TEXTE INTÉGRAL
1. Introduction
Au fil des années, la vision d’« un Moyen-Orient où tous puissent vivre en sécurité dans des États indépendants et viables enracinée dans le droit international et assurant le respect des droits de la personne[2] » paraît de plus en plus hors d’atteinte. La situation des Palestiniens, toujours privés d’un État, est une problématique particulière qui provoque des débats et une polarisation chez les chrétiens, les juifs et les musulmans dans de nombreuses régions du monde.
Cette discorde interreligieuse — même là où un dialogue amical se déploie depuis des décennies — a incité un certain nombre d’organismes nationaux membres du Conseil international des chrétiens et des juifs à solliciter les avis et les directives du comité exécutif. Le comité exécutif, lui-même préoccupé par ce phénomène depuis quelque temps, s’est réuni à Londres, au Royaume-Uni, du 11 au 15 février 2013, pour se pencher de manière approfondie sur la situation.
Favorisés par une atmosphère de confiance et de camaraderie, les membres du Comité exécutif, y compris les coprésidents du Forum abrahamique du CICJ, se sont engagés dans une exploration franche et vigoureuse des questions complexes en cause. Nous avons décidé de formuler les présentes réflexions pour les organismes nationaux membres du CICJ afin d’appuyer localement les efforts déployés entre les groupes. Nous estimions que telle était notre responsabilité en tant que comité exécutif d’un organisme international voué à la compréhension interreligieuse. Nous avons également convenu de diffuser ces réflexions dans l’espoir qu’elles soient utiles à un large public.
Nous avons convenu également de faire appel aux décennies d’expérience du CICJ dans la recherche d’un rapprochement entre juifs et chrétiens partout dans le monde. Nous avons constaté que l’animosité séculaire entre chrétiens et juifs avait perduré beaucoup plus longtemps que l’hostilité interreligieuse qui sévit au Moyen-Orient et ailleurs actuellement. Or, au cours de notre vie, nous avons vu émerger une nouvelle relation, positive, entre les juifs et les chrétiens longtemps désunis, une relation encore toute nouvelle qui a besoin d’être soutenue constamment. Nous nous sommes trouvés également à nous référer fréquemment à l’énoncé de mission du CICJ pour orienter nos discussions, et nous invitons nos organismes nationaux membres à faire de même[3] .
2. Mission et legs du CICJ
Fondé dans le contexte d’une conférence sur l’antisémitisme tenue d’urgence à Seelisberg, en Suisse, en 1947, le CICJ ne revendique aucune compétence en géopolitique internationale. Nous sommes un conseil qui promeut la compréhension et la coopération entre les chrétiens et les juifs en fonction du respect mutuel des traditions, de l’identité et de l’intégrité des deux parties. Notre Forum abrahamique international poursuit un dialogue interreligieux tripartite entre les juifs, les chrétiens et les musulmans.
Nous reconnaissons que ce ne sont pas les groupes religieux, et notamment les groupes religieux vivant dans d’autres parties du monde, qui vont régler les conflits politiques et juridiques très profonds. Ce sont plutôt les leaders politiques, les diplomates, les experts en droit et les électeurs des divers partis sur le terrain qui sont en mesure de régler ces conflits, avec l’aide de la communauté internationale. Nous savons que de nombreux partisans diffusent leurs points de vue par la désinformation, la polémique et les appels à la crainte et au fanatisme basés sur des stéréotypes antisémites, islamophobes et antichrétiens. Nous savons malheureusement que les traditions religieuses peuvent être exploitées à des fins de destruction[4] .
Nous sommes toutefois convaincus que les juifs, les chrétiens et les musulmans ont le désir et, de fait, la responsabilité devant Dieu de faire appel à leurs patrimoines religieux respectifs pour servir la paix et la réconciliation humaine. C’est ce qu’exprime notre énoncé de mission, qui note que le CICJ :
• aborde les questions des droits de la personne et de la dignité humaine profondément enchâssées dans les traditions du judaïsme et du christianisme;
• s’oppose à toutes formes de préjugés, d’intolérance, de discrimination, de racisme et d’exploitation de la religion à des fins de domination nationale et politique;
• affirme que, dans un franc dialogue, chaque personne demeure loyale envers ses propres engagements de foi, reconnaissant l’intégrité et l’altérité de l’autre;
• encourage la recherche et l’éducation à tous les niveaux, y compris dans les universités et les séminaires théologiques, pour promouvoir la compréhension interreligieuse parmi les étudiants, les professeurs, les chefs religieux et les experts;
• fournit une plateforme pour une vaste exploration théologique visant à ajouter un volet religieux à la quête contemporaine de réponse aux problèmes existentiels et éthiques.
Examinant cette mission dans le contexte des polarisations actuelles, le comité exécutif a réfléchi à son expérience du dialogue interreligieux. Un dialogue authentique, le genre de dialogue qui peut mener à une réconciliation entre des groupes humains divisés ou hostiles, exige que tous les participants, consciemment, se considèrent réciproquement comme des enfants de Dieu d’égale valeur. « L’autre » mérite donc une place dans notre cœur.
Dans le contexte conflictuel du Moyen-Orient d’aujourd’hui, cette vision peut paraître bien naïve. Elle est décriée dans bien des milieux comme une « solution à rabais » interreligieuse ou œcuménique corrosive, voire comme une proposition qui manque de loyauté envers telle ou telle partie. Les critiques du genre nous apparaissent comme symptomatiques d’une pensée binaire qui range forcément les gens dans le camp « pro-palestinien » ou « pro-israélien ». Nous épousons une vision « pro-humanité », à la fois pro-palestinienne et pro-israélienne, tout en reconnaissant divers types d’inégalités des pouvoirs, parce que justement le dialogue exige que plusieurs voix se fassent entendre.
Nos perspectives tiennent de notre mission de constituer un « espace sûr », un sanctuaire de confiance où puissent s’échanger les craintes, les vulnérabilités et les espoirs. Nous croyons que le CICJ a pour mission de favoriser de tels sanctuaires et nous invitons nos organismes nationaux membres à continuer de poursuivre ce but par l’éducation et le dialogue. Certes, nous avons fait de grands progrès au cours des dernières décennies dans la promotion de la compréhension interreligieuse, mais, devant la détérioration actuelle du dialogue due à l’absence de stabilité politique au Moyen-Orient, l’avenir exige que les personnes religieuses partout dans le monde deviennent progressivement de meilleurs agents de dialogue.
