Se souvenir de l’Holocauste : des leçons pour notre époque

« L’indifférence devant le mal nous rend complices du mal ». C’est l’une des leçons à retenir de l’Holocauste, selon le Prof. Irwin Cotler, parlementaire canadien et ancien ministre de la justice. Le Prof. Cotler a exprimé ce point de vue à plusieurs reprises, notamment lors de la Commémoration de la Shoah au siège social des Nations Unies à Genève le 29 janvier 2007, dans une intervention dont le contenu est toujours d’une grande pertinence. Nous en présentons ici une adaptation française inédite.*

Lorsque je parle de l’Holocauste, je le fais avec une certaine humilité et une peine profonde. En effet, je me souviens de ce que mes parents m’ont enseigné lorsque j’étais un jeune garçon : il existe des choses dans l’histoire juive qui sont trop horribles pour y croire, mais qui ne sont pas assez horribles puisqu’elles se sont produites. Auschwitz, Majdanek, Dachau, Treblinka, il n’existe pas de mots pour les qualifier. Les mots peuvent adoucir la souffrance, mais ils peuvent, en revanche, rapetisser la tragédie. Car dans la singularité du génocide, l’Holocauste était unique : le caractère biologie était inéluctablement liée au destin, c’était une guerre contre les juifs dans laquelle, comme nous le rappelle Elie Wiesel, « les victimes n’étaient pas toutes juives, mais tous les juifs étaient des victimes ».

Quelque 60 ans après l’Holocauste, la création des Nations Unies et l’adoption des principes de Nuremberg, précurseurs du droit humanitaire et pénal international, nous devons nous demander ce que nous avons appris et ce que nous devons faire.

Leçon 1. L’importance du souvenir

La première leçon est l’importance du zachor, c’est-à-dire du souvenir. Car alors que nous nous souvenons des six millions de juifs victimes de la Shoah – avilis, traités comme des démons et déshumanisés, comme prologue ou justification au génocide – nous devons savoir que l’assassinat collectif de millions de personnes n’est pas une affaire de statistiques abstraites.

Chaque personne a un nom, chaque personne a une identité. Ainsi que nous le disent les sages : « qui sauve une vie sauve tout un univers ». Et qui tue une personne tue tout un univers. C’est incontournable : peu importe où nous sommes, chacun de nous est garant de la destinée d’autrui.

Leçon 2. La responsabilité de prévenir l’incitation à la haine et au génocide

La deuxième leçon que l’on peut toujours tirer de l’Holocauste, c’est que le génocide a pu être perpétré en Europe non seulement à cause de l’industrie de la mort et de la technologie de la terreur, mais encore à cause de l’idéologie de la haine sanctionnée par l’État, l’enseignement du mépris qui fait de l’autre un démon à exterminer. Comme les tribunaux canadiens l’ont déclaré en maintenant le caractère constitutionnel de la loi contre la haine : « L’Holocauste n’a pas commencé dans les chambres à gaz, il a commencé par des paroles ».

Quarante ans plus tard, dans les années 1990, non seulement ces leçons n’ont pas été retenues, mais la tragédie s’est répétée. Nous assistons de nouveau au trafic de la haine, qui nous a conduits au génocide dans les Balkans et au Rwanda.

Aujourd’hui, alors que les Nations Unions commémorent mondialement l’Holocauste, nous sommes témoins d’une incitation à la haine et au génocide sanctionnée par l’État, propagée par l’Iran d’Ahmadinejad, qui nie l’Holocauste nazi puisqu’il propose de faire de même au Moyen Orient. Ce n’est pas seulement une insulte à la mémoire des juifs, mais une violation de l’interdiction d’inciter directement et publiquement au génocide, ce que Kofi Anan et Ban Ki-moon, secrétaires généraux des Nations Unies, ont qualifié d’aussi faux qu’inacceptable.

Leçon 3. Le danger du silence, les conséquences de l’indifférence, et le devoir de protection

La troisième leçon, c’est que le succès du génocide des juifs européens n’est pas seulement dû à la culture de la haine et à l’industrie de la mort, mais également à des crimes d’indifférence, à des conspirations du silence. Et nous avons, nous aussi, constaté de nos jours une indifférence et une inertie qui nous ont menés tout droit vers l’impensable, le nettoyage ethnique dans les Balkans, et vers l’inexprimable, le génocide au Rwanda, inexprimable parce que ce génocide pouvait être évité. Personne ne peut dire que nous n’étions pas au courant. Nous le savions, mais nous n’avons rien fait. Nous le savons pour le Darfour, mais nous n’avons rien fait encore, ne tenant aucun compte des leçons de l’histoire, trahissant la population du Darfour, et faisant fi de la responsabilité de protéger.

Leçon 4. Le combat contre les atrocités de masses et la culture de l’impunité, la responsabilité d’amener en justice les criminels de guerre

La quatrième leçon est que si le XXe siècle, symbolisé par l’Holocauste, a été l’ère des atrocités, il a aussi été l’ère de l’impunité. Bien peu d’auteurs de ces atrocités ont été traduits en justice. Et tout comme il ne peut exister de refuge pour la haine ni pour le racisme, il ne peut exister de base ou de refuge pour ces ennemis de l’humanité. Dans ce contexte, la création de la Cour pénale internationale doit être perçue comme le progrès le plus important en matière de droit criminel international depuis l’adoption des principes de Nuremberg.

