Se souvenir de l’Alliance: le judaïsme dans une théologie anglicane des relations interreligieuses

Comment une théologie anglicane des relations interreligieuses conçoit-t-elle le caractère distinctif des relations entre chrétiens et juifs? Selon l’auteur, elle est dans l’ensemble passée de l’affirmation d’un «caractère distinctif exceptionnel» à la reconnaissance d’un «caractère distinctif paradigmatique», voyant dans le judaïsme un sacrement de toute altérité, que l’Église a besoin de rencontrer sans cesse.

La question par laquelle je commence est la suivante: «La théologie anglicane traite-t-elle les relations judéo-chrétiennes comme un cas particulier dans les relations interreligieuses?» La réponse à cette question est évidente: «Oui, chaque relation entre les chrétiens et les personnes d’une autre foi est spéciale, reflétant les thèmes particuliers qui surgissent lors de la rencontre avec cette foi.» Ma question porte donc en fait sur un «spécial» spécifique. Peut-être faudrait-il affiner la question: «Y a-t-il pour les anglicans une différence qualitative entre les relations judéo-chrétiennes et les autres relations interreligieuses?» Et, si oui, en quoi consiste ce caractère distinctif? Notez que j’adopte ici le langage du document Generous Love présenté à la Conférence de Lambeth 2008: Generous Love s’est en effet décrit comme «une théologie anglicane des relations interreligieuses», et non comme «une théologie anglicane des autres religions»[1]. Une vision des relations judéo-chrétiennes comme qualitativement distinctes des autres relations interreligieuses pourrait en effet reposer sur une vision du judaïsme comme qualitativement distinct des autres religions, mais il ne me semble pas que cela soit une implication nécessaire.

Deux types très différents de «distinctivité» pour les relations judéo-chrétiennes sont immédiatement apparents dans l’ensemble des théologies chrétiennes des relations interreligieuses. On lit dans la Bible un enseignement selon lequel le peuple juif a reçu un statut tout à fait exceptionnel devant Dieu, et on en conclut que les relations judéo-chrétiennes sont également tout à fait exceptionnelles par rapport à d’autres relations interreligieuses. Les chrétiens et les juifs ont chacun une place distincte dans les dispensations du plan de Dieu pour le monde, et c’est l’asymétrie de ces dispensations qui prescrit comment les relations judéo-chrétiennes doivent être conduites dans la pratique. Cette vision d’une relation distinctive repose en fait sur une vision du judaïsme comme religion distinctive, littéralement sui generis: alors que toutes les autres religions non chrétiennes sont des constructions humaines, plus ou moins fausses dans leurs hypothèses et mal orientées dans leurs objectifs, la religion d’Israël est – ou a été – construite sur la vraie révélation de Dieu, comme en témoigne la Bible. Parmi les chrétiens qui partagent cette approche, il y a alors une divergence sur la relation entre le judaïsme contemporain et cette religion authentique d’Israël, et donc des visions différentes des relations judéo-chrétiennes: pour certains, le judaïsme et les juifs continuent d’avoir une position privilégiée dans le dessein divin; pour d’autres, ils ont perdu cette place depuis la venue de l’évangile de Jésus-Christ. La prémisse du «caractère distinctif exceptionnel» peut donc conduire à des conceptions radicalement différentes des relations judéo-chrétiennes: pour utiliser des expressions courantes qui exigent un examen plus poussé, elle peut soutenir à la fois le «supersessionisme» et le «dispensationalisme».

On trouve une conception différente de la distinctivité dans l’enseignement contemporain de l’Église catholique romaine, de Vatican II à nos jours. Ici aussi, les relations judéo-chrétiennes sont qualitativement distinctes, mais elles ne sont pas totalement séparées des relations avec toutes les autres religions. Ainsi, d’une part, la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec le judaïsme fait partie de l’organisation du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, et non du Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux, et la déclaration Nostra Aetate de 1965 aborde les relations entre chrétiens et juifs en «scrutant le mystère de l’Église»[2]. D’autre part, la déclaration Nostra Aetate elle-même a d’abord été un  document de travail entièrement centré sur le sujet De Judaeis pour devenir une déclaration parlant aussi des relations avec les musulmans, et plus largement avec les hindous, les bouddhistes et d’autres religions. Les facteurs politiques qui sous-tendent cette expansion du texte sont bien connus, mais elle repose également sur une théologie qui considère le caractère distinctif des relations entre chrétiens et juifs comme étant en quelque sorte paradigmatique pour toutes les autres relations interconfessionnelles; la relation première de l’Église avec l’autre juif va façonner sa relation avec toutes les autres religions dans un monde multiconfessionnel[3]. Le cardinal Walter Kasper l’a exprimé de manière éloquente comme suit: «Le judaïsme est comme un sacrement de l’altérité, que l’Église doit apprendre à discerner, reconnaître et célébrer». Je souhaite revenir plus tard sur l’expression évocatrice «sacrement de l’altérité»[4].