3. Démarches récentes du CICJ au sujet du conflit israélo-palestinien
Même si les événements au Moyen-Orient ont préoccupé le comité exécutif pendant un certain temps, nos observations les plus récentes ont été formulées pour la réévaluation, par le CICJ, des relations entre juifs et chrétiens marquant le 60e anniversaire des « Dix points de Seelisberg ». Cette démarche a mené à la publication, à Berlin, en juillet 2009, du document « Le temps du réengagement : Pour construire une nouvelle relation entre Juifs et Chrétiens » [5] .
Après avoir abordé les différentes perspectives des juifs et des chrétiens au sujet de la signification religieuse de la Terre d’Israël, l’énoncé de 2009 se termine par des paroles que nous reprenons à notre compte :
Nous croyons que les dialogues interreligieux ne sauraient occulter les questions difficiles, s’ils visent l’établissement de relations significatives et durables. Les dialogues interreligieux bilatéraux et trilatéraux peuvent contribuer à l’avènement de la paix par l’élimination des caricatures et la promotion d’une compréhension mutuelle authentique. Le dialogue interreligieux peut également encourager les leaders politiques à rechercher le bien-être de tous, et non pas seulement des membres de leur propre groupe religieux ou ethnique[6]
Un séminaire international du CICJ, tenu à Jérusalem en novembre 2009, sous le thème « De deux récits à la construction d’une culture de la paix », a exploré ces perspectives.
En décembre 2009, un groupe de chrétiens palestiniens a publié une déclaration intitulée, « Kairos Palestine – Un moment de vérité : Une parole de foi, d’espérance et d’amour venant du cœur de la souffrance palestinienne »[7] . Ce document a provoqué des réactions considérables chez les chrétiens et les juifs dans de nombreux pays[8] . « Kairos Palestine » a fait l’objet d’intenses discussions au cours de la réunion annuelle du CICJ de 2010 à Istanbul, en Turquie, particulièrement au sein d’une table ronde qui comprenait l’un de ses signataires. Cette table ronde a suscité chez de nombreux participants une prise de conscience : un membre du CICJ de longue date déclarait après la table ronde qu’au départ il était disposé à dénoncer « Kairos Palestine », mais qu’il en ressortait en comprenant mieux les souffrances des chrétiens palestiniens.
Après cette rencontre d’Istanbul, le comité exécutif a publié « Une demande pressante de l’Amitié internationale judéo-chrétienne adressée à tous ceux et celles qui recherchent une meilleure compréhension interreligieuse » sous le titre « Attention au langage ! » [9] . Nous répondions aux réactions de certains organismes chrétiens et juifs qui à notre avis n’interagissaient pas avec le document « Kairos Palestine » de manière sérieuse ou respectueuse. Certaines critiques ont été exprimées, interprétant toute ambiguïté de la façon la plus négative possible, formulant des affirmations fallacieuses pour délégitimer le document tout en ignorant certaines de ses affirmations chrétiennes les plus profondes. Même si le comité exécutif a soulevé des questions sérieuses fondées sur des désaccords profonds avec certaines parties de « Kairos Palestine » (notamment l’appel lancé aux chrétiens partout dans le monde pour qu’ils boycottent et sanctionnent l’État d’Israël et en retirent les fonds qu’ils y auraient investis), notre propos à l’époque était « d’inviter sérieusement ses auteurs au dialogue respectueux que nous estimons essentiel au respect mutuel entre toutes les confessions religieuses, notamment celles qui sont affligées par des conflits politiques ».
Cherchant toujours à promouvoir la compréhension et le dialogue interreligieux, nous avons formulé la conclusion suivante :
Avec tous ceux qui aiment cette Terre que trois religions interreliées appellent sainte, nous partageons l’impatience de voir advenir le jour où cette terre sera vraiment un signe de collaboration interreligieuse et même d’amour entre les nations d’Israël et de la Palestine. D’ici là, que notre impatience soit tempérée par une « attention au langage » de sorte que la compréhension mutuelle croisse, à la faveur du dialogue.
En partie en réponse à « Attention au langage ! » et en partie en réponse aux demandes de certaines Églises protestantes d’Allemagne, de Hollande et de Suède, certains des collaborateurs de « Kairos Palestine » ont aimablement organisé une rencontre en octobre 2011 à Beit Jala en territoire palestinien avec des représentants de ces Églises et des membres du comité exécutif ainsi que des théologiens du CICJ. Les séances de travail ont porté sur les approches de la Bible, le particularisme et l’universalisme, la judéité de Jésus et la signification religieuse de la Terre.
À l’issue de nos échanges, il apparaissait clairement que l’objectif premier du groupe Kairos était naturellement la fin de l’Occupation, la gouvernance israélienne sur les territoires palestiniens, et la recherche d’appuis chez les chrétiens d’ailleurs pour la réalisation de ce but. Certains Palestiniens présents ont émis l’opinion que toute conversation ne visant pas cette fin politique était une perte de temps. Les chrétiens européens étaient préoccupés par les souffrances des Palestiniens, tout en étant déterminés à combattre les théologies supersessionistes ou antijuives. Les représentants du CICJ estimaient que le dialogue était valable en soi et ne devait pas être entrepris en vue d’une action politique particulière. Ces différences de perspectives indiquent que chaque partie devrait réfléchir plus consciemment à la façon dont ses contextes particuliers façonnent ses perceptions et ses conclusions.
Depuis lors, l’organisme Kairos Palestine ou les groupes associés ont publié un certain nombre de documents de plus en plus véhéments. Alors que la première déclaration de Kairos Palestine parlait de foi, d’espoir et d’amour, une déclaration de décembre 2011, « L’appel de Bethléem – Nous voici, sois avec nous » [10] , adoptait d’emblée un ton tout à fait différent, demandant à ses lecteurs de « lire et d’interpréter ce texte avec une conscience du kairos et un regard de colère prophétique ». Plus récemment, un texte de décembre 2012 intitulé « Kairos Palestine : une stratégie d’existence dans une voie résolue vers la libération »[11] appelait au « rejet de l’idée d’un État juif d’Israël ». Cette formulation peut s’entendre de plusieurs façons différentes, y compris un appel à la dissolution de l’État d’Israël tel que défini depuis 1948.
