la communauté Xavières (de spiritualité ignatienne).

Un message pour un monde moderne sécularisé

Geneviève Comeau

Sœur Geneviève Comeau enseigne la théologie fondamentale et la théologie du dialogue interreligieux au Centre Sèvres (Facultés jésuites) à Paris; elle a publié récemment Catholicisme et judaïsme dans la modernité. Elle fait partie de la communauté Xavières (de spiritualité ignatienne).

Je suis très heureuse et très honorée d’être invitée à prendre la parole lors de ce colloque. Le thème de mon intervention «Quel message pouvons adresser ensemble, juifs et chrétiens, au monde moderne sécularisé?» élargit l’espace de notre tente, en nous tournant vers d’autres que nous. Je m’en réjouis, car c’est le signe que les 50 dernières années de notre dialogue commun nous ont appris la solidarité et la responsabilité envers tout être humain.

Un mot pour me présenter et pour vous dire d’où je parle. Je viens du Vieux Continent (la plupart de mes références vont être européennes: je vous prie par avance de m’en excuser), je viens d’un pays - la France - où historiquement l’antisémitisme a été virulent; mais non moins fort y a été le courage de nombreux justes qui ont risqué leur vie pour sauver des juifs durant la Seconde Guerre Mondiale.

J’ai pas mal voyagé en dehors du Vieux Continent. Trois années en Afrique de l’Ouest, deux séjours de quelques semaines en Israël. Et surtout, le plus déterminant pour moi, une année à New York, au Jewish Theological Seminary, l’Université et le Séminaire Rabbinique du mouvement juif conservateur, dit aussi massorti. Cette expérience de rencontre a été décisive. J’ai participé régulièrement aux offices à la Synagogue; j’en ai été spirituellement nourrie. Ils m’ont communiqué le sens de la majesté et de la sainteté de Dieu. Le Chabbat a rythmé mes semaines: jour de louange et de repos, jour de célébration. Jour de joyeuses invitations chez les uns et les autres, ou jour d’étude et de partage sur les textes bibliques avec quelques-uns. Ce qu’il m’a été donné de goûter grâce à la liturgie est comme le symbole de ce que j’ai vécu durant cette année-là: chercher à comprendre l’autre de l’intérieur. Bien souvent, je ne connais l’autre qu’à travers mon propre système de références. Mais cette année-là, en venant vivre et étudier dans un monde religieux qui n’est pas le mien, j’ai essayé de comprendre l’autre à partir de son propre univers à lui.

Ce que j’y ai découvert: l’importance et la joie de l’étude, l’argumentation foisonnante du Talmud, la beauté de la Halakha. Le judaïsme n’est pas la religion de la loi, comme on le croit trop souvent, mais la religion de l’incessante interprétation et élaboration de la loi.

Grâce à cette année passée à New York, une transformation s’est opérée en moi. À mes yeux, le judaïsme n’est plus seulement la racine du christianisme, mais il est une réalité bien vivante, contemporaine, façonnée depuis deux millénaires par la tradition rabbinique, dont l’univers culturel, la manière d’argumenter et de questionner, sont relativement imperméables aux chrétiens. Depuis la séparation du premier siècle, judaïsme et christianisme ont suivi chacun leur cours. Mais avec la modernité, des croisements ont eu lieu: l’exégèse critique, par exemple, a été - et est toujours un défi et une tâche, à la fois pour les juifs et les chrétiens. Depuis cinquante ans les rencontres se multiplient, et nous nous découvrons avec surprise si proches et si lointains.

