«Tu aimeras ton prochain»: Paramètres halachiques d’un grand commandement

Lors d’une récente rencontre de dialogue judéo-chrétien au Temple Emanu-el-Beth Sholom de Montréal, le rabbin Leigh Lerner a présenté un exposé sur l’amour du prochain dans la tradition juive. Ses propos s’inspiraient largement d’une étude du rabbin Reuven P. Bulka, parue initialement dans le Journal of Halacha and Contemporary Society

«Tu aimeras ton prochain»:

Paramètres halachiques d’un grand commandement

Rabbin Reuven P. Bulka

Lors d’une récente rencontre de dialogue judéo-chrétien au Temple Emanu-el-Beth Sholom de Montréal, le rabbin Leigh Lerner a présenté un exposé sur l’amour du prochain dans la tradition juive. Ses propos s’inspiraient largement d’une étude du rabbin Reuven P. Bulka, parue initialement dans le Journal of Halacha and Contemporary Society. Avec l’accord de l’auteur et la collaboration du rabbin Lerner, Pierrot Lambert a réalisé une version française de cet article. Le rabbin Bulka a reçu son ordination rabbinique du Rabbi Jacob Joseph Rabbinical Seminary de New York; il a complété un doctorat à l’Université d’Ottawa en 1971 avec une thèse sur la logothérapie de Viktor Frankl. Il est rabbin à la congrégation Machzikei Hadas d’Ottawa depuis 1967.

 

Le commandement: «Tu aimeras ton prochain» (’ahavta l’re‘aha, Lévitique 19, 18) est considéré comme une pierre angulaire de notre foi. Comme l’affirme Rabbi Akiva, «il s’agit là d’un grand principe général de la Torah» 1 . Il serait instructif de préciser le sens de ce précepte, et d’en définir les conditions d’application.

I

Le commandement est énoncé dans le fameux chapitre 19 du Lévitique, un chapitre qui renferme de nombreux principes éthiques, répartis en unités encadrées par l’affirmation «Je suis Dieu».

L’unité portant sur l’amour du prochain est ainsi libellée: «Tu ne haïras point ton frère dans ton cœur; tu auras soin de reprendre ton prochain, mais tu ne te chargeras point d’un péché à cause de lui. Tu ne te vengeras point, et tu ne garderas point de rancune contre les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis l’Éternel» (Lévitique 19, 17-18).

Les versets semblent marquer un crescendo, depuis le niveau de base de l’interdiction de la haine, à la réprimande, à la défense de regarder le prochain comme un pécheur, au bannissement de toute rancune, puis enfin au principe supérieur de la fameuse obligation d’aimer son prochain.

Le premier interdit: «Tu ne haïras point ton frère dans ton cœur» a trait manifestement à une forme de haine associée à un élément déclencheur légitime. C’est ce que montre l’énoncé suivant qui demande de réprimander son prochain et de ne pas le charger d’un péché. Ces préceptes réfèrent sûrement à un motif d’irritation susceptible de nourrir chez une personne de la haine à propos d’un préjudice subi. La haine tout à fait gratuite est certes inadmissible, et il n’est même pas nécessaire d’établir des dispositions législatives à son sujet.

La Torah traite d’une situation où nous pouvons comprendre le développement potentiel de la haine, et met en garde contre la possibilité de devenir victime du syndrome de la haine.

 

Si un acte répugnant a été commis, qui est susceptible de vous inspirer de la haine, vous devez vous adresser directement à la personne qui vous a fait du tort, et lui demander, selon les mots du Rambam: « Pourquoi avez-vous fait une telle chose?» 2

 

Certes, l’hostilité sans apaisement risque fort d’envenimer l’inimitié. Par contre, la communication peut permettre de remédier à la situation en incitant l’autre à reconnaître ses torts. Il faut à cet effet présumer que l’acte reproché n’était pas intentionnel et éviter de considérer comme pécheur l’auteur de cet acte. Il faut plutôt affronter directement la personne pour découvrir, dans une franche communication, que cet acte était une erreur ou n’était pas délibéré.