Le CICJ estime que les déclarations partiales ou confuses – qu’elles soient formulées par des Israéliens ou des Palestiniens; par des juifs, des chrétiens ou des musulmans; par des gens du Moyen-Orient ou d’ailleurs – ne font que provoquer de l’insécurité et de la peur, et ne contribuent donc pas aux chances de paix, tant au Moyen-Orient que dans les relations interreligieuses ailleurs dans le monde.
Nous devons également exprimer notre conviction que l’échec persistant des efforts de solution des problèmes qui se posent dans les rapports entre les Israéliens et les Palestiniens, et entre Israël et les États voisins, crée une situation de plus en plus dangereuse et intolérable. Nous n’avons pas intérêt à attribuer la faute aux nombreuses parties qui depuis des décennies ont contribué à envenimer les choses jusqu’à l’impasse actuelle. Certes, il y a beaucoup de gens à blâmer pour cette situation; personne n’a les mains propres. Mais nous désirons simplement que la situation actuelle prenne fin.
4. Une urgence croissante
Pendant les discussions tenues par le comité exécutif du CICJ à Londres, tous les participants ont convenu que le statu quo était inacceptable, pour plusieurs raisons :
- l’absence d’État pour les Palestiniens, tant chrétiens que musulmans, est injuste.
- plus le statu quo va perdurer, plus grand sera son impact destructeur :
- la probabilité d’une flambée généralisée de violence et d’affrontements armés s’accroît, alors que des générations entières perdent espoir en raison du chômage, de l’absence de débouchés professionnels et d’un sentiment d’impuissance;
- la viabilité du modèle des « deux États » devient de moins en moins crédible;
- une rhétorique islamophobe, antichrétienne et antijuive s’intensifie partout dans le monde, reprenant souvent des thèmes chrétiens européens éculés;
- la définition de soi d’Israël comme État juif est de plus en plus contestée;
- de nouvelles situations qui rendent les négociations de plus en plus difficiles risquent de persister ou de se multiplier;
- dans un climat de frustration et d’impatience croissante, les gens ont tendance à envisager des « solutions » simplistes ou partiales, à renoncer au dialogue, à assimiler des peuples entiers aux politiques changeantes de leurs dirigeants et à perdre espoir.
Le CICJ a la conviction que le désespoir ne saurait être la voie à adopter. Comme le dit l’évêque luthérien de Jérusalem, Munib A. Younan, « Tant que vous croyez en un Dieu vivant, vous devez espérer », un principe qui s’applique certes aux trois traditions, juive, chrétienne et musulmane[12] . Nous saluons les efforts de tous ceux qui œuvrent pour la réconciliation des gens, en préparation pour le jour où les politiciens et les diplomates dénoueront enfin l’impasse actuelle et où les peuples d’Israël et de la Palestine — juifs, chrétiens et musulmans — pourront enfin commencer à mener des existences normales.
5. Mise en contexte des discussions sur le Moyen-Orient
Réfléchissant sur ces réalités à sa réunion de Londres, le comité exécutif a conclu qu’il serait bénéfique pour les organismes membres du CICJ de se rappeler certaines des leçons apprises au cours des dernières décennies de dialogue interreligieux. Pour citer « Le temps du réengagement » :
Nous apprenons à mieux apprécier les mémoires et les objectifs différents qu’ont les chrétiens et les juifs quand ils participent à leurs échanges. Nous avons la conviction que dans un dialogue authentique un interlocuteur ne cherche jamais à persuader l’autre du bien-fondé de ses prétentions à la vérité, mais s’efforce plutôt de changer son cœur en comprenant les autres selon leurs propres perspectives, dans toute la mesure du possible. De fait, le dialogue interreligieux au sens le plus intégral est impossible si l’une des parties nourrit le désir de convertir l’autre[13] .
Les sujets sensibles du conflit israélo-palestinien et d’autres conflits du Moyen-Orient nous portent peut-être à oublier certaines de ces leçons. Quels objectifs avons-nous en tête lorsque nous nous réunissons pour parler de ces sujets? Cherchons-nous à « convertir » les autres à nos opinions ou à comprendre les bases de leurs opinions? Sommes-nous mus par nos propres craintes ou nos propres préjugés (peut-être inconscients) qui nous ferment à une autoréflexion critique sur nos positions? Voilà le genre de questions que nous pouvons nous poser dans notre engagement envers le dialogue interreligieux.
Nous avons appris également, par le dialogue, que souvent les gens se servent des mêmes mots pour signifier des choses très différentes. À Londres, nous avons parlé de certains termes spécifiques qui reviennent invariablement dans les discussions sur le Moyen-Orient : Israël, la Terre Sainte, le sionisme et le prophétisme. Les observations qui suivent peuvent être très utiles aux organismes membres du CICJ dans leurs propres dialogues, mais il faut noter par ailleurs que bien d’autres mots pertinents présentent des significations multiples que nous pourrions explorer de la même manière, notamment : justice, paix, réconciliation et compromis.
Israël
Le mot « Israël » signifie bien des choses. Si vous ne faites pas attention au sens que revêt ce mot pour tel conférencier, tel auteur, sens qui peut souvent changer selon le contexte, vous risquez facilement de vous méprendre. Par exemple, quand il s’agit des actions du gouvernement d’« Israël » comme État juif, le mot n’est pas synonyme du sens visé quand on parle de la vie d’« Israël », le peuple juif disséminé dans le monde. De même, il ne faut jamais présumer que les politiques du gouvernement d’Israël traduisent l’héritage religieux du « judaïsme ».
Si vous ouvrez le premier livre de la Bible, le livre de la Genèse, le mot « Israël » apparaît pour la première fois au chapitre 32. Un être mystérieux, avec qui Jacob a lutté pendant la nuit, lui dit : « On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes et tu l’as emporté ». L’expression « lutter avec Dieu » a une grande importance religieuse dans le judaïsme.
L’un des premiers sens du mot Israël concerne la désignation que se donne le peuple hébreu et plus tard le peuple juif. Ils sont b’nei Yisrael, les enfants d’Israël, ou ‘am Yisrael, le peuple d’Israël. Lorsque le prophète Osée, parlant au nom de Dieu, prononce ces mots bien sentis : « Quand Israël était jeune / je l’ai aimé / et d’Égypte j’ai appelé mon fils » (Osée 11, 1 [JPS]), il utilise le mot « Israël » au sens collectif du peuple appelé à l’existence par Dieu durant l’Exode. « Israël » est pour les juifs d’aujourd’hui un terme liturgique désignant leur propre peuple où qu’il demeure.