Comment une théologie anglicane des relations interreligieuses se positionnerait-elle sur la question du caractère distinctif des relations entre chrétiens et juifs, compte tenu de ces deux types de caractère distinctif? Mon point de vue est que, dans la mesure où une forme autoritaire de l’enseignement théologique anglican peut être reconnue et articulée, elle est dans l’ensemble passée du premier type au second, du «caractère distinctif exceptionnel» au «caractère distinctif paradigmatique». Le «dans la mesure où» est une qualification importante, car discerner la position théologique de l’anglicanisme sur ce point, comme sur beaucoup d’autres questions, ne consiste pas simplement à localiser et à exposer un enseignement définitif. Il s’agit plutôt de rassembler et d’interpréter des éléments dispersés parmi les rapports d’Églises, les résolutions de conférences, les prières liturgiques et les écrits de théologiens individuels dont les vues inspirent le respect; ensemble, ils peuvent être considérés comme des preuves de la pensée globale de l’anglicanisme. En fait, ils fournissent généralement des preuves de plusieurs courants de pensée différents; il est donc nécessaire ensuite d’évaluer le poids relatif de chaque courant. Il s’agit clairement d’un exercice majeur de discernement; dans ce court exposé, je serai nécessairement très sélectif dans le choix des données à considérer.

Dans un passage cité par Generous Love, le document de la Conférence de Lambeth de 1988 Jews, Christians and Muslims:The Way of Dialogue affirme: «Une compréhension correcte de la relation avec le judaïsme est fondamentale pour l’autocompréhension du christianisme»[5], ajoutant que nous devons «rejeter toute vision du judaïsme comme un fossile vivant, tout simplement supplanté par le christianisme»[6]. Le théologien suédois Jesper Svartvik a décrit une telle position comme étant «deutéro-augustinienne»[7], ce qui signifie que, comme saint Augustin, il perçoit une signification théologique dans l’existence continue du peuple juif dans le monde après le Christ (pour Augustin, plus immédiatement, le fait de continuer à les tolérer dans un empire devenu légalement chrétien)[8]. Demandant pour le peuple juif un sort différent des païens ou des hérétiques, Augustin soutenait que les autorités romaines devaient préserver son existence; lui-même décrivait les juifs comme librarii nostri («nos scribes»)[9] et custodes librorum nostrorum («nos bibliothécaires»)[10].

Le fait que les chrétiens voient ainsi la signification théologique dans le peuple juif post Christum n’implique pas en soi une «juste compréhension de la relation avec le judaïsme», comme le montre l’histoire et empoisonnée de l’interaction judéo-chrétienne. Le point de vue personnel d’Augustin était que la misère contemporaine dans laquelle se trouvait les juifs était pour les chrétiens une preuve encourageante de la vérité de l’évangile, puisque c’était un châtiment divin de leur rejet du Messie. Six cents ans plus tard, saint Bernard de Clairvaux soutenait que les juifs ne devaient pas être tués «car ils sont pour nous un signe vivant nous rappelant constamment la passion de notre Seigneur»[11]. Cette tradition adversus Judaeos, tout en préservant d’une certaine manière une présence juive dans l’Europe chrétienne, a également façonné l’«enseignement du mépris», qui a été identifié par l’historien français Jules Isaac comme alimentant l’antisémitisme européen qui a culminé dans l’Holocauste – bien que ce dernier ait été lui-même une négation du principe de préservation qu’impliquait le vieil antijudaïsme chrétien. Avec d’autres Églises, et suivant l’exemple donné par Vatican II, les anglicans ont rejeté cette tradition toxique d’enseignement, comme le montrent The Way of Dialogue et Generous Love. Mais si ce récit négatif au sujet d’Israël est rejeté, comment pouvons-nous maintenant atteindre l’objectif d’Augustin de voir une signification théologique dans le judaïsme post Christum? Svartvik suggère de passer d’une vision des juifs comme librarii nostri, gardiens d’un dépôt de vérité qu’ils ne comprennent pas, à une reconnaissance comme sacramentum nostrum, un instrument de la grâce divine, dans leur vie à nos côtés[12]. Ceci fait bien sûr écho à la description du cardinal Kasper du judaïsme comme un «sacrement de l’altérité». Dans quelle mesure cette approche est-elle convaincante, que peut-elle signifier en pratique, quel est son rapport avec l’anglicanisme et quelles sont ses implications dans le domaine de la rencontre interreligieuse en général?

