Se souvenir vraiment

La 34e Commémoration chrétienne de la Shoah organisée par le Dialogue judéo-chrétien de Montréal a eu lieu le 14 avril 2013 à l’Église de Dieu des saints du dernier jour (Montréal). Au cours de l’événement, Hélène Kravitz, une enfant juive ayant échappé à la Shoah grâce à des religieuses belges qui l’ont cachée dans leur couvent durant l’occupation a livré son témoignage devant une assemblée d’environ 300 personnes. Suite à ce récit, la rabbin Lisa Grushcow a expliqué le sens du souvenir dans la tradition juive. Nous reproduisons son intervention ci-après.*

Il y a tant d’histoires.

Tant d’histoires, comme celle qu’Hélène Kravitz a partagée avec nous ce soir. J’ai deux filles, qui sont à peu près de l’âge qu’elle et sa sœur avaient lorsqu’elles ont été séparées de leur mère. Quand nous écoutons leur histoire, cela nous brise le cœur.

Mais, malgré tout, nous sommes privilégiés de l’entendre. Je pense souvent qu’il se pourrait que mes enfants n’entendent pas ces histoires de la bouche de celles et ceux qui les ont vécues et j’éprouve de la reconnaissance envers les survivants qui ne cessent de nous raconter leurs histoires, de les mettre par écrit ou de les enregistrer afin que nous puissions bénéficier de leur témoignage, que nous sachions ce qui s’est passé et que nous ne l’oublions jamais.

Je suis une rabbin. Le terme veut dire « enseignant ». J’utilise souvent des histoires pour enseigner aussi bien que pour prêcher. Mais ce soir, les histoires sont celles des survivants. Ce soir, mon rôle est différent.

Je veux vous parler de la mémoire, vous dire pourquoi et comment nous nous souvenons. Nous parlons de nous rappeler du passé pour ne pas le répéter. Nous disons : « Plus jamais! » Mais que signifie se rappeler? Qu’est-ce qu’une commémoration implique vraiment? Dans cette assemblée où sommes réunis, chrétiens et juifs, unis par une même démarche malgré la diversité de nos croyances, tel est ce soir le sujet de notre réflexion. 

D’abord et avant tout, pour les juifs, se rappeler est un commandement, une mitsva. On nous commande de nous souvenir du sabbat et des fêtes. On nous commande de nous souvenir des lois. Et on nous commande de nous rappeler de notre histoire et principalement de notre exode d’Égypte. Mais on nous commande aussi de nous rappeler de ce qui est arrivé après. Le chapitre 25 du Deutéronome dit :

17 Souviens-toi de ce que t'a fait Amalec, lors de votre voyage, au sortir de l'Egypte; 18 comme il t'a surpris chemin faisant, et s'est jeté sur tous tes traînards par derrière. Tu étais alors fatigué, à bout de forces, et lui ne craignait pas Dieu. 19 Aussi, lorsque l'Éternel, ton Dieu, t'aura débarrassé de tous tes ennemis d'alentour, dans le pays qu'il te donne en héritage pour le posséder, tu effaceras la mémoire d'Amalec de dessous le ciel: ne l'oublie point.

Amalec, l’ancien ennemi de nos ancêtres Israélites, est le prototype de tous les ennemis des juifs : il est considéré comme l’ancêtre d’Aman dans l’histoire de Pourim, et, ultimement, d’Hitler. Dans une congrégation où j’ai déjà été en service, nous avions un rouleau pour l’Holocauste, un rouleau de la Tora d’origine tchèque qu’Hitler avait recueilli pour son musée juif. Nous l’utilisions à chaque année pour le Yom HaShoah et nous lisions ce passage précis. Amalec est celui qui cherche toujours à tirer profit des gens qui sont affamés et épuisés, faibles et vulnérables. Et c’est à son sujet qu’on nous donne ce commandement paradoxal : « Efface sa mémoire, n’oublie pas! »

Dans le judaïsme, lorsque nous savons que quelque chose nous est commandé, la question qui se pose est : comment allons-nous observer cela? Ce soir, je veux attirer l’attention sur trois principes de la mémoire juive qui sont particulièrement appropriés à notre commémoration de la Shoah.

1.    Se souvenir de la vie

Premièrement, nous ne nous rappelons pas seulement du mal. L’historien juif Salo Baron parlait de la nécessité de rejeter ce qu’il appelait « la théorie larmoyante de l’histoire juive », c’est-à-dire l’idée que l’histoire juive se définit d’abord et surtout par les larmes. Mais notre histoire, comme toutes les histoires, a connu des hauts et des bas, des siècles de grandes réalisations et de coexistence réussie, et des moments de terreur absolue. Surtout, elle a eu ses périodes intermédiaires, au cours desquelles des gens comme vous et moi vaquent à leurs affaires, façonnés par leur environnement, mais faisant généralement la même chose que tout le monde : manger et dormir, rire et aimer, croire et douter, élever des familles, au rythme des cycles de la vie quotidienne. Nous ne pouvons pas nous rappeler les morts des juifs d’Europe sans nous rappeler leurs vies. Nous ne leur rendons pas justice si nous nous souvenons uniquement du dernier chapitre de leur histoire. 