Cependant, le sens du mot « Israël » comme peuple est devenu complexe à la suite des débuts du christianisme au sein du judaïsme à l’époque du Second Temple. Cette origine juive a mené à l’inclusion des textes anciens dans le canon biblique de l’Église, que les chrétiens en sont venus à appeler « L’Ancien Testament ». Par conséquent, les chrétiens ont compris et comprennent toujours de nombreux passages de l’Ancien Testament, adressés à « Israël », comme s’adressant directement aux membres de l’Église. Cela est vrai même chez les chrétiens qui n’épousent pas la perspective supersessioniste selon laquelle l’Église a remplacé le peuple juif comme partenaire de l’alliance avec Dieu. Les mots de la Bible hébraïque, sauf les commandements de la Torah que la plupart des chrétiens tiennent pour un corpus propre au peuple juif (‘am Yisrael), s’adressent aussi en quelque sorte aux chrétiens.
Dans cette perspective, l’une des conséquences pastorales les plus graves du conflit interminable entre Israéliens et Palestiniens est que les chrétiens palestiniens ont grand peine à trouver un soutien spirituel dans l’Ancien Testament[14] . Naturellement, ils peuvent réagir négativement à la quantité énorme de références bibliques à « Israël » puisqu’ils les associent à leurs expériences de l’État moderne d’Israël. Ces écritures —émergeant de situations d’oppression (p. ex., l’Exode), de désespoir (p. ex., les Lamentations) et de souffrance (p. ex., Job), et constituant depuis des siècles une source d’espoir pour tellement de personnes en détresse— sont tout à fait inutiles, tragiquement, pour bon nombre de chrétiens palestiniens. Nous admirons et encourageons ces pasteurs chrétiens qui s’efforcent vaillamment de contrer les circonstances favorisant une sorte de néo-marcionisme moderne, une distorsion très ancienne du christianisme qui écartait les Écritures hébraïques.
« Israël » peut évidemment signifier aussi la Terre d’Israël, Eretz Yisrael, cette région aux frontières variables dans la Bible qui se situe à l’est de la Mer Méditerranée. Les juifs considèrent qu’ils ont un lien spirituel spécial avec cette terre. Ils ont exprimé leur désir de cette terre dans leurs prières et leurs chants pendant les siècles où ils ont vécu dans d’autres parties du monde. Traditionnellement, ce désir se fondait sur l’idée que la réalisation totale des commandements bibliques était possible uniquement en cet endroit. Le retour à la terre a constitué un élément central des attentes messianiques juives.
La Terre d’Israël comme désignation théologique d’une certaine région du monde doit être distinguée de l’État d’Israël contemporain, non messianique, Medinat Yisrael, créé comme État-nation moderne en 1948 et doté d’une forme particulière de gouvernement (une démocratie parlementaire définie comme un État juif qui reconnaît la liberté de religion) et qui a connu pendant sa turbulente histoire, depuis 65 ans, des changements de frontières et de juridictions.
Enfin, il faut établir une distinction entre l’État d’Israël et les politiques de tel ou tel parti au pouvoir dans cet État. Un reporter peut écrire « La Haye a déclaré aujourd’hui », ou « un porte-parole du 10 Downing Street a annoncé que… » et, dans le même ordre d’idées, « Israël croit que… ». Il s’agit ici d’une politique ou d’une action particulière, et non d’une nation entière ou de toute une population d’électeurs.
La Terre Sainte
Cette expression, chrétienne à l’origine, est employée aujourd’hui à des degrés divers par les juifs, les chrétiens et les musulmans. Or nos échanges ont montré clairement que chaque tradition lui associe des connotations très différentes.
La conception juive de la sainteté d’Eretz Yisrael est liée à la conception qu’ont les juifs de leur alliance avec Dieu. Les deux alliances relatées dans le livre de la Genèse, avec Abram / Abraham et sa descendance, comportent toutes deux le don du pays en héritage (Genèse 15, 18 et 17, 7-8.) La plupart des livres du Tanakh déploient le drame de la relation entre le peuple et le pays (appelé Israël, Jérusalem ou Sion) comme thème central, et non pas seulement comme toile de fond de l’action.
Certains commandements particuliers sont imposés uniquement sur la Terre d’Israël. Le calendrier juif est fondé sur les cycles de la pluie et de la sécheresse du sol, et, encore aujourd’hui, les prières et les fêtes les juifs du monde entier sont déterminées par ces cycles. Dans le Psaume 137, le culte rendu au Seigneur est si intimement lié à Sion —le culte sacrificiel dans le Temple, les commandements concernant l’agriculture, la vie de l’Alliance— que les juifs exilés à Babylone se demandent en fait « comment chanter un chant du Seigneur en terre étrangère ».
La terre d’Israël est un élément central dans l’histoire juive depuis des millénaires. Un élément qui pénètre la Michnah et le Talmud, le Midrach, la loi juive, la liturgie et la philosophie. Les juifs prient non seulement en se tournant vers Jérusalem, mais en concentrant leurs pensées et leurs prières vers cette ville. Les visions traditionnelles juives de la rédemption incluent le rassemblement des exilés et le retour à la terre d’Israël.
Les chrétiens n’entretiennent pas ce genre de lien d’alliance avec la terre d’Israël. De fait, les chrétiens se sont opposés historiquement à ce lien d’alliance entretenu par les juifs. Les chrétiens soutenaient que les juifs avaient été déchus de tout rapport religieux avec la Terre en raison de leur culpabilité collective alléguée dans la crucifixion de Jésus. En Orient aussi bien qu’en Occident, des polémiques menées contre les juifs et le judaïsme avançaient que les juifs étaient frappés d’une malédiction divine, manifestée par la destruction du Temple de Jérusalem et par la condition d’errance à laquelle, prétendait-on, les juifs étaient condamnés.