Judaïsme et christianisme ont contribué à la naissance du monde moderne

Qu’avons-nous donc à dire ensemble au monde moderne sécularisé? Je tiens d’abord que ce monde moderne, nous en sommes, nous en faisons partie. Nous ne sommes pas en face de lui, pour lui délivrer un message venant de l’extérieur. Judaïsme et christianisme sont pris dans le mouvement de la modernité - je dirais même plus: ont contribué au mouvement de la modernité. Je reprends à mon compte l’intuition de Emile Durkheim et de Max Weber (au début du XXe siècle), développée par Marcel Gauchet et Jürgen Habermas, chacun à leur manière: la modernité est un processus de rationalisation et de différenciation. Au début il y aurait une vision mythico-religieuse, globalisante, totalisante, holiste, où tous les phénomènes sont interreliés dans une perspective religieuse. Puis la pensée scientifique se développe. L’art devient autonome et n’est plus intégré au domaine religieux. Le droit et la morale deviennent également autonomes, ils se détachent de la religion, une éthique profane apparaît. Ainsi les composantes de la culture se différencient et deviennent autonomes: c’est la naissance de la modernité, c’est-à-dire d’une vision du monde décentré et différencié. À cela correspond le développement du pluralisme démocratique.

Le judaïsme comme le christianisme se trouvent bien en accord avec une vision du monde décentré et différencié, car ce sont des religions de l’interprétation et non du littéralisme. Or l’interprétation est l’ouverture de plusieurs possibles, le refus de la vérité unique, toute faite. Bien sûr, en disant cela, j’indique à quelle compréhension du christianisme et du judaïsme je me réfère. Elle n’est pas partagée par tous. Nous pourrons en débattre.

Je tiens que judaïsme et christianisme reconnaissent une pluralité interne d’interprétations - ce que ne fait sans doute pas encore l’islam - et qu’ils ont donc partie liée avec la modernité. Cela les conduit à refuser le fixisme - bien que certains courants, juifs et chrétiens, s’y complaisent, en déclarant «Cela s’est toujours fait ainsi». Cela les conduit aussi à accepter une lecture historique et sociologique de leur propre tradition, tout en sachant qu’une telle lecture ne dit pas le tout de la religion. Accepter un regard historique et sociologique, c’est reconnaître que la tradition juive comme la tradition chrétienne ont une histoire, ont connu des changements, une évolution, dus en partie aux facteurs sociaux et culturels de l’époque. Un des signes de l’appartenance de plein droit du judaïsme et du christianisme à la modernité, est leur acceptation d’une exégèse critique de leurs textes fondateurs. Certes, cette acceptation n’est pas allée de soi de part et d’autre, et rencontre encore des résistances. Mais aujourd’hui il y a un assez large consensus pour dire que, si Dieu dans la Bible a parlé «à la manière des humains» (Vatican II), si «la Torah parle le langage des humains» (Talmud), il est alors légitime d’étudier ce texte avec tous les moyens critiques dont disposent les humains.

Modernité et post-modernité

Deuxième réflexion quant au sujet que j’ai à traiter: ce monde dans lequel nous vivons, suffit-il de dire que c’est un monde moderne sécularisé? La réalité est, je crois, plus complexe. Mon hypothèse est que nous sommes à la fois dans la modernité et la postmodernité. Parler de postmodernité ne veut pas dire que la modernité a disparu, mais que des changements substantiels se sont cependant produits. Reste à définir les termes. J’ai déjà parlé de la modernité. Quant à la postmodernité, j’emploie simplement l’expression parce qu’elle est commode pour décrire un certain nombre de phénomènes. Pourquoi parler de «post»? parce que la modernité a déçu, dans plusieurs de ses aspects. La raison, si importante pour la modernité, a conduit au XXe siècle à quelques dérives: l’autodestruction de la raison elle-même, jusque dans les totalitarismes du XXe siècle. La croyance au progrès a également conduit à des impasses et à des déceptions; la crise écologique n’en est qu’un aspect. L’individualisme, produit de l’anthropocentrisme moderne, est soupçonné de vider la démocratie de son contenu. Quant à la différenciation des champs de valeurs, elle a pu conduire à des durcissements, des dichotomies néfastes; d’où l’attrait aujourd’hui pour une spiritualité holiste, qui soit source d’unification. L’on pourrait continuer la liste des déceptions de la modernité.