Leçon 5. La responsabilité de dire la vérité aux gens de pouvoir

La cinquième leçon, c’est que le nazisme est parvenu à ses fins non seulement à cause de la « bureaucratisation du génocide », comme le dit Robert Lifton, mais à cause de la trahison des clercs, la complicité de l’élite. Il suffit de lire le livre de Gerhard Muller sur la justice d’Hitler pour se rendre compte de la complicité et de la criminalité des juges et des avocats, ou encore le livre de James Van Pelt sur la collaboration des ingénieurs et des architectes à la conception des camps de la mort. Il y avait aussi des complices parmi les médecins, les chefs religieux et les enseignants. Comme l’affirme Elie Wiesel, les meurtres commis de sang froid et la culture ne sont pas incompatibles. Si l’Holocauste a prouvé une chose, c’est qu’on peut aimer la poésie et tuer des enfants. Nous devons dire la vérité aux gens de pouvoir, et les tenir responsables de la vérité.

Leçon 6. La vulnérabilité des impuissants et leur protection comme critère d’une société juste

La sixième leçon est que le génocide des juifs européens a été perpétré non seulement en raison de la vulnérabilité des impuissants, mais aussi en raison de l’impuissance des vulnérables. Le triage de l’hygiène raciale nazie – les lois sur la stérilisation, les lois de Nuremberg, les lois sur l’euthanasie – visait ceux et celles dont « les vies ne valaient pas la peine d’être vécues ». Le premier groupe envoyé à la mort a été celui des handicapés juifs, le tout ancré dans la science de la mort, dans la médicalisation du nettoyage ethnique, dans la désinfection même du vocabulaire de la destruction. Il incombe donc aux acteurs gouvernementaux, et moralement aux citoyens du monde, de donner une voix à ceux qui n’en ont pas, d’habiliter ceux qui sont impuissants : les handicapés, les démunis, les réfugiés, les personnes âgées, les femmes victimes de violence, les enfants vulnérables, quels qu’ils soient.

En fait, l’une des leçons les plus importantes que j’ai apprises dans le domaine des droits humains m’a été enseignée par ma fille alors agée de 15 ans, qui m’a dit : « Papa, si tu veux vraiment vérifier si les droits humains sont respectés, n’importe quand, dans n’importe quelle situation, n’importe où dans le monde, demande-toi ‘Est-ce bon pour les enfants. Est-ce que ce qui se passe est bon pour les enfants? C’est cela, le vrai critère pour les droits humains, papa.‘»

Conclusion

Je termine avec un mot adressé aux survivants de l’Holocauste, car ce sont eux, les véritables héros de notre humanité. Ils ont été témoins et victimes des pires atrocités; mais ils ont réussi à puiser, dans leur propre humanité, le courage d’aller de l’avant, de rebâtir leur vie et de construire les communautés dans lesquelles une grande partie du monde juif vit aujourd’hui. Aussi c’est avec eux et à cause d’eux, et à cause des justes parmi les nations – tels que Raoul Wallenberg – que nous nous souvenons que chaque personne a un nom et une identité, que chaque personne est un univers – et que sauver une vie équivaut à sauver un univers entier.

Nous nous souvenons et nous prions pour que nous ne soyons jamais plus indifférents devant le racisme et la haine, que nous ne restions jamais plus silencieux devant le mal, que nous ne nous laissions jamais plus aller au racisme et à l’antisémitisme; que nous ne fassions jamais plus semblant de ne pas voir les difficultés de personnes vulnérables; que nous ne soyons jamais plus indifférents devant les massacres et l’impunité.

Nous prendrons la parole et nous agirons contre le racisme, contre la haine, contre l’antisémitisme, contre les atrocités de masse, contre l’injustice, et, surtout, contre le crime des crimes dont le seul nom fait frémir, le génocide.

Et oui, toujours, contre l’indifférence, contre la passivité en face de l’injustice. Parce que c’est dans ce que nous dirons, et plus encore dans ce que nous ferons, que nous exprimerons ce que nous sommes comme peuple et comme êtres humains. Parce qu’aujourd’hui, plus que jamais, quiconque demeure indifférent s’inculpe lui-même.  

Que le jour de la commémoration de l’Holocauste ne soit pas seulement un acte de souvenir, ce qu’il est en soi, mais qu’il serve aussi de rappel de la nécessité d’agir, ce qu’il doit être.

 

Remarques de l’éditeur

* Texte original anglais disponible sur le site des Nations Unies: http://www.unwatch.org/site/apps/nl/content2.asp?c=bdKKISNqEmG&b=1316871&ct=3500423. Adaptation française par Jean Duhaime d’après des notes gracieusement fournies par l’auteur.

Irwin Cotler est Professeur émérite de droit de l’Université McGill (Montréal, Canada). Il a été Ministre de la Justice et Procureur général du Canada et est actuellement Député du comté de Mont-Royal au parlement canadien.