Pour les chrétiens, la région revêt une dimension historique, voire sacramentelle, comme lieu de la naissance, du ministère et de la mort de Jésus. Depuis longtemps, des pèlerinages s’organisent autour de ces sites devenus lieux de prière. Les chrétiens palestiniens se perçoivent particulièrement comme les témoins vivants de communautés qui ont depuis toujours célébré les événements de la vie de Jésus dans les endroits mêmes où ils se sont déroulés. Cependant, de façon générale, le christianisme fait valoir que l’on peut rencontrer Dieu partout, que l’on peut parvenir à la sainteté dans toutes les régions du monde. Bon nombre de chrétiens, pénétrés de cette perspective universaliste, ont peine à saisir vraiment l’importance spirituelle de la Terre d’Israël pour les juifs.
Les musulmans tiennent Jérusalem pour la troisième ville sainte, après La Mecque et Médine. De fait, à l’origine, les musulmans se tournaient vers Jérusalem pour la prière. Par la suite, ils se sont orientés vers La Mecque. Le Coran et les Hadith racontent que le prophète Mahomet a été transporté miraculeusement à la « mosquée lointaine » (al-Masjid al-Aqsa) à Jérusalem, le site du Dôme du Rocher actuel. Son « Voyage nocturne » (al-mi'rāj) l’a mené vers des états célestes de plus en plus élevés, jusqu’à la Présence divine. Ce voyage surnaturel est tenu par les musulmans pour le modèle de toute quête spirituelle.
Pour conclure cette analyse des différentes connotations de la « Terre Sainte », notons que ces diverses associations religieuses ne fournissent aucune réponse aux questions complexes d’aujourd’hui touchant la situation géopolitique et les droits de la personne, qui en soi exigent un compromis.
Sionisme
Pour faire état de la grande diversité des connotations de ce mot, nous devons présenter une esquisse, aussi inadéquate soit-elle, de son évolution historique.
« Sion », le nom d’une colline de Jérusalem, devient parfois dans la Bible une désignation figurée de tout le pays d’Israël. Le mot « sionisme » fait son apparition avec la naissance d’un programme laïque de création d’un État-nation dans l’ancienne patrie du judaïsme. Ce programme s’inscrit dans la vague des mouvements nationalistes du 19e siècle portant de nombreuses nations à vouloir s’affranchir de la domination coloniale ou impériale pour s’autodéterminer. Estimant que l’antisémitisme faisait rage partout en Europe, les premiers « sionistes » ont perçu qu’ils devaient exercer leur droit à l’autodétermination en créant un État juif sur la terre biblique d’Israël où les juifs seraient en sécurité. Lorsque, après la Première Guerre mondiale, se sont opérés de vastes déplacements de populations et que des États-nations tout à fait nouveaux ont été découpés dans les vestiges de l’Empire ottoman, ce rêve a paru de plus en plus réalisable. Et après le chaos et le désastre de la Deuxième Guerre mondiale et de l’Holocauste, les Nations Unies, nouvellement créées, ont décidé par vote de fonder deux États dans la région de la Palestine, l’un pour les juifs et l’autre pour les Arabes, mais, dans les tumultes de l’époque, cette partition a mené à la guerre. Environ trois quarts de million de Palestiniens ont été déracinés et ont dû fuir leurs maisons, alors qu’un nombre similaire de juifs abandonnaient leurs demeures dans les pays à prédominance musulmane de la région. Pendant la « Guerre froide » qui a sévi à cette époque entre les grandes puissances, les guerres qui se déroulaient au Moyen-Orient étaient sans doute des guerres par factions interposées. La paix et la stabilité ne se sont jamais concrétisées et les Palestiniens n’ont toujours pas d’État.
Au début, de nombreux juifs d’allégeance religieuse s’opposaient au projet sioniste. Convaincus qu’un retour à Eretz Israel ne se produirait qu’à l’époque messianique de la fin des temps, ils croyaient qu’un nationalisme purement humain traduisait en fait une impatience arrogante par rapport à Dieu. Après la guerre de 1967, un plus grand nombre d’Israéliens et de juifs de la diaspora ont commencé à voir dans la création de l’État d’Israël « le premier germe de notre délivrance », une conviction formulée pour la première fois en 1948[15] . L’ancienne aspiration religieuse à l’Eretz Israel était désormais liée plus explicitement à l’État-nation moderne.
À partir des années 1970, une forme de sionisme appelée « sionisme chrétien », qui avait commencé à se développer plus tôt, s’est fait entendre de plus en plus des dans certains milieux évangéliques chrétiens. Revêtant diverses formes, notamment des variantes non eschatologiques, le sionisme chrétien en général considère la fondation de l’État moderne d’Israël comme un acte de Dieu, prédit dans les Écritures et constituant peut-être le stade initial de la période ultime de l’histoire humaine. Les tenants du sionisme chrétien partagent certaines idées avec les juifs qui lisent leurs Écritures de manière à voir une intervention divine dans la création de l’État d’Israël.
Une tout autre connotation du « sionisme », qui s’est répandue largement au cours des décennies du conflit, assimile le terme à l’impérialisme occidental, au colonialisme et à la purification ethnique. Même si de nombreux États de la région accordent à l’islam une prédominance législative, certaines assemblées internationales ont parfois qualifié le sionisme de racisme parce qu’Israël se définissait comme un État juif. Certains évitent tout simplement d’employer le mot « Israël » et emploient plutôt l’expression « l’entité sioniste ».
Avec toutes ces associations contradictoires, il n’est guère étonnant que l’usage positif ou négatif du mot « sionisme » comme slogan a un effet polarisateur immédiat dans les discussions sur le Moyen-Orient. Le sens de ce mot est devenu si confus que certains présument, à tort, par exemple, que le sionisme est incompatible avec la création d’un État palestinien. Nous avisons les organismes membres de faire particulièrement attention à la manière dont le mot « sionisme » est utilisé, en demandant peut-être aux divers locuteurs de définir ce que ce terme signifie pour eux, afin qu’ils prennent conscience de la vaste disparité des significations qu’il peut générer.
Une réflexion sur le sionisme pourrait prendre en compte certaines données démographiques. Sur une population mondiale d’environ sept milliards d’êtres humains, les chrétiens sont environ deux milliards, les musulmans 1,5 milliard et les juifs quinze ou seize millions. Bon nombre de nations comptent une population majoritairement chrétienne ou musulmane — une vingtaine de nations dénombrent plus de 95 % de citoyens d’allégeance musulmane. Est-il déraisonnable que les juifs désirent être majoritaires dans leur propre pays, sur la terre qu’ils portent dans leur cœur depuis des millénaires — étant entendu que des droits civiques égaux y sont accordés aux non-juifs?