L’on peut entendre la postmodernité comme une réaction à ces fruits amers de la modernité. Qui dit réaction ne dit pas retour en arrière, à un stade prémoderne, précritique (ce serait impossible), mais positionnement autre. L’on parle beaucoup par exemple du «retour du religieux», ce religieux qui aurait été érodé par la modernité, et qui reviendrait maintenant sur le devant de la scène. D’après les sociologues, il existe un «supermarché des biens religieux», où chacun vient glaner ce qui l’intéresse et se bricoler une croyance. L’appartenance résolue à une institution se fait plus rare. Beaucoup de «spiritualités» se développent - et sous ce terme on trouve un peu de tout (de la psychologie, du souci d’être bien dans sa peau, du chamanisme…). La postmodernité, c’est aussi bien l’ère des religions sans Dieu. Un athéisme pratique et mou, pas forcément combatif, se diffuse: on n’a pas besoin de Dieu pour vivre et pour bien vivre. Plutôt que de «retour du religieux», il s’agirait plutôt d’une recomposition du religieux, où des spiritualités sans Dieu succèderaient aux grandes traditions monothéistes, et se définiraient par une sorte de néopaganisme: fusion avec la nature et le cosmos, redécouverte des énergies cachées… mais aussi hypersacralisation du moi: une recherche de soi, sous couvert de recherche du religieux.

Le monothéisme: une certaine façon de voir l’être humain

D’où ma troisième réflexion, la plus importante, où j’aborde enfin le cœur du sujet!: dans ce contexte, juifs et chrétiens ont à déployer toutes les richesses, souvent méconnues de nos contemporains, de la foi monothéiste. Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et de Jésus de Nazareth, nous fait sortir, par sa parole qui appelle, de notre confortable égoïsme, et nous tourne vers les autres, vers tous les autres. Rappel urgent aujourd’hui de l’importance de l’altérité et de la responsabilité.

La foi monothéiste nous dit qu’il n’y a qu’un seul Dieu, créateur du ciel et de la terre, et que tous les humains sont créés à son image. Elle fonde l’égalité de tous les humains, ainsi que notre commune responsabilité. Nous prenons plus vivement conscience aujourd’hui de ce lien indissoluble entre monothéisme et égalité des humains, à une époque où des théories racistes circulent, et où le néolibéralisme nous habitue aux inégalités sociales. En proposant la foi monothéiste, c’est donc une certaine idée de l’être humain que juifs et chrétiens proposent; comme le disait le philosophe Emmanuel Levinas: «Le monothéisme n’est pas une arithmétique du divin, il est le don, peut-être surnaturel, de voir l’homme semblable à l’homme sous la diversité des traditions historiques que chacun continue.»

La différence entre le bien et le mal

La foi monothéiste nous conduit également à ne pas taire la différence entre le bien et le mal. Le livre de la Genèse chapitres 1 et 2. Le bien et le mal existent. Je veux dire par là que tout n’est pas neutre, indifférent; et il ne nous appartient pas de décider du bien et du mal. Il nous appartient par contre de faire confiance au Seigneur et de suivre ses chemins. Ce n’est pas non plus une confiance aveugle: en tout être humain, la conscience est cette boussole qui aide à discerner ce qui est vraiment humanisant de ce qui est défaisant. L’être humain est un être éthique. Mais aujourd’hui, ce message passe difficilement: en Europe par exemple la tradition judéo-chrétienne est soupçonnée d’être moralisante et culpabilisatrice; beaucoup de gens ne veulent plus entendre parler du bien et du mal. Certains se tournent alors vers le bouddhisme, qu’ils pensent être plus tolérant, moins dualiste.

Juifs et chrétiens, nous avons à trouver une parole audible sur ce monde tel qu’il est: pour nos deux traditions, la bonté du monde est l’objet d’une promesse. Elle ne relève pas d’un constat immédiat, ni d’une traversée des apparences; mais elle nous invite à entrer dans la patience d’une histoire, où notre liberté va être engagée, une liberté qui va s’affronter au mal, à la souffrance, au péché même, comme existence inauthentique et distorsion. Sur ces rapports entre liberté et péché, juifs et chrétiens diffèrent - sans oublier la complexité interne à la tradition chrétienne elle-même. Pourtant, ce que nous pouvons apporter ensemble à notre monde, c’est la joyeuse conviction que la Loi reçue de Dieu est parole libérante, que la théonomie et l’autonomie authentique vont de pair, et que, si nous ne pouvons pas faire n’importe quoi (par exemple en matière de bioéthique, génétique, clonage, etc.), c’est au nom même du respect de l’être humain.