Pour réfléchir sur la signification continue d’Israël pour les chrétiens, on trouve un point de départ évident dans le texte dense et très personnel de saint Paul dans Romains 9–11. Il y expose un certain nombre de convictions passionnées qui, à première vue, sont extrêmement difficiles à harmoniser: la nouveauté, la gratuité et la réalité de la vie offerte aux croyants dans l’événement du Christ (10,4) ainsi que la vitalité continue de la vie juive en quête de Dieu (10,2); l’universalité de l’évangile offert à tous (10,12) avec la particularité de l’alliance faite avec les juifs (9,4); l’échec de tous les êtres humains, juifs ou païens, devant Dieu (11,32) avec le thème le plus profond et le plus récurrent de Paul, la fidélité immuable de Dieu dans sa propre révélation (9,6.11.14; 11,1.30). Une énorme quantité d’énergie interprétative a été dépensée au cours des années pour clarifier exactement ce qu’est la théologie d’Israël de Paul dans Romains 9–11, mais il y a encore des désaccords majeurs parmi les spécialistes. L’écriture de l’apôtre dans ces chapitres est d’une dialectique complexe, traduisant une angoisse personnelle qui, dans certains passages, révèle des sentiments presque torturés, et qui se manifeste dans des déclarations d’un intense paradoxe: «Jadis, en effet, vous [les gentils] avez désobéi à Dieu et maintenant, par suite de leur désobéissance, il vous a été fait miséricorde; de même eux [les juifs] aussi ont désobéi maintenant, par suite de la miséricorde exercée envers vous, afin qu'ils soient maintenant eux aussi objet de la miséricorde» (11,30-31). Il me semble que la complexité et l’étrangeté d’un verset comme celui-là ne peuvent tout simplement pas être aplanies, harmonisées avec d’autres versets pour produire un compte rendu systématique de la théologie de Paul. Il lutte à tous les niveaux, de la biographie personnelle à la vie de la communauté chrétienne naissante, jusqu’à l’objectif divin pour Israël, avec le défi de réconcilier sa propre identité devant Dieu avec la reconnaissance de l’autre (ou plutôt de ce qui est devenu autre à ses yeux), et ce, dans une situation où la connaissance de Dieu passe par cet autre. Il cherche une façon de parler de l’autre qui évite la séparation totale mais ne tombe pas dans l’assimilation facile.

Si la relation avec cet autre est d’une importance capitale pour les chrétiens dans les desseins de Dieu, c’est peut-être en ce sens que nous pouvons interpréter la description du judaïsme par Kasper comme un «sacrement de l’altérité» au début de la vie de l’Église. Un sacrement est, pour la communauté chrétienne, un signe extérieur qui transmet fidèlement aux croyants la grâce et la vie de Dieu. Parler du peuple juif dans le langage du «sacrement», c’est donc dire au moins que la rencontre avec eux peut être pour les chrétiens une source de bénédiction, une manière de rappeler leur vocation à la sainteté. La suggestion que le judaïsme est un sacrement pour les chrétiens, cependant, ne dit pas simplement que la grâce peut être médiatisée par cette rencontre, car un sacrement possède une fiabilité basée sur la promesse de Dieu. C’est un signe assuré de grâce, inscrit dans une relation de promesse de la part de Dieu et de réponse de notre part – il est théologiquement situé dans l’alliance que Dieu a faite avec son peuple. Generous Love souligne la générosité de la grâce de Dieu qui, par l’œuvre de l’Esprit, peut rejoindre les chrétiens à travers des rencontres avec des personnes de toute foi et dans des lieux tout à fait inattendus[13]; mais parler d’un «sacrement de l’altérité», c’est revendiquer quelque chose de plus que cela. C’est soutenir que, sous certaines conditions au moins, la rencontre avec le peuple juif et son altérité est un moyen fiable d’accéder à la grâce de Dieu. S’agit-il d’une revendication théologique plausible?