Prophétie
Les termes « prophétie » et « prophétique » sont souvent utilisés dans les débats concernant le conflit israélo-palestinien, et assez souvent à des fins contradictoires. Certains entendent la notion de prophétie en un sens prédictif. Ils évoqueront par exemple les prédictions bibliques comme des prophéties concernant la promesse de la possession de la Terre d’Israël, faite au peuple hébreu ou juif. Certains chrétiens font appel à la notion de prophétie dans une perspective eschatologique. Ils parlent d’un rassemblement attendu du peuple juif dispersé dans leur ancienne patrie comme du premier acte d’un drame de la fin des temps dont le sommet sera le retour du Christ pour le jugement.
D’autres souligneront la responsabilité éthique de critiquer de façon prophétique les politiques gouvernementales du gouvernement d’Israël ou ses actions à l’égard des Palestiniens. Ce point de vue est parfois formulé à l’égard des juifs en termes de tiqqoun olam, de réparation du monde, mais il est exprimé plus souvent comme nécessité pour les chrétiens authentiques de parler franchement aux dirigeants [israéliens] s’ils respectent sérieusement les exigences prophétiques de leur foi.
Les deux manières d’invoquer le langage de la prophétie dans le contexte des débats géopolitiques modernes nous paraissent problématiques pour diverses raisons. L’étymologie grecque du mot « prophétie » signifie « parler au nom de » Dieu. Les prophètes hébreux, dans la Bible, n’exprimaient pas d’abord des prédictions d’événements à venir, mais, comme voix de la conscience de l’alliance, ils pressaient leurs contemporains à être plus fidèles à l’observation des commandements de Dieu, en les prévenant qu’en cas contraire ils s’exposaient à une catastrophe. En somme, ils critiquaient souvent le comportement de leurs générations au sein même de la communauté du peuple d’Israël.
Au cours des premiers siècles de l’histoire chrétienne, les dirigeants de l’Église ont cherché à délégitimer le judaïsme qui était tenu en beaucoup plus haute estime dans la société romaine que leur nouveau mouvement religieux. Entre autres arguments, ils avaient recours aux admonitions autocritiques des prophètes hébreux à l’encontre des contemporains juifs, comme des attaques de l’extérieur, en vue de miner la position civique supérieure du judaïsme.
Les gens qui aujourd’hui font appel aux prophètes hébreux, soit pour justifier leurs critiques, soit pour valider leurs spéculations eschatologiques, risquent de détourner les Écritures à leurs propres fins, d’une façon contraire à l’essence même de la prophétie biblique. Les prophètes devraient plutôt inciter à une humilité autocritique devant Dieu tous ceux qui considèrent leurs propos comme des paroles revêtues de l’autorité scripturaire. S’agissant du Moyen-Orient, une telle autocritique prophétique peut se concrétiser dans un questionnement pratique : que faisons-nous pour promouvoir la réconciliation, pour favoriser la paix, pour susciter le dialogue et la compréhension entre nos contemporains divisés?
Le recours facile aux prophètes bibliques nous gêne pour un autre motif. Quel que soit l’usage fait de leurs écrits, l’évocation des prophètes signifie du moins implicitement que « Dieu est de notre côté », dans toute prise de position politique. De telles invocations de Dieu sanctifient et absolutisent inévitablement des positions politiques conflictuelles — des affrontements de positions qui ne sauraient être résolus que par le compromis et l’acceptation par toutes les parties de ce qui leur apparaît comme moins qu’idéal.
6. Perspectives générales
Outre ces réflexions terminologiques, le comité exécutif a également cherché à établir un consensus à propos de quelques principes généraux pouvant servir à orienter ses propres activités et constituer également des suggestions utiles pour les organismes membres du CICJ.
A. Il nous semble que les gens qui cultivent des amitiés interreligieuses profondes entre juifs, chrétiens et musulmans ne peuvent ignorer des sujets de grande importance, même s’il s’agit de sujets sensibles, sous peine d’en demeurer à des relations superficielles.
B. Les échanges concernant les conflits compliqués du Moyen-Orient doivent être définis et structurés soigneusement. Ont-ils lieu au sein d’un groupe interreligieux ou à l’interne dans une dénomination chrétienne ou un mouvement juif? Les participants cherchent-ils à mieux comprendre leurs points de vue respectifs? Ou visent-ils un but très différent, celui de parvenir à un énoncé commun de perspectives ou à des actions communes? Les dialogues en Israël et sur le territoire palestinien, où les conflits ont des incidences tangibles et immédiates, seront qualitativement très différents des échanges ayant lieu ailleurs.
C. Nous favorisons, certes, des échanges continus et ouverts comme une voie essentielle de réalisation de la paix; mais nous reconnaissons également que les dialogues qui ne tiennent pas compte de rapports de pouvoirs inégaux risquent en fait de contribuer à préserver des situations inéquitables. Il importe de comprendre les positions différentes des participants et leurs sentiments d’influence ou d’impuissance. Par exemple, les Palestiniens qui ont dû franchir des points de contrôle pour se rendre à un lieu de rencontre se trouvent dans une position sociale différente des Occidentaux qui retourneront ensuite dans leurs foyers éloignés d’une situation d’occupation.
D. Nous croyons que toute action particulière proposée doit être évaluée en fonction de ses effets prévisibles. Augmentera-t-elle les sentiments de crainte ou d’insécurité, provoquera-t-elle une polarisation, ou semblera-t-elle ne représenter que l’un des nombreux récits concernant les conflits?
E. La situation actuelle, inacceptable, des Israéliens et des Palestiniens découle d’une interaction complexe, déployée sur des décennies, entre des acteurs régionaux (tant gouvernementaux que non gouvernementaux) et une série de superpuissances éloignées. Conscients que plusieurs parties provoquent ou entretiennent l’instabilité à leurs propres fins et font de la désinformation pour servir leurs intérêts, nous accueillons avec beaucoup de scepticisme les propositions simplistes présentées comme « la solution ». Seul un processus global assurant une existence normale à toutes les parties sera efficace et durable. Un tel processus doit se déployer dans des domaines politiques et diplomatiques où il est axiomatique qu’un compromis s’impose là où s’affrontent des droits légitimes.