Ne pas taire la différence entre le bien et le mal… Je ne peux m’empêcher de parler ici de la confusion dans le langage, confusion entretenue surtout depuis le 11 septembre, car chacun des deux camps prétend lutter contre ce qui à ses yeux est le mal. La confusion règne autour des mots de «témoignage», «sacrifice», «martyre», mots importants dans la tradition chrétienne comme dans la tradition juive (cf. le martyre de Rabbi Aquiba). Il importe de chercher à sortir de la confusion: nous ne pouvons cautionner une course au martyre. Le martyre n’est pas une chose que l’on cherche. Quand il s’impose, certes on ne l’évite pas, mais c’est la vie que l’on cherche et non la mort. Précisons que peu de musulmans défendent en fait cette interprétation du martyre mise en valeur par les attentats du 11 septembre.

Ces attentats nous poussent aussi à chercher quelle résistance spirituelle nos traditions nous offrent, résistance à l’esprit de revanche, de vengeance, aux instincts de domination ou de suppression de l’ennemi. J’évoque le chapitre 12 de la lettre aux Romains où Paul invite à bénir ceux qui nous persécutent, à ne pas rendre le mal pour le mal, citant d’ailleurs la Bible hébraïque: Proverbes 25,21-22: «Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, s’il a soif, donne-lui à boire, tu amasseras des charbons sur sa tête, et le Seigneur te le revaudra.» L’islam aussi - qui n’est pas à identifier à l’islamisme - offre, dans le meilleur de sa tradition, ce type de résistance spirituelle.

La religion ne se réduit pas à l’éthique

Notre message doit-il pour autant se réduire à des valeurs, comme la dignité humaine, le respect, la liberté? Non, je ne le pense pas. La foi biblique (juive comme chrétienne) est certes au fondement de ces valeurs humaines, mais elle les transcende. Le christianisme court le risque à se réduire à une éthique: oubli de la folie de la croix, dissolution dans un ensemble de valeurs qui peuvent devenir du «politiquement correct». Le judaïsme, si je ne m’abuse, supporte sans doute mieux ce risque que le christianisme; Levinas (encore lui!) a de très belles pages sur la dimension éthique de la Révélation dans le judaïsme; «c’est en tant que kérygme éthique que la Bible est révélation», écrit-il; et ailleurs, dans L’au-delà du verset, p. 169, «la révélation juive est d’emblée commandement et la piété y est obéissance». Quoi qu’il en soit des différences, judaïsme et christianisme lient étroitement amour de Dieu et amour du prochain: invitation à ne pas oublier la source de ces valeurs, devenues si importantes, que sont la liberté et le respect de chacun.

La liberté religieuse

Je continue à déployer devant vous les richesses de notre foi monothéiste. Je viens de parler de la liberté. Je précise maintenant: la liberté religieuse. Plus que jamais, au vu de ce qui se passe dans plusieurs parties du monde, juifs et chrétiens ont à s’en faire les hérauts. Le judaïsme a plutôt été la victime de l’intolérance chrétienne. La liberté religieuse ne lui pose pas de problèmes, puisqu’il a toujours tenu que l’on peut être un juste et avoir part au monde à venir sans être nécessairement juif. Pour ce qui concerne l’Eglise catholique, c’est au concile Vatican II qu’elle a pleinement reconnu la liberté religieuse, en la fondant dans la révélation: Dieu a créé l’être humain libre, c’est une réponse libre et volontaire qu’il attend de nous; d’ailleurs le Christ lui-même, doux et humble de cœur, a dans la patience attiré et invité des disciples. Je ne saurais trop insister sur l’importance de la liberté religieuse dans notre monde qui en bien des endroits en est aujourd’hui privé; elle crée entre les humains un style de communication propre à révéler le Dieu qui dans l’Exode s’est engagé pour notre libération.