La façon dont nous répondons à cette question dépend bien sûr de la position que nous attribuons au judaïsme par rapport à la nouvelle alliance que Dieu a établie en Jésus-Christ. Il y a une diversité considérable, et une certaine controverse, parmi les chrétiens sur cette question, et cette diversité et cette controverse sont évidentes parmi les anglicans. Je souhaite illustrer cela à partir d’un rapport produit en 2001 par le Groupe consultatif sur l’interreligieux de l’Église d’Angleterre sous le titre «Sharing One Hope»?[14] Sous-titré « a contribution to a continuing debate», le rapport cherchait à faire le relevé de diverses questions dans le domaine des relations entre chrétiens et juifs sur lesquelles les anglicans d’Angleterre étaient d’accord et de diverses questions sur lesquelles ils divergeaient d’opinion – ou, comme le rapport le dit de manière plus optimiste, «de sujets encore en débat». Dans sa «préface», l’évêque de Southwark de l’époque fait remarquer, avec un certain euphémisme: «Étant données la force et la diversité des sentiments suscités par les questions dont il traite, ce document n’a pas été facile à écrire»[15]. Parmi ces questions figurait précisément celle que nous abordons ici, soit la nature de la relation entre le christianisme et le judaïsme. «Sharing One Hope»? présente quatre positions anglicanes à ce sujet, dont la première a été rejetée.

En premier lieu, on explique qu’il y a un accord sur l’inacceptabilité de la «théologie de la substitution». Il s’agit d’un terme contesté, défini de diverses manières et parfois aussi appelé «supersessionnisme». «Sharing One Hope»? la définit comme « la théorie selon laquelle l’Église chrétienne a simplement remplacé ou supplanté le peuple juif, qui n’a plus de place spéciale dans l’appel de Dieu»[16]. Cela pourrait signifier que les relations entre chrétiens et juifs n’ont aucun caractère distinctif; mais cela inclurait aussi l’«exceptionnalisme négatif» de la tradition des adversos Judaeos dont Augustin et Bernard sont des exemples[17]. Le rapport soutient que cela doit être rejeté à cause des conséquences désastreuses auxquelles il a conduit historiquement à travers l’enseignement du mépris, parce qu’il ne reconnaît pas la vitalité contemporaine du judaïsme, parce qu’il ne rend pas justice exégétiquement à la complexité du témoignage de saint Paul en Romains 9–11, et parce que sa théologie nie le principe fondamental de la fidélité immuable de Dieu: la première alliance ne peut être considérée comme ayant été simplement annulée.

Les deux points de vue suivants présentés dans «Sharing One Hope»? sont centrés sur l’idée d’alliance, mais diffèrent entre eux quant au nombre d’alliances[18]. La deuxième position est un modèle à «une alliance», qui s’inspire du langage de Paul de la «greffe» d’un olivier sauvage sur un olivier cultivé (Romains 11,17-24) pour insister sur le fait qu’il n’y a qu’une seule alliance, établie avec le peuple de Dieu, à laquelle les chrétiens participent grâce au Christ. De nombreux théologiens adoptent une approche à «une alliance»[19]. C’est dans cette optique que l’idée du judaïsme comme «sacrement de l’altérité» est peut-être la plus cohérente.

Un point de vue différent – le troisième identifié dans «Sharing One Hope»? – parle du judaïsme et du christianisme, non pas comme ayant part à une seule alliance, mais plutôt comme engagés dans deux alliances séparées, parallèles, en quelque sorte complémentaires. Cette idée a été promue, par exemple, par James Parkes, un pionnier des relations des anglicans avec le judaïsme, et développée par John Pawlikowski. Parkes voyait dans les deux religions deux expressions également valables de la miséricorde et de la fidélité de Dieu: l’alliance au Sinaï d’une part, avec son orientation communautaire et son accent sur la vie du peuple dans son ensemble, et l’alliance donnée par le Christ, d’autre part, avec son accent personnel et son invitation à entrer individuellement dans une relation qui transcende les frontières du temps et de l’espace. Generous Love explique à quelque part que, selon la théologie anglicane, l’œuvre de l’Esprit porte à la fois sur «l’intériorité» et sur l’épanouissement de la vie sociale. Selon la théorie de Parkes, alors, la rencontre avec la vie juive pourrait avoir une fonction particulière en ramenant les chrétiens à la plénitude de leur foi exprimée en communauté; en ce sens, elle pourrait être appelée sacramentelle.