F. Nous croyons que les discussions sur le Moyen-Orient doivent reconnaître l’histoire complexe à l’origine de la situation actuelle; être à l’écoute de récits multiples; et tenir compte des effets de la disproportionnalité du pouvoir et du fait que le sentiment d’être une minorité ou une majorité change selon le contexte. Les participants à ces discussions doivent tous prendre conscience de quelques-uns de leurs préjugés inconscients.
G. Fréquemment, dans le dialogue, le facteur crucial concerne non pas ce que les gens disent, mais la façon dont ils sont entendus. Par exemple, un participant peut plaider en faveur d’une cessation immédiate de l’« Occupation », entendant par là qu’Israël doit renoncer à gouverner la Cisjordanie et la Bande de Gaza, alors que certains penseront à la situation antérieure à 1948 et interpréteront l’expression « fin de l’Occupation » comme un appel à mettre fin à toute souveraineté juive sur toute partie du territoire. Il est urgent et prioritaire de mettre en lumière avec patience ces erreurs de communication.
7. Le rôle des groupes religieux et interreligieux
Réfléchissant sur ces sujets à Londres, le comité exécutif a pleinement pris conscience de ses propres limites. Les groupes religieux et interreligieux tels que le nôtre ne sauraient résoudre un conflit de nature géopolitique. Aussi frustrant cela soit-il, les solutions relèvent des gouvernements, des diplomates et des dirigeants politiques. Pourtant, les croyants peuvent apporter à toute discussion l’énergie d’une espérance radicale, un enthousiasme dépassant l’horizon probable à chaque moment d’un conflit, en raison de leur foi en un Dieu vivant.
Nous devons naturellement presser nos gouvernements respectifs de prendre des mesures qui favorisent la paix et critiquer toute action de nature à aggraver les conflits. Nous croyons cependant que de telles actions politiques ne doivent pas prendre la forme d’appels religieux intéressés ni se fonder sur des perspectives unidimensionnelles qui ne tiennent pas compte des nombreux droits légitimes et contradictoires des divers acteurs dans les conflits. Ces commentaires, certes, revêtent des sens différents pour les juifs, les chrétiens et les musulmans en Israël et dans ce qui sera l’État de la Palestine. Nous croyons que toutes les personnes religieuses, où qu’elles vivent, doivent avant tout promouvoir la compréhension et la réconciliation.
Pour nous, c’est par le dialogue qu’adviennent la compréhension et la réconciliation. Le dialogue, par définition, exige une ouverture à la transformation de son propre cœur en raison de ce que nous avons appris du cœur de nos interlocuteurs. Nous rejetons donc les appels, entendus actuellement, à résister à la « normalisation », si cela signifie l’arrêt de toute interaction pouvant mener à la constitution de deux États indépendants, israélien et palestinien[16] .
Nous savons également par expérience qu’un dialogue substantiel exige une disposition à s’autocritiquer, à examiner sa propre conscience, à s’engager dans une heshbon hanefesh, une auscultation de l’âme. Avant d’aborder les contributions théologiques positives que les groupes interreligieux pourraient apporter, nous devons d’abord nous pencher sur la possibilité que nos traditions religieuses respectives favorisent le fanatisme ou l’intolérance.
Comme Conseil international des chrétiens et des juifs, nous demandons à tous les chrétiens d’exercer une vigilance constante à propos de l’héritage d’antijudaïsme théologique qu’ils ont reçu. Les attitudes et les enseignements qui ont prévalu pendant environ dix-huit siècles ne sauraient être éliminés en quelques décennies seulement. Lorsque nous entendons certains chrétiens dire aujourd’hui que la qualification de « peuple choisi » que revendiquent les juifs montre à quel point le judaïsme est excessivement particulariste, en comparaison de l’universalisme chrétien, ou lorsque d’autres chrétiens identifient les premiers opposants de Jésus durant sa vie terrestre comme « les juifs », tout comme « les juifs » sont les ennemis des chrétiens palestiniens aujourd’hui, nous devons nous demander si des siècles de pensée antijuive stéréotypée et de théologie de la substitution ne trouvent pas de nouvelles expressions dans le discours politique plutôt que dans le discours religieux. Il semble du moins y avoir une fixation chrétienne sur l’État juif et ses politiques, dont certaines sont certes légitimement contestables.
Israël semble parfois tenu de se conformer à des normes auxquelles d’autres nations ne sont pas soumises. Au moment où nous rédigeons ce texte, on estime que près de 70 000 personnes ont trouvé la mort dans les combats qui font rage en Syrie. En Afrique, des milliers de chrétiens ont été assassinés dans des violences interreligieuses. Pourtant, les chrétiens de pays éloignés, ceux de Corée par exemple, paraissent plus portés à « se repentir des péchés des Églises coréennes qui ont ignoré la guerre d’oppression et la violation des droits de la personne qui ont sévi en Palestine »[17] . De tels énoncés nous portent à nous demander si le peuple juif —et aujourd’hui également l’État d’Israël— continue de jouer un rôle important, voire un rôle négatif indispensable dans la théologie chrétienne, comme « l’autre » perpétuel.
Nous pourrions soulever la même question à propos des sionistes chrétiens qui voient dans le retour des juifs de la diaspora en terre d’Israël l’ouverture d’un drame eschatologique au terme duquel tous les juifs devront devenir chrétiens ou périr. De telles idées respectent-elles dans son intégrité spirituelle la dimension d’alliance de la vie juive? Les juifs ne sont-ils pas réduits simplement à un rôle de marionnettes figurant dans un scénario chrétien triomphal?
Qu’on ne se méprenne pas sur nos propos. Nous ne portons pas d’accusations d’antisémitisme ici. Nous affirmons le droit des gens à contester les actions et les politiques de tout gouvernement et nous reconnaissons l’injustice dont souffrent les Palestiniens. Nous pressons simplement les chrétiens de partout à se demander s’ils ont affronté adéquatement et corrigé les théologies antijuives dont le christianisme est pénétré depuis des siècles, notamment mais certes pas exclusivement le christianisme occidental.
Cet héritage déplorable est trop souvent exploité par les polémistes musulmans qui ont recours à la vieille rhétorique antisémite occidentale à des fins politiques. Nous souhaitons fort que le respect traditionnel de l’islam envers le judaïsme prévale sur ces pratiques biaisées et incendiaires.