Une fois dépassée cette confrontation, la personne qui a subi un préjudice est priée de ne pas exercer de vengeance ni entretenir quelque rancune à l’égard de l’autre. Ayant saisi nettement la situation et compris les circonstances qui ont entraîné le problème originel, elle devrait enterrer le passé, rétablir le dialogue et même s’élever au niveau de l’amour d’autrui, qui est l’état naturel des rapports humains. La voie vers cette disposition optimale, toute naturelle qu’elle soit, est parfois entravée. La Torah pose l’obligation sacrée de surmonter les obstacles rencontrés, en évitant de nourrir de la haine et de donner libre cours à ses sentiments. Elle exige plutôt d’avoir recours à une communication directe et d’exprimer ses préoccupations pour neutraliser et éliminer les obstacles à l’amour fraternel.

Le Talmud de Jérusalem (Nedarim 9, 4) énonce une observation intéressante permettant de comprendre cette disposition de la Torah. Si une personne en train de trancher de la viande se coupe la main accidentellement, va-t-elle s’en prendre à la main qui a commis le geste accidentel? Non, bien sûr. Ainsi, dit le Talmud de Jérusalem, il faut considérer l’ensemble de la communauté comme un grand corps unique, où il serait aussi incongru de voir une personne se venger d’un geste posé par une autre que d’observer la main gauche s’en prendre à la main droite qui l’a coupée par inadvertance.

II

Nous formons une unité, dit la Torah, et notre comportement doit manifester cette unité. Mais l’Idéal fixé n’est-il pas inaccessible? Est-il vraiment possible d’aimer les autres comme soi-même? Ramban souligne qu’il est impossible de nourrir un tel sentiment à l’égard d’une autre personne, et encore moins envers toute une communauté. Psychologiquement, vous ne pouvez jamais ressentir pour autrui les sentiments que vous éprouvez envers vous-même. En outre, dit-il, quand vous devez choisir entre votre vie et celle d’une autre personne, vous avez le devoir de vous sauver d’abord vous-même. Se fondant sur l’ajout de la lettre lamed («pour») devant le mot re‘ah («prochain») en Lévitique 19,18 (l’re‘aha), Ramban conclut que chacun doit vouloir que son ami reçoive autant que lui-même, sans limite. Il ne faut pas être restrictif en ce qui concerne le bien que nous souhaitons à nos amis. Le mot yiddish fargin est étroitement associé à cette idée.

Ibn Ezra réfléchit pareillement au libellé de l’affirmation, et estime que le lamed additionnel signifie que chacun doit aimer ce qui est bon pour son ami de la même façon qu’il aime ce qui est bon pour lui-même. Rabbi S.R. Hirsch propose une interprétation semblable, selon laquelle nous devons faire aussi attention à la dignité, au respect et à l’estime de soi d’autrui qu’à notre propre dignité, à notre respect et à notre estime de nous-mêmes. La traduction donnée au précepte «Tu aimeras ton prochain comme toi-même» par Onkelos (Aquila le converti) est intéressante: «Tu auras pitié de tes amis comme de toi-même».

Ces commentaires se prêtent à une telle interprétation, du fait que manifestement l’idéal du commandement pose problème. Si vous prenez à la lettre le précepte d’aimer le prochain comme soi-même, vous devrez vous assurer que tout le monde soit habillé le matin avant de vous habiller vous-même, ou que tout le monde ait pris son petit déjeuner avant de préparer le vôtre, et ainsi de suite. Voilà qui est absurde. La vie serait intenable avec cette disposition. Par conséquent, les interprétations données permettent de situer les paramètres de l’amour du prochain dans des balises plus précises.

Maïmonide notamment affirme3 : «Chaque Israélite doit aimer les autres Israélites comme soi-même, puisqu’il est dit: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même.» Il s’agit en clair de valoriser son prochain, de prendre soin de sa propriété et de se préoccuper de son honneur.