La quatrième et dernière position sur les relations entre chrétiens et juifs décrite dans «Sharing One Hope»? évite le langage de l’alliance, soit parce qu’il ne s’agit pas d’un motif d’importance centrale dans l’une des deux religions, sinon les deux, soit parce que sa signification est différente de l’une à l’autre. Elle choisit plutôt de souligner la différence et l’incommensurabilité du judaïsme et du christianisme. C’est, par exemple, la position adoptée de manière assez tranchée par Jacob Neusner, qui les décrit comme «des religions complètement différentes plutôt que des versions différentes d’une même religion (...) des personnes différentes parlant de choses différentes à des personnes différentes»[20]. Dans une telle perspective, il n’y a pas lieu de parler du judaïsme comme sacramentel pour les chrétiens; l’accent mis par Neusner sur la différence radicale ne laisse aucun cadre théologique commun dans lequel pourrait se situer une perception de la sacramentalité. Le judaïsme et le christianisme n’ont, en principe, pas plus en commun que n’importe quelles autres religions prises deux à deux. Dans un sens, cette conception représente une perte; mais elle peut aussi comporter un élément salutaire de correction à une tendance à assimiler trop facilement l’altérité du judaïsme dans une compréhension chrétienne. Le langage du sacramentel, après tout, est un langage chrétien; s’il est tout à fait juste que les chrétiens l’utilisent lorsqu’ils réfléchissent à l’effet de la rencontre avec le peuple juif sur leur propre condition de disciple, ils ne doivent pas en abuser en évacuant la réalité humaine des personnes juives, en les instrumentalisant en signes pour eux seuls. Ce qui est théologiquement significatif, c’est la persistance invincible du peuple juif après la révélation chrétienne, sa capacité de défier la pression pour l’assimiler dans des catégories chrétiennes.

C’est peut-être le paradoxe qui est incorporé dans l’expression mémorable de Kasper «sacrement de l’altérité». Ce peuple, par la continuité même de son existence, défie toute tentative de le réduire à n’être qu’un simple porteur de sens chrétien, de l’accueillir trop confortablement dans un univers de discours chrétien; et c’est précisément par cette irréductibilité qu’il est une bénédiction pour l’Église. Michael Barnes, s’inspirant de l’«hétérologie» de Michel de Certeau, exprime ainsi ce point: «Le juif revient toujours et est toujours présent en tant qu’autre, ‘hantant’ sans cesse l’espace que le même chrétien s’est aménagé»[21]. On peut élargir l’application de ce «retour de l’autre juif» aux relations interreligieuses en général; mais il faut d’abord se pencher sur les formes sociopolitiques dans lesquelles ce retour s’incarne concrètement, le peuple juif et la terre d’Israël. Comment les anglicans se sont-ils situés historiquement, comment se situent-ils aujourd’hui, face à ces réalités?

Le «retour» continu du judaïsme aux côtés de l’Église contemporaine, avec toute sa signification théologique, s’incarne en fait dans plusieurs contextes sociopolitiques différents. L’une est la présence de communautés juives vibrantes auprès des chrétiens dans plusieurs pays occidentaux et au-delà, offrant des opportunités d’interaction d’un type que Generous Love décrit également par rapport aux autres religions. Un autre, pour lequel le langage de la «hantise» de Barnes et de Certeau est plus particulièrement pertinent, est l’absence, en de nombreux endroits, de communautés juives autrefois florissantes, particulièrement en raison de l’Holocauste, mais aussi par le biais de la migration juive en Israël. Ruth Ellen Gruber, dans son excellente étude Virtually Jewish, a parlé de «l’espace juif» dans de nombreux pays européens créé par cette absence, et de la manière dont il est rempli, souvent par des gentils animés par un enthousiasme plus ou moins éclairé pour la culture, la vie et la spiritualité juives[22]. L’intensité du vide laissé, par exemple, par l’Holocauste dans la ville de Cracovie est exprimé par l’écrivain polonais émigré Rafael Scharf en ces termes: «‘Ils sont une multitude, ici et maintenant’, dit Jerzy Ficowski. Cette absence, éternellement peuplée, est plus tangible ici que n’importe où dans le monde»[23]. Pour moi personnellement, visiter les espaces laissés par les communautés juives disparues a été une expérience profondément émouvante, non seulement en termes d’histoire humaine, mais aussi au niveau de l’Esprit: même dans ces lieux où la vie juive est disparue, les traces qu’il en reste sont parfois si puissantes qu’elles servent de médiation à la réalité de cette altérité à travers laquelle nous rencontrons le Saint d’Israël.