Nous demandons instamment tant aux juifs qu’aux chrétiens d’examiner leurs consciences quant à leurs attitudes envers l’islam. Il arrive trop souvent que les bureaux du CICJ à Heppenheim, en Allemagne, et bon nombre d’organismes membres, reçoivent des documents qui visent à assimiler l’ensemble des musulmans à des extrémistes ou des terroristes. On s’attendrait à ce que les chrétiens après avoir trop longtemps accusé les juifs d’être l’objet d’une malédiction divine collective, et que les juifs, après avoir subi cette sempiternelle intolérance, soient sensibles aux manifestations de discriminations collectives similaires dirigées contre les musulmans. La polémique misant sur la peur et l’ignorance est indigne de personnes religieuses.
Une attitude de division se manifeste également chez quelques juifs qui cherchent à définir certaines régions ou même tout l’État juif comme un territoire interdit aux non-juifs et, inversement, dans l’appel de certains Palestiniens à créer un État interdit aux juifs. L’augmentation des actes de représailles (« price tag ») et d’autres gestes physiques d’irrespect envers les adeptes d’autres religions sont profondément troublants. De tels développements ne font que perpétuer l’animosité entre les groupes.
Nous croyons que le premier rôle des religions « abrahamiques » concernant le Moyen-Orient est la promotion de la réconciliation et de la paix entre leurs trois traditions. Ce n’est guère une tâche facile, étant donné les mémoires historiques et les blessures que portent tous les peuples de cette région. Nous encourageons les intellectuels religieux à valoriser les éléments des trois traditions qui favorisent l’estime et le respect mutuels, et à élaborer ce que l’on pourrait appeler une « théologie de l’appartenance ». Cette théologie, qui embrasse les repères identitaires des juifs, des chrétiens et des musulmans, reconnaîtrait que les trois communautés « appartiennent » toutes à cette Terre qui, de façons différentes, est sainte pour elles. Il s’agirait d’une posture d’ouverture et de réceptivité à l’égard des deux autres traditions, précisément parce que nous reconnaissons et célébrons notre interdépendance. Malgré l’influence de certains leaders politiques et religieux, et d’extrémistes qui exploitent les conflits et l’agitation à des fins partisanes, les tenants d’une théologie de l’appartenance édifieraient tranquillement les amitiés interreligieuses qui s’épanouiront au bénéfice de tous le jour où la volonté de faire la paix triomphera finalement.
8. Invitation au dialogue
En conclusion, nous réitérons notre appel urgent à tous ceux qui sont engagés dans des amitiés interreligieuses, à tous ceux qui se préoccupent de la « Terre Sainte » : ne perdez pas espoir. Le chemin difficile du dialogue est la seule voie assurée de la réconciliation. Nous lançons un appel à tous les juifs, chrétiens et musulmans, pour leur demander de se parler, de s’ouvrir les uns aux autres, de repousser les tentations de polémique, de fanatisme, de recours à des stéréotypes, au service de la paix qui, nous en convenons tous, est la volonté de Dieu.
À titre d’organisme international voué à la promotion du dialogue entre les juifs et des chrétiens et, par l’intermédiaire de notre Forum abrahamique, au dialogue entre juifs, chrétiens et musulmans :
- Nous invitons en particulier nos organismes membres dans tous les pays du monde à poursuivre l’œuvre du dialogue. Nous savons que leurs efforts interreligieux locaux sont souvent perturbés par le conflit israélo-palestinien. Les personnes qui sont engagées dans un dialogue continu peuvent se décourager en se voyant constamment pressées de « prendre parti » sur des problèmes lointains dont bien des dimensions leur échappent et sur lesquels elles n’ont aucun contrôle. D’autre part, se profile également une tendance à ignorer ou à éviter la controverse. Entre l’indifférence et la résignation, cependant, une voie se dessine, où le CICJ perçoit notre tâche commune : poursuivre le dialogue avec un esprit ouvert, en étant prêts à modifier nos opinions lorsque nécessaire.
- Nous invitons spécialement et nous encourageons, dans la solidarité et l’espoir, les chrétiens et musulmans de la Palestine, et les juifs, chrétiens et musulmans d’Israël, à s’engager encore plus vigoureusement sur la voie du dialogue et de l’amitié, un engagement qui se déploie déjà en fait dans de nombreux endroits de la région. Lorsque viendra le jour de la paix, il devra y avoir des personnes prêtes à vivre cette paix, des personnes sachant déjà comment cheminer ensemble sur la voie de la paix. Le CICJ est prêt à apporter son soutien à cette tâche sacrée. Les membres du conseil de direction du CICJ qui vivent dans la région sont déjà engagés activement dans des projets de réconciliation et continueront de l’être.
- Nous explorerons des moyens de coopérer encore plus intensément, au niveau international, avec les organismes œcuméniques chrétiens et les institutions juives. Partout dans le monde, dans les communautés chrétiennes, en particulier, les tensions au Moyen-Orient créent des difficultés dans les relations œcuméniques et interreligieuses. Le CICJ est disposé à contribuer à atténuer ces tensions et prendra toutes les mesures concrètes possibles à cette fin.
- Nous invitons les organismes membres du CICJ à soutenir activement nos membres en Israël et leurs partenaires palestiniens. Le CICJ et ses membres israéliens seront heureux d’aider le plus grand nombre de gens possible à voyager dans la région pour qu’ils soient sensibilisés à la complexité de la situation telle que perçue par toutes les parties au conflit. Les sages talmudiques se demandent pourquoi dans le texte du Deutéronome, « C’est la justice, la justice que je veux » (Deutéronome 14, 20) le mot « justice » est énoncé deux fois[18] . Nous pourrions répondre dans le contexte actuel : parce que nous devons faire advenir la justice des deux (ou de tous les) côtés de chaque situation de conflit.
Nous prions en cette saison où les juifs célèbrent le don de la Torah sur le mont Sinaï et où les chrétiens commémorent le don de l’Esprit Saint à l’Église, que ce soit la volonté de Dieu, insha’Allah, que la paix céleste embrasse bientôt tous les peuples du Moyen-Orient. Malgré les épreuves, nous croyons que les juifs, les chrétiens et les musulmans doivent constamment œuvrer pour une réconciliation, en comptant sur l’aide de Dieu pour ce faire parce que : « Tant que vous croyez en un Dieu vivant, vous devez espérer ».
« Tant que vous croyez en un Dieu vivant, vous devez espérer »
Réflexions sur le rôle des groupes religieux et interreligieux dans la promotion de la réconciliation à propos et au sein du Moyen-Orient agité