Dieu nous ouvre un avenir

La mémoire des hauts faits de Dieu dans l’Exode nous ouvre un avenir. J’en viens ainsi à une autre dimension de notre foi monothéiste: son rapport au temps. Le temps biblique s’enracine dans la mémoire et est tourné vers l’espérance. L’historien Shmuel Trigano écrit que «l’espérance est sans aucun doute le trésor le plus précieux qu’Israël a apporté à l’humanité». Ni destin grec, ni cycle oriental des renaissances. Or voilà que sous de nouvelles formes, adaptées à notre modernité postmoderne, le destin réapparaît, sous la forme du succès de l’astrologie, des voyances, et que la théorie bouddhique du samsara et des renaissances connaît un réel succès, pas toujours fidèle d’ailleurs à l’esprit authentique du bouddhisme; en effet pour nombre d’Occidentaux, la réincarnation est vue comme la possibilité somme toute agréable de vivre plusieurs vies. Qu’y a-t-il d’alarmant à cela? le futur est en panne, l’avenir n’est plus ce qu’il était… L’idéologie du progrès a été mise à mal, les grands idéaux politiques ou religieux ne mobilisent plus comme avant, du moins en Occident; une certaine précarité, due à tout un ensemble de facteurs sociaux et économiques, marque nos sociétés. La capacité de se projeter vers l’avant est entamée, l’avenir semble devenu indéchiffrable, d’autant plus que les simples citoyens ont le sentiment que la plupart des décisions importantes leur échappent.

Je pourrais évoquer aussi le temps technologique que l’informatisation du monde raccourcit chaque jour un peu plus. Les nouveaux moyens de communication nous font vivre en «temps réel», dans le présent. Le présent et son urgence semblent prendre toute la place. Comment faire droit à la patience et à la lenteur des maturations qu’exige toute croissance humaine ? Beaucoup de jeunes que je connais vivent dans le présent, répondant aux sollicitations du moment; mais leur font défaut l’idée de projet et le désir de peser un tant soit peu sur le cours de l’histoire. Le temps va-t-il encore quelque part? Que devient l’espérance? La foi juive, comme la foi chrétienne, nous dit que le Dieu transcendant a pris l’initiative de se révéler et de venir à nous. Dans cette optique, ce monde-ci n’a pas le dernier mot: nous sommes soutenus par une espérance qui vient de l’avenir et nous tourne vers l’avenir. Cette espérance a sa source en Dieu. Elle donne la force de garder confiance au cœur même des difficultés, car Dieu est Celui qui vient. Dans des sociétés qui semblent être de vastes entreprises d’assurances, il nous incombe de donner le courage de l’espérance, le goût du risque, le désir de ne pas s’accommoder du seul présent mais de le transformer.

La façon dont la Bible voit le temps humain nous conduit aussi à dire que nous n’avons qu’une seule vie: c’est dans cette vie-ci qu’il nous faut aimer le Seigneur notre Dieu et aimer notre prochain. Urgence de l’appel à la responsabilité personnelle: nous ne pouvons nous en remettre à une série de renaissances qui nous permettrait d’alléger le poids de notre karma… Je touche là à une différence anthropologique essentielle entre la vision du monde liée à la révélation biblique, et la vision du monde liée à l’hindouisme et au bouddhisme. Tout en respectant les diverses cultures du monde, nous ne pouvons pas taire le prix infini de la vie humaine, vie unique, fragile et vulnérable, que nous ne pouvons prolonger au-delà de la mort ni redupliquer par manipulations génétiques.