Cependant, la manifestation la plus interpellante de la vie juive pour les chrétiens d’aujourd’hui n’est ni la présence ni l’absence des communautés de la diaspora; c’est plutôt réalité politique actuelle d’Israël en tant qu’État juif. C’est ici que la réalité théologiquement significative rejoint l’actualité politique et, ce faisant, pose de réels défis pour les chrétiens de toutes sortes, y compris les anglicans - peut-être particulièrement pour les anglicans, étant donné la complexité de l’histoire qui les implique dans cette question. Comme c’est le cas pour de nombreuses dimensions de la vie anglicane, cette histoire ne peut être comprise qu’en reconnaissant qu’elle comporte plusieurs courants. On peut en énumérer au moins trois à peu près dans l’ordre où ils se sont imposés, soit le volet messianique, celui de la solidarité juive, et enfin celui de la solidarité palestinienne.

Bien que la réadmission des Juifs en Angleterre en 1656 devait quelque chose à la spéculation messianique, c’est à la fin du 18e et au début du 19e siècle que le sionisme chrétien est réellement devenu prépondérant en Grande-Bretagne, car on croyait que la venue du Messie était liée à la conversion des juifs et à leur restauration dans la terre promise d’Israël. La London Jews Society, fondée en 1809 en tant que société interconfessionnelle mais reconstituée en 1815 en termes purement anglicans, était dès le début engagée dans le double objectif du prosélytisme et de la restauration, et, en 1841, un projet conjoint d’établissement d’un évêché protestant à Jérusalem a été réalisé avec les autorités politiques et ecclésiastiques prussiennes. Le premier évêque, Michael Solomon Alexander, était un rabbin converti, et sa charge consistait principalement à mener une mission au sein de la petite communauté juive de la ville, tout en encourageant les juifs de la diaspora à y venir. Les chrétiens évangéliques contemporains ont salué cela, avec enthousiasme, comme la «restauration» de l’Église chrétienne hébraïque apostolique à Jérusalem, supprimée depuis le premier siècle chrétien, et ont vivement espéré voir le commencement de l’ère messianique. L’évêque Alexander mourut en 1845, et sous son successeur, il y eut un changement marqué dans la direction de l’anglicanisme de Jérusalem dans son ensemble; la London Jews Society, cependant, continua à la Christ Church de Jérusalem, devenant par la suite la Mission de l’Église auprès des juifs, aujourd’hui le Ministère de l’Église auprès du peuple juif. Ce volet messianique joue encore un certain rôle dans l’Église d’Angleterre, quoique généralement sous une forme atténuée, soulignant l’importance pour les chrétiens anglicans de valoriser le témoignage des croyants juifs en Jésus.

Un deuxième courant marquant de plus en plus l’Église d’Angleterre au cours de la dernière partie du 20e siècle met l’accent sur le sens de la solidarité avec le peuple juif, indépendamment de tout engagement de leur part à croire au Christ, et sans lien direct avec une quelconque attente eschatologique associée à leur dispersion ou à leur restauration. C’est le théologien James Parkes qui a donné une articulation profonde, parfois extrême, en combinant une réputation plutôt excentrique et une amitié étroite avec l’archevêque William Temple et d’autres leaders anglicans du milieu du siècle. Il a trouvé sa première expression organisationnelle en 1942 dans la formation, à l’initiative commune de l’archevêque et du grand rabbin, du Conseil des chrétiens et des juifs. Depuis l’approbation effective de l’enseignement de Nostra Aetate par la Conférence de Lambeth de 1988, ce courant souligne l’importance de relations positives entre chrétiens et juifs, par exemple dans la Déclaration conjointe faite par l’archevêque Rowan Williams et les deux grands rabbins d’Israël en septembre 2006, qui l’affirme: «Une relation entre nos communautés, à l’échelle nationale et internationale, est le fruit d’un travail constant de rencontre, de discussion, de réflexion et de réconciliation»[24].