C’est ce que dit en substance également le Sefer ha-Chinuch (No 243), soulignant que l’accomplissement de l’amour du prochain doit prendre la forme de la compassion envers l’autre et du souci de sa propriété, semblable à la compassion que l’on a envers soi-même et au souci que l’on a de sa propre propriété.

Un fameux épisode du Talmud concerne un homme qui s’est approché de Shammai, puis de Hillel, et voulait qu’on le convertisse pendant qu’il se tenait sur un pied. L’homme s’est attiré cette réponse de Hillel: «Ce que tu n’aimes pas que l’on te fasse, ne le fais pas à autrui; tout le reste tient du simple commentaire. Va et maîtrise cet enseignement» (Shabbat, 31a). Une réponse qui reformule sur un ton réaliste l’obligation d’aimer son prochain.

Hillel énonce pour ce converti en puissance le principe fondamental de l’amour du prochain, non pas en proclamant un principe grandiose, mais plutôt en en tirant une application pratique: «Ce que tu n’aimes pas que l’on te fasse, ne le fais pas à autrui». Voilà donc le dénominateur commun de toutes les interactions humaines. Si vous pouvez respecter ce précepte, comme le souligne le Sefer ha-Chinuch (No 243), vous ne volerez point, vous ne transgresserez pas les frontières, vous ne causerez aucun préjudice à autrui. Toutes ces interdictions s’inscrivent dans la législation de la Torah concernant nos obligations envers les autres, et elles sont toutes contenues implicitement dans l’obligation d’éviter de faire à autrui ce que nous ne voulons pas que l’on nous fasse; donc elles sont contenues implicitement dans l’obligation d’aimer son prochain.

III

Mais pourquoi la Torah emploie-t-elle le langage positif de l’accomplissement, alors que le précepte appelle une interprétation pratique centrée sur l’interdiction de tout acte préjudiciable? N’aurait-il pas été plus approprié de formuler simplement un interdit: «Ne cause aucun mal à ton prochain?» Certes, l’interprétation concerne l’évitement de tout acte préjudiciable, mais le respect de cet interdit doit s’appuyer sur le sentiment plus primaire et plus positif de l’amour d’autrui.

En outre, il semble que l’obligation d’aimer son re‘ah comme soi-même se prête à une application directe qui en réalité intègre l’idéal inaccessible comme norme. C’est ce que permet de saisir l’observation du Baal haTurim, qui réfléchit sur le fait qu’immédiatement après avoir posé l’obligation de l’amour du prochain, la Torah énonce l’interdiction du mélange des espèces; l’interdiction de s’unir à un animal.

Le Baal haTurim en tire la conclusion qu’un homme qui aime son épouse ne doit pas s’engager dans des relations conjugales avec elle en pensant à une autre femme, et ne doit jamais forcer son épouse à avoir des relations conjugales. Ibn Ezra énonce une observation semblable. Son interprétation, ou ses références homilétiques, traduisent une identification du mot re‘ah à l’épouse. Divers énoncés talmudiques semblent appuyer cette identification de la re‘ah à l’épouse. Par exemple: «Un homme ne peut pas épouser une femme avant de la voir, de peur qu’il trouve quelque chose de répugnant chez elle, et qu’il trouve pénible de l’aimer comme il s’aime lui-même» 4 .

Une autre identification de la re‘ah avec l’épouse entraîne l’interdiction d’accomplir son devoir conjugal pendant le jour, en fonction du commandement: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même». Mais sur quoi se fonde cette interprétation? - Abaye répond: «Il pourrait observer chez elle quelque chose de répugnant et elle lui deviendrait donc pénible à supporter» (Niddah, 17a).

Un autre commentaire concerne le mariage avec un partenaire inapproprié, entraînant une transgression de l’obligation d’aimer sa re‘ah comme soi-même. Cette situation renforce la corrélation5 .