Vie unique, fragile et vulnérable… Corps unique, fragile et vulnérable… La tradition biblique a beaucoup à dire sur le corps. L’originalité de la Bible, que nous avons tout intérêt à redécouvrir et à faire redécouvrir, tient dans la qualité de l’attention qu’elle accorde au corps: ni méprisé ni sacralisé, le corps est le lieu de l’alliance. Pas seulement lieu de rapports sexuels, mais lieu de rencontre, de véritables relations. La métaphore nuptiale, de l’union de l’homme et de la femme, est employée par le prophète Osée pour rappeler l’alliance de Dieu avec son peuple. Certes, le christianisme, au cours de son histoire, a insisté sur le caractère ambigu de la sexualité humaine: elle est appelée à devenir signe du don et de la présence, mais elle peut aussi déraper vers la jouissance égoïste ou la violence. Le judaïsme est sans doute moins méfiant envers la dimension ambivalente de la sexualité, même s’il a fortement codifié les relations sexuelles. Juifs et chrétiens, en tout cas, ont en commun d’avoir foi en la résurrection des morts, et de faire du corps le lieu de la relation avec l’autre, avec le Tout-Autre.

Dans sa fragilité même, le corps humain exprime la présence irremplaçable de chacun. La tradition judéo-chrétienne est sans doute celle qui accorde le plus de prix au corps. Il n’est pas inutile de le rappeler, dans un monde où le corps est souvent «déréalisé». La publicité le magnifie: santé, beauté, confort, plaisir, bien-être… Mais est-ce bien du corps réel qu’il s’agit, ou d’un corps idéal, imaginaire, étranger au vieillissement, à la fatigue, à la souffrance? De même, le risque des nouveaux moyens de communication est de faire l’économie de la présence corporelle. Dans un monde marqué de plus en plus par le virtuel, beaucoup de jeunes cherchent à redécouvrir leur corps au moyen de piercings, petit morceau de métal implanté au nombril, ou à la lèvre, ou à l’arcade sourcilière… Ensemble, juifs et chrétiens, nous avons à dire le prix infini de la vie humaine et du corps, créés, reçus du Créateur.

Vivre les relations humaines sous le signe de l’universel

Ces diverses cultures du monde dont je parlais tout à l’heure ne sont plus seulement réparties géographiquement, elles coexistent désormais dans nos sociétés marquées par un grand brassage culturel et religieux, ce qui n’exclut pas des logiques identitaires. Qu’est-ce que notre foi monothéiste peut donc dire face à la mondialisation? Je n’entrerai pas dans le débat des pro- ou des anti-mondialisations. Je dirai simplement que la mondialisation, telle qu’elle est marquée par le néolibéralisme, menace à la fois l’universel et la différence. Jean Baudrillard écrivait dans un journal français («Le mondial et l’universel», Libération, 18 mars 1996): «Mondialisation et universalité ne vont pas de pair, elles seraient plutôt exclusives l’une de l’autre. La mondialisation est celle des techniques, du marché, du tourisme, de l’information. L’universalité est celle des valeurs, des droits de l’homme, des libertés, de la culture, de la démocratie. La mondialisation semble irréversible, l’universel serait plutôt en voie de disparition.»

Or la Bible nous enseigne ce qu’est l’universel et ce qu’est la différence. Juifs et chrétiens peuvent ainsi travailler à l’avènement d’une mondialisation d’un autre type, qui ne soit ni uniformisation ni domination des plus forts. Cette collaboration peut aider à dépasser un stéréotype qui a la vie dure: au particularisme étroit d’Israël aurait heureusement succédé l’ouverture de l’Église à toute l’humanité.

Une lecture plus attentive de la Bible nous apprend que la dimension universelle est déjà présente dans le Premier Testament; il serait trop long de le montrer ici. Dans la même veine, Jésus de Nazareth a la capacité d’admirer la foi des autres quels qu’ils soient, et de rendre grâce pour le don de Dieu où qu’il se trouve. Il reconnaît justement la foi de la Cananéenne et l’exauce à la mesure même de sa confiance. Sa mort et sa résurrection ont été comprises, par ses disciples qui en ont été les témoins, comme ouvrant la porte de l’alliance aux païens.