Un troisième courant qui affecte les relations de l’Église d’Angleterre avec le judaïsme est le sens de la solidarité avec le peuple palestinien. Son influence s’est accentuée au cours des dernières années, autant en raison d’une prise de conscience accrue, dans la société britannique, des souffrances du peuple palestinien que de l’engagement croissant de l’Église d’Angleterre auprès des communautés musulmanes, qui soulèvent souvent la question d’Israël/Palestine comme un problème dans le dialogue interreligieux. Cependant, sa force de persuasion s’exerce surtout par le biais de liens avec les chrétiens anglicans de Terre Sainte, qui sont très majoritairement d’origine arabe palestinienne et généralement fortement pro-palestiniens dans leur orientation politique. En 1887, le siège de Jérusalem a été reconstitué en tant qu’évêché purement anglican, et le nouvel évêque George Blyth s’est vu confier un rôle d’ambassadeur pour établir de bonnes relations avec les arabes chrétiens orthodoxes. Cela a inévitablement conduit à des tensions entre le diocèse, de plus en plus associé au type high church et tourné vers les arabes, et la Christ Church, de type low church et tournée vers les juifs, ce qui a finalement conduit à la construction d’une nouvelle cathédrale, celle de Saint-Georges. La polarité s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui, fournissant un exemple crucial de la vocation anglicane de maintenir l’unité malgré la tension que suscite la différence.

C’est l’interaction et la confrontation occasionnelle de ces trois courants – sionisme, solidarité juive et solidarité palestinienne – qui façonnent aujourd’hui les attitudes anglicanes envers Israël, et ces réalités politiques ne peuvent être totalement dissociées des principes théologiques. La «solidarité palestinienne», par exemple, peut parfois devenir une sorte de théologie de la substitution niant toute revendication juive sur le territoire; les chrétiens sionistes peuvent soit adopter une version dispensationaliste de la théorie des «deux alliances», soit souligner la dépendance des chrétiens par rapport à Israël, puisqu’ils sont greffés sur l’unique alliance; le courant de la «solidarité juive» s’appuie autant sur le modèle d’une ou deux alliances que sur l’approche des «religions différentes». Ce mélange de théologie et de politique se retrouve également dans d’autres relations interreligieuses; les relations judéo-chrétiennes ont ainsi une signification qui déborde leur champ immédiat.

Les relations judéo-chrétiennes auront toujours une place disproportionnée par rapport à la taille réelle de la communauté juive, ce qui reflète leur caractère récurrent et leur centralité inévitable pour toute forme de rapport du christianisme avec d’autres religions. Ce n’est pas un hasard si Nostra Aetate a d’abord été un texte traitant uniquement de la relation de l’Église avec le judaïsme, avant de se développer et d’aborder aussi les rapports avec l’Islam et avec d’autres traditions religieuses; cela reflète plutôt une orientation théologique profonde qui, dans la rencontre avec l’autre, trouvera toujours une évocation de la première expérience de l’altérité dans la vie de l’Église, celle entre le gentil et le juif – tant à l’intérieur de la communauté chrétienne qu’à l’égard des juifs qui n’acceptent pas Jésus comme Messie. Comme le montrent notamment les écrits de Paul, un débat passionné autour de cette division est inscrit dans le Nouveau Testament et il est ainsi encodé dans la pensée chrétienne, de telle sorte qu’il resurgit sans cesse pour façonner chaque rencontre du christianisme avec l’autre religieux.

Surtout, comme le judaïsme a refusé de disparaître tout au long de l’histoire de l’Église, sa vitalité continue a posé un défi aux chrétiens qui veulent une solution claire au problème de la pluralité religieuse. Citons encore une fois Michael Barnes : « S’il y a un ‘premier moment’ dans une théologie chrétienne des religions, il découle de l’altérité strictement anarchique dont témoigne la tradition vivante du judaïsme; dans la fidélité à cette trace de l’infini, le judaïsme continue de ‘hanter’ le processus d’auto-identification chrétienne»[25].

C’est donc précisément à cause de la nature formative de cette division primitive au sein du peuple de Dieu, cette première rencontre chrétienne avec un autre, que la signification de la rencontre chrétienne avec Israël ne se limite pas à une partie des relations interreligieuses. Au contraire, tout rapport sérieux avec un autre religieux nous poussera théologiquement à revisiter la première alliance dans laquelle l’autre juif façonne notre identité chrétienne par rapport à Dieu, car, comme Kasper l’a dit à juste titre, le judaïsme est un sacrement de toute altérité, que l’Église a besoin de rencontrer sans cesse.