Une affirmation étonnante de Rabbenu Bahya6 va encore plus loin. Celui-ci déclare, en se fondant sur l’obligation d’aimer sa re’ah, qu’il est toujours interdit de divorcer de sa femme! Certes, il y a des cas prévus par la législation où le divorce s’impose, et Rabbenu Bahya en convient à coup sûr. Il avance plutôt que la dynamique fondamentale du mariage, et l’amour qui anime le mariage, devrait rendre le divorce impossible dans des circonstances normales.

Si on identifie re‘ah à l’épouse, l’obligation d’aimer son épouse comme soi-même ne connaît pas de limite. En matière de relations maritales, il ne suffit pas d’éviter de causer du tort à l’autre. Dans le mariage, se manifeste l’expression suprême de l’amour dans sa dimension la plus forte. Ici, l’obligation d’aimer sa re‘ah comme soi-même traduit en langage pointu une législation précise concernant une relation spécifique, la relation maritale.

IV

Si l’amour entre mari et femme est l’expression suprême de l’amour illimité d’autrui, il nous reste à explorer l’obligation d’aimer les autres à l’autre extrémité du spectre. L’obligation d’aimer les autres s’applique-t-elle même aux personnes qui affichent un comportement inconvenant? Autrement dit, est-ce que la re’ah, qui idéalement réfère à l’épouse, peut désigner, même au niveau le plus élémentaire, une personne méchante? Entre autres commentateurs de la Torah, Rashbam affirme tout à fait explicitement que l’obligation d’aimer s’applique uniquement aux personnes qui sont bonnes, et non à celles qui sont mauvaises. Dans son commentaire de la Torah, Or Hachayyim exclut pareillement de cette catégorie de l’amour tous ceux qui détestent Dieu, y compris ceux qui nient le contenu de la foi, et que nous devons haïr plutôt qu’aimer, affirme Or Hachayyim.

L’énoncé suivant semble correspondre aux points de vue de Rashbam et de Or Hachayyim: «Et la haine de l’humanité, comment l’aborder? Elle nous enseigne qu’il faut éviter de dire: ‘Aimez les Sages mais haïssez les Disciples’, ou encore: ‘Aimez les Disciples mais haïssez les ignorants’. Il faut tous les aimer au contraire. Mais il faut détester les esprits sectaires, les apostats et les informateurs. David ne dit-il pas: ‘N’ai-je pas en haine qui te hait, en dégoût, ceux qui se dressent contre toi? Je les hais d’une haine parfaite, ce sont pour moi des ennemis’ (Psaume 139, 21-22). Par contre, l’Écriture ne dit-elle pas: ‘Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je suis Dieu’? (Lévitique 19, 18). Et pourquoi aimer le prochain? Parce que c’est Dieu qui l’a créé. De fait, si quelqu’un se comporte comme notre peuple, il faut l’aimer, sinon, il ne faut pas l’aimer.» (Avot D’Rabbe Natan, 16, 5)

Cet énoncé semble affirmer que nous ne sommes pas obligés d’aimer une personne qui se situe hors de nos dispositions communautaires, qui se comporte de manière arrogante envers Dieu et la communauté, qui rejette Dieu et est insensible à la communauté. De fait, nous devons haïr une telle personne, selon la perspective énoncée par Or Hachayyim.

Par ailleurs, certaines déclarations talmudiques intéressantes concernent la peine de mort. Le lieu de la lapidation était situé à une distance correspondant au double de la taille du condamné. Cette disposition s’appuyait sur le précepte: «Aime ton prochain comme toi-même», qui selon le Talmud représente une prolongation de l’exigence: choisis pour ton prochain une mort facile» 7 .

On a eu recours au même principe pour modifier la méthode d’exécution, en utilisant une épée pour couper le cou8 . C’est à partir de ce principe également que l’on administre une drogue à la personne avant son exécution, afin d’atténuer la douleur9 . L’obligation de l’amour du prochain s’applique donc manifestement à la mort, et même au-delà, car il ne faut pas laisser une personne pendue se balancer sur la potence. La personne exécutée doit être inhumée avec dignité immédiatement après sa mort. (Deutéronome 21, 22-23).