Les rabbins en avaient bien conscience, il y a des siècles, quand ils écrivaient au sujet de la mort tragique des deux fils d’Aaron, Nadab et Abihou. Dans le midrash, Pirqê derabbi Éli‘ezer, ils insistent : nous nous souvenons des gens par leur manière de vivre, pas seulement par leur manière de mourir.

Alors, lorsque nous entendons la mélodie du poème d’Hannah Sennesh que Rachelle vient de chanter[1], nous souvenons qu’il a été écrit par une femme de chair et de sang, qui a été assez brave pour sauter en parachute en territoire nazi comme membre de la résistance, mais qui se préoccupait aussi de sa mère, écrivait son journal et aimait la mer.

Quand nous pensons à Janusz Korczak, le directeur de l’orphelinat du ghetto de Varsovie qui a choisi d’accompagner les enfants à Tréblinka, nous ne pensons pas seulement à son héroïsme, mais aussi à ses nombreux écrits d’avant-guerre, et à ses capacités extraordinaires de comprendre les esprits et les cœurs dont il avait la charge.

Pensons encore à Anne Frank. Il a justement été question aujourd’hui de Justin Bieber qui a visité la maison d’Anne Frank à Amsterdam et qui a dit qu’il pense qu’elle aurait été une de ses admiratrices. Ce n’était peut-être pas la déclaration la plus appropriée; mais le fait est que la tragédie d’Anne Frank est qu’elle n’a jamais eu l’opportunité de vivre sa vie, de devenir une adolescente totalement épanouie avec tout ce que cela comporte.

Hier matin, un jeune homme est devenu bar mitzva durant notre service du Sabbat. Il a choisi d’être jumelé à Moshe Hoffman, un garçon qui est mort durant l’Holocauste, qui a été assassiné à Auschwitz avant d’avoir grandi. « Ses parents l’aimaient, comme les miens m’aiment », a-t-il dit. Pendant un moment, nous avons eu un aperçu de la vie de Moshe Hoffman. Nous honorons la mémoire de six millions de juifs décédés en honorant leurs vies. Il nous est commandé de faire mémoire en honorant l’entièreté de ce qu’ils ont été. 

2.    Se souvenir par l’action

Deuxièmement, en tant que juifs, nous nous souvenons par en avant. Qu’est-ce que cela veut dire? Cela signifie que nous nous rappelons le passé pour agir dans le présent et pour aider à façonner l’avenir. Dans la Hagada de Pâque, nous disons qu’à chaque génération, nous devons nous voir comme si c’est nous-mêmes qui étions sortis d’Égypte. Maïmonide, le grand sage juif médiéval, interprète cela ainsi : à chaque génération, nous avons l’obligation de nous présenter comme si c’est nous qui étions sortis d’Égypte. Notre mémoire informe nos actions.

Cela me fait penser à Sarah-Kay Lacks, directrice de la programmation au Centre communautaire juif de Manhattan. Il y a quelques années, tandis que nous étions en réunion pour discuter de la crise humanitaire et du génocide au Darfour, elle a dit : « Si nous n’agissons pas pour aider les gens du Darfour, nous n’avons pas le droit de dire ‘Plus jamais’ ». Avec cet appel, nous avons contribué à mobiliser cinq mille New-Yorkais pour aller à Washington D.C. et faire entendre nos voix. J’aimerais pouvoir dire que nous avons réussi. Mais nous pouvons au moins dire que nous ne sommes pas restés silencieux. Et le combat continue.

Se rappeler par en avant veut aussi dire que nous nous sentons apparentés à toute personne qui est persécutée simplement à cause de ce qu’elle est; que nous refusons d’être des témoins passifs; qu’au lieu de nous permettre simplement d’entendre l’histoire des autres et de nous y relier, nous nous obligeons à le faire. Je me tiens devant vous ici non seulement comme juive, mais aussi comme membre de la communauté GLBT, amie des Roms et avocate des personnes handicapées – des personnes qui ont toutes été ciblées par Hitler et ses adeptes.

Vendredi soir, à notre Temple, la Dre Catherine Chatterly, historienne de l’Holocauste et de l’antisémitisme, a souligné comment un des traits caractéristiques de l’antisémitisme consiste à nier la vie concrète des juifs en employant l’image stéréotypée du « juif ». Pour nous, se souvenir veut dire résister à cette déshumanisation de tous et chacun des êtres humains. Cela veut dire de s’apercevoir que les caricatures modernes des immigrants musulmans ressemblent étrangement aux caricatures allemandes des juifs dans les années 1920 et 1930. Et cela signifie aussi résister à notre propre déshumanisation, se préoccuper des vieux stéréotypes qui réapparaissent et des nouveaux qui sont créés.