[1] Anglican Communion Network for Inter Faith Concerns, Generous Love: The Truth of the Gospel and the Call to Dialogue – An Anglican Theology of Inter Faith Relations (London: Anglican Consultative Council, 2008). (Version française: Amour généreux : la vérité de l’Évangile et l’appel au dialogue).

[2] Vatican II, «Déclaration sur les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes Nostra Aetate» (1965), §4.

[3] Alberto Melloni, «Nostra Aetate and the Discovery of the Sacrament of Otherness», 150-151, dans Philip A. Cunningham, Norbert J. Hofman SDB et Joseph Sievers (dir.), The Catholic Church and the Jewish People: Recent Reflections from Rome (New York: Fordham University Press, 2007).

[4] Walter  Cardinal  Kasper,  «Address on the 37th Anniversary of Nostra Aetate»  (28  Octobre 2002).

[5] «Jews, Christians and Muslims: The Way of Dialogue», Appendix 6, §13 – p. 302 dansThe Truth Shall Make You Free: The Lambeth Conference 1988 – Reports, Resolutions and Pastoral Letters from the Bishops (London: Anglican Consultative Council, 1988).

[6]Ibid., §16.

[7] Jesper Svartvik, «Christological Soteriological Reflections in the Wake of Half a Century of Intense and Improved Jewish-Christian Relations», Current Dialogue, 44 (Décembre 2004).

[8] Sur la tradition augustinienne, voir par ex.: Jeremy Cohen, Living Letters of the Law: Ideas of the Jew in Medieval Christianity (Berkeley, CA: University of California Press, 1999).

[9] Augustin, Enarrationes in Psalmos, 56.9, Corpus Christianorum Series Latina 39, 700.

[10] Augustine, Sermo 5.5, Corpus Christianorum Series Latina 41, 56.

[11] Bernard, Epître 363. Sur l’attitude ambiguë de Bernard à propos des juifs, voir David Berger, «The Attitude of St Bernard of Clairvaux toward the Jews», Proceedings of the  American Academy for Jewish Research, 40 (1972), 89-108.

[12] Svartvik, op. cit.

[13]Generous Love, op. cit., 11.

[14] Inter Faith Consultative Group, «Sharing One Hope»? The Church of England and Christian-Jewish Relations: A Contribution to a Continuing Debate (London: Church House, 2001).

[15]Ibid., v.

[16]Ibid., 20.

[17] Sur les ambiguïtés et les limites du «supersessionisme» dans son application à l’enseignement anti-juif traditionnel, voir Jeremy Worthen, The Internal Foe: Judaism and Anti-Judaism in the Shaping of Christian Theology (Newcastle upon Tyne: Cambridge Scholars Publishing, 2009), 4ss et passim.

[18]Ibid., 23, citant John Pawlikowski, Christ in the Light of the Jewish-Christian Dialogue (Mahwah, NJ: Paulist Press, 1982).

[19] Le texte de l’archevêque Rowan pour la Fifth International Sabeel Conference, «Holy Land and Holy People» (14 Avril 2004), comporte une approche assez nuancée de type «une alliance».

[20] Jacob Neusner, Jews and Christians: The Myth of a Common Tradition (London: SCM, 1991), cité dans ibid., 24.

[21] Michael Barnes SJ, Theology and the Dialogue of Religions (Cambridge: Cambridge University Press, 2002), 62, faisant référence à Michel de Certeau SJ, The Writing of History (NY: Columbia University Press, 1988).

[22] Ruth Ellen Gruber, Virtually Jewish: Reinventing Jewish Culture in Europe (Berkeley: University of California Press, 2002), passim.

[23] Rafael F. Scharf, «Cracow of Blessed Memory», 73, dans Poland, What Have I to Do with Thee … Essays without Prejudice (Kraków: Fundacja Judaica, 1999).

[24]«Archbishop and Chief Rabbis Sign Historic Agreement.»Site internet de l’archevêque de Cantorbury. 5 Septembre 2006. Accédé le 25 Mai 2016.

[25] Barnes, op. cit., 128.

Remarques de l’éditeur

Le Très Révérend Michael Ipgrave est évêque de Lichfield dans l’Église d’Angleterre. Il est le président du Conseil national des chrétiens et des juifs (CCJ) du Royaume-Uni.

Source : Paru initialement dans Anglican Theological Review, 96,1 (Hiver 2014) et reproduit dans Current Dialogue 58 (novembre 2016) publié par le Conseil mondial des Églises et reproduit avec son autorisation. Traduit par Jean Duhaime pour Relations judéo-chrétiennes.