Or la personne exécutée par un tribunal judiciaire a manifestement commis un crime capital. Cette personne ne fait certes pas partie des justes, mais plutôt des méchants, du moins avant son exécution. Pourtant, le Talmud affirme qu’il faut appliquer le précepte de l’amour du prochain même à une telle personne.

À première vue, cette position peut être à l’origine d’une différence d’opinions entre Rabbi Akiva et Ben Azzai. Rabbi Akiva, offrant un commentaire sur l’obligation d’aimer son prochain comme soi-même, déclare qu’il s’agit d’un grand précepte général de la Torah. Ben Azzai rétorque: «Voici le livre de la postérité d’Adam» (Genèse 5, 1) est un principe général encore plus important10 ! Ben Azzai soutient peut-être que tous les humains qui entrent dans la catégorie de la postérité d’Adam, c’est-à-dire les créatures de Dieu, quel que soit leur comportement et indépendamment de leur appartenance à la catégorie du prochain, sont bénéficiaires de l’obligation de bonté envers l’humanité. Rabbi Akiva, en s’en tenant à l’énoncé «aime ton prochain», limite peut-être en fait l’obligation d’aimer aux personnes qui sont nos frères et sœurs.

Cependant, le Midrash semble établir clairement que la différence d’opinions entre Rabbi Akiva et Ben Azzai concerne une autre question. Puisque la Torah stipule que chacun est tenu d’aimer son prochain comme lui-même, une grande brèche reste ouverte pour les personnes qui se détestent elles-mêmes. Ces personnes doivent-elles aimer les autres? C’est à une telle disposition que réfère Ben Azzai, lorsqu’il déclare que le principe général tiré de l’énoncé «Voici le livre de la postérité d’Adam» inclut l’obligation d’aimer les autres même si nous éprouvons des sentiments négatifs à l’égard de notre propre moi, même si nous on nous a couverts de honte11 .

V

La contradiction apparente entre le prolongement talmudique de l’obligation d’aimer jusqu’au choix d’un mode d’exécution non cruel, impliquant l’obligation d’aimer même les méchants12 , et l’affirmation de Avot D’Rabbe Natan, selon laquelle nous ne devons pas aimer, et même nous devons haïr les esprits sectaires, les apostats et les informateurs, appelle une résolution. On peut conjecturer que la personne qui se rend coupable d’une transgression ne s’exclut pas de ce fait de la communauté des êtres que nous devons aimer. Au contraire, personne n’est sans tache, et si on devait soustraire de la portée du commandement de l’amour tous ceux qui ont commis une faute, le commandement lui-même serait neutralisé. Même une personne reconnue coupable d’un crime capital n’est pas exclue de la communauté, et doit être traitée avec la dignité qui lui revient. Mais si quelqu’un renonce délibérément à la communauté, même au point de transmettre volontairement des renseignements pour nuire à la communauté, il se coupe de la communauté par son comportement. Une telle personne ne fait plus partie de la catégorie du re’ah, du prochain, de l’ami, ou de tout autre équivalent donné à ce terme. Dans ce cas, la personne s’est elle-même soustraite à toute appartenance communautaire. Cette personne a déclaré: je ne vous veux pas et je ne veux certes pas de votre amour. Si cette personne s’est éloignée à ce point de la communauté, il semble évident que la communauté n’a aucune obligation de faire un mouvement vers elle.

Il ne s’agit pas là d’une invitation à négliger un segment de la communauté, ni d’une justification de l’absence de sollicitude envers un membre quelconque de la communauté.

VI

Un mot de conclusion à propos de la haine envers une personne malfaisante, qu’il s’agisse d’un railleur, d’un esprit sectaire, d’un apostat, ou d’un informateur. Le Talmud (Pesahim 113b), souligne que nous avons le devoir de haïr une personne qui a commis des actes indécents.