Aujourd’hui, c’est le Yom HaZikaron, le jour où Israël se rappelle de tous ceux qui ont donné leur vie pour défendre l’État juif, et demain sera le YomAtzma’ut, où nous célébrons l’indépendance d’Israël. Ceci fait aussi partie de notre histoire. Et pour que nous puissions comprendre nos histoires réciproques, il est nécessaire d’être en conversation, de partager, de nous souvenir et de parler.

C’est pourquoi le fait de nous rassembler ce soir est tellement significatif. Nous entrons en dialogue pour être ici les uns pour les autres, non seulement dans la mémoire, mais aussi dans une relation authentique. Nous entrons en dialogue dans l’espoir que si vous avez besoin de nous, nous serons là pour vous et que si nous avons besoin de vous, vous serez là pour nous. Nous allons penser à notre individualité réciproque, nous allons nous reconnaître les uns les autres comme des êtres humains et nous éprouverons la nécessité d’agir. Je n’ai pas de meilleur mots que ceux de Hillel, le grand sage du premier siècle, pour exprimer cela : « Si ne je  suis pas pour moi-même, qui le sera? Mais si je ne suis que pour moi-même, qu’est-ce que je suis? Et si ce n’est pas maintenant, ce sera quand? » Il nous est commandé de nous souvenir par l’action.

3.    Se souvenir à jamais

Troisièmement, notre mémoire n’est pas limitée dans le temps. Nous ne cessons pas de nous souvenir. Il y a plusieurs années, lors d’un colloque interreligieux entre juifs, chrétiens et musulmans à Bendorf en Allemagne, nous parlions de l’histoire de la Pâque. Un homme d’origine égyptienne se leva et dit : « Pourquoi, vous, les juifs, passez-vous votre temps à vous souvenir? » Dans cette salle où se tenaient des centaines de personnes, il y eut un moment de silence absolu.

Dans le Talmud, les rabbins enseignent que même dans l’ère messianique, quand toutes les autres fêtes auront cessé d’être observées, nous continuerons de célébrer Pourim, l’histoire paradigmatique de la persécution et de la résistance, ou de la tentative de génocide et du triomphe ultime. Mais même actuellement, nous ne nous souvenons pas de chaque jour au cours duquel une tragédie s’est produite. Si nous le faisions, chaque jour pourrait être une journée de peine pour un moment ou l’autre de l’histoire, chaque service deviendrait une commémoration.

Nos ancêtres étaient très sages, Ils ont pris toutes les tragédies de l’histoire juive et ils les ont associées à Tisha Beav, le neuvième jour du mois de Av. Ils en ont fait un jour de jeûne et de lamentation, de telle sorte que tous les autres jours ne soient pas chargés de ce poids. Nous faisons de même avec le Yom HaShoah, avec la commémoration de l’Holocauste. Nous prenons cette journée, ce temps particulier, pour nous souvenir et nous nous engageons à cette commémoration. Cela ne définit pas la totalité de ce que nous sommes, mais nous ne pouvons pas non plus y renoncer, car cela reviendrait à abandonner nos survivants, nos familles, nos histoires, et cela, nous ne le ferons pas. Même lorsque cette génération sera passée; spécialement lorsque cette génération sera passée. Il nous est commandé de nous souvenir à jamais.

Ainsi donc,

-    nous nous souvenons de tous ceux qui sont morts en honorant l’ensemble de leurs vies

-    nous nous souvenons par l’action,

-    nous nous souvenons à jamais.

Je remercie le Dialogue judéo-chrétien de Montréal et l’Église de Dieu des saints du Dernier jour de nous donner ce soir l’opportunité de nous souvenir ensemble, juifs et chrétiens, et je vous invite à vous joindre à moi pour un rite commémoratif d’allumage de bougies.

[1] Il s’agit du poème Éli Éli, chanté immédiatement avant par Rachelle Schubert, directrice musicale au Temple Emanu-El-Beth Sholom: « Mon Dieu, Mon Dieu, Je prie pour que ne cessent jamais le sable et la mer, les eaux jaillissantes, le rougeoiement des cieux, la prière du cœur. »

Remarques de l’éditeur

Née à Ottawa, la Rabbin Lisa Grushcow est diplômée de l’Université McGill (B.A. en Science politique et en Études juives) et de l’Université d’Oxford (M.Phil. Judaïsme et christianisme dans monde gréco-romain; D. Phil. avec une thèse sur Les interprétations rabbiniques de la Sotah). Elle a reçu l’ordination rabbinique en 2003 au Hebrew Union College de New York. Elle a exercé son ministère dans la congrégation Rodeph Shalom de New York jusqu’à sa nomination comme Rabbin sénior au Temple Emanu-El-Beth Sholom de Montréal en juillet 2012. rabbigrushcow(at)templemontreal.ca

Traduction Jean Duhaime pour Relations judéo-chrétiennes.