Aussi l’universel biblique n’est-il pas de l’ordre d’une extension géographique uniforme, mais de la joyeuse rencontre entre des particularités. Juifs et chrétiens ont à en porter témoignage. Du côté chrétien, la mission dans l’histoire a souvent pris des traits impérialistes, et les missionnaires ont oublié que la culture occidentale qui était la leur n’était qu’une culture parmi d’autres, et non la seule digne de donner corps à l’Évangile. Du côté juif, le judaïsme n’a pas toujours honoré la dimension universelle qui lui est intrinsèque: les traumatismes de l’histoire l’ont souvent amené à se replier sur lui-même et à se préoccuper de sa propre survie. Comment éviter les deux écueils de reconstituer un ghetto ou de se laisser happer par l’assimilation, la question est toujours d’actualité. L’universel, comme rencontre des particularités dans une ouverture mutuelle et une critique réciproque, est une tâche commune aux juifs et aux chrétiens. Reconnaissance de l’autre sans capitulation de soi.

Ce travail d’universel est ce sur quoi je vais conclure le message que juifs et chrétiens peuvent adresser à notre monde. Ce message n’est pas un contenu tout fait d’avance, il est une tâche qui nous incombe encore aujourd’hui. Le style même de nos échanges entre juifs et chrétiens peut dire ou non quelque chose de l’universel auquel nous avons l’audace d’appeler le reste de l’humanité. Faisons le pari qu’un compagnonnage fraternel est possible, dans des rencontres authentiques qui ne gomment pas nos divergences, et qui, par là même, peuvent être source d’espérance et germe d’universalité.

En effet juifs et chrétiens sont aujourd’hui les héritiers différents d’une tradition biblique commune. Comme le dit l’exégète suisse protestant Daniel Marguerat dans l’ouvrage collectif Le déchirement. Juifs et chrétiens au premier siècle, «le judaïsme ancien n’a pas eu un héritier, mais deux: le christianisme et le judaïsme unifié d’après 70.» Christianisme et judaïsme sont enracinés dans le même terreau biblique, et sont pourtant façonnés différemment par leur histoire, leur tradition. Depuis la séparation du Ie siècle, chacun des deux a suivi son cours et s’est développé parallèlement à l’autre.

Depuis quelques dizaines d’années, des retrouvailles ont lieu. Depuis peu de temps, un débat de fond est à nouveau possible entre juifs et chrétiens. Certains livres récemment publiés en sont le signe: des livres où des juifs se prononcent sur Jésus de Nazareth, sur le christianisme, d’une manière assez libre et critique, et en souhaitant engager un débat avec les chrétiens.

Ce qui est passionnant en ce début de troisième millénaire, c’est que le débat entre nous est en train de se rouvrir sur des questions fondamentales: les gestes symboliques de Jean-Paul II ont sûrement contribué à ce changement de climat, déjà amorcé depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Il s’agit là d’un nouveau tournant dans les relations entre juifs et chrétiens. Il s’appuie sur une confiance mutuelle, qui permet un réel questionnement. Bien sûr, il y a des hauts et des bas, comme dans toute relation. Mais je crois que dans l’ensemble nous avons franchi une étape importante: celle qui consiste à ne pas avoir peur d’aborder des sujets délicats, et à reconnaître que nos conflits d’interprétation ne nuisent pas à l’amitié, quand ils sont vécus dans l’écoute et le respect. Nous pouvons même imaginer - cela se pratique en certains endroits - une aide mutuelle, pour vivre la fidélité à nos traditions respectives dans un monde où les mutations de société ont bien souvent forme de crises. Justement, nous vivons aujourd’hui une de ces crises, depuis le 11 septembre. Notre monde a besoin de prophètes: entendons ensemble son appel.

Capsules

L’on peut entendre la postmodernité comme une réaction à ces fruits amers de la modernité.

Judaïsme et christianisme lient étroitement amour de Dieu et amour du prochain.

Nous ne pouvons pas taire le prix infini de la vie humaine.

Juifs et chrétiens peuvent ainsi travailler à l’avènement d’une mondialisation d’un autre type.

Remarques de l’éditeur

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