 

Or, comme le montre la citation biblique concernant l’obligation d’aimer, tout sentiment de haine doit au préalable être légitimé par une réprimande appropriée à la personne en cause (Lévitique 19, 17). Cependant, le Talmud (Arachin, 16b) pose une question capitale: y a-t-il quelqu’un qui sache comment reprendre, comment réprimander? Le problème avec une réprimande c’est qu’il faut s’y prendre de telle façon que la personne réprimandée comprenne la valeur du conseil donné, qu’elle perçoive que la réprimande prend sa source dans une amitié sincère, et qu’elle embrasse celui ou celle qui la réprimande. Le Talmud exprime des doutes compréhensibles sur l’existence de personnes capables d’une telle démarche. Si personne ne peut réprimander, personne ne peut non plus être réprimandé correctement. Par conséquent, aussi déviant que soit son comportement, toute personne sera considérée au stade de la pré-réprimande, de sorte qu’il ne soit pas légitime de manifester de l’animosité à son égard13 . Il semble donc qu’à notre époque l’obligation d’aimer s’applique à tout le monde. L’expression concrète de cet amour est fonction de chaque situation. Chaque personne a des limites physiques qui l’empêchent de témoigner toute la dimension de l’amour à un grand nombre d’autres personnes. La grande priorité, comme il a été démontré clairement, concerne le mari ou la femme. Cette expression de l’amour ne doit pas avoir de limites. En ce qui concerne autrui, l’expression de l’amour doit commencer par un évitement de toute compromission de la dignité ou de la propriété d’autrui. Tout geste posé en sus réalise également le commandement capital de l’amour du prochain. Plus une personne témoigne d’un amour actif, plus cet amour s’adresse à un grand nombre de personnes, mieux cela vaut.

  1. Talmud de Jérusalem, Nedarim 9, 4.
  2. Rambam, Commentaire de Lévitique 19, 17 p. 45.
  3. Mishneh Torah, Hi/chat De’ot, 6, 3.
  4. Kiddushin, 41a. Voir Sefer Hasidim (389), qui affirme qu’une femme doit également voir le mari prévu.
  5. Tosefta, Sotah, 5 6.
  6. Kad HaKemach, Shavuot - Mitzvot La Ta•aseh.
  7. Sanhedrin, 45a. Voir Tosafot ("Baror Lo…”) qui mentionne un point de vue selon lequel l’obligation d’aimer son prochain s’applique au choix d’un mode d’exécution moins cruel parce que le précepte ne s’applique en fait qu’après la fin de la vie. Au cours de la vie, selon ce point de vue, votre vie propre a priorité sur celle des autres. Certes, on pourrait se demander alors pourquoi tant de protocoles sont régis par ce principe (voir son partenaire avant le mariage, éviter d"avoir des relations conjugales en plein jour, et ainsi de suite. Voir à ce sujet la Temimah du Lévitique (19, 18), note 123. Par ailleurs, il est bien difficile d’expliquer l’affirmation de Rabbi Akiva pour qui le précepte «Aime ton prochain…» est un grand principe général de la Torah (Talmud de Jérusalem, Nedarim 9, 4), si ce précepte ne s’applique qu’après la mort!
  8. Ketubot, 37b.
  9. Sanhédrin, 43a.
  10. Talmud de Jérusalem, Nedarim 9, 4.
  11. Midrash Rabbah, Genèse 24, 8. Le Midrash renverse les affirmations de Rabbi Akiva et Ben Azzai, contrairement au Sifra (Lévitique 19, 18). Voir également Malbim ad. lac.
  12. C’est là le point de vue de RaMah (Sanhédrin, 52b). R. Yeruham Perla avance, en expliquant RaMah, que l’on peut haïr une personne méchante durant la vie de cette personne, et que cette attitude peut éveiller la personne intéressée et susciter chez elle un sentiment de repentir, mais qu’après la mort, et lorsqu’elle accepte le destin de la mort, il faut manifester de l’amour envers la personne méchante.
  13. Chazon ish à propos de Rambam, Hi/chat De’at, 6, 3.