Risquer sa vie pour sauver des Juifs
Un témoignage sur le rôle de Nelly et Johannes Los dans la résistance hollandaise
Anita Mack-Los
La 27e commémoration chrétienne de la Shoah, une initiative du Dialogue judéo-chrétien de Montréal, s"est tenue le 4 mai 2008, à l’église presbytérienne St-Lambert, en présence de plusieurs survivants de la Shoah et de membres de la communauté juive. La cérémonie était intégrée au service du dimanche. A cette occasion, Anita Mack-Los a livré le témoignage suivant sur le rôle de ses parents, Johannes Maarten Los (1920-2008) et Nelly Lena Los-Sanders (1924-2007), dans la résistance hollandaise.
C’est dans la nuit du 16e anniversaire de naissance de ma mère, le 10 mai 1940, que les troupes allemandes ont envahi le pays voisin, les Pays-Bas. Alors, le matin, au lieu des joyeux vœux d’anniversaire de sa famille, ma mère a entendu la triste nouvelle : «C’est la guerre.» Il faudra encore cinq ans presque jour pour jour, avant que les Allemands capitulent, le 5 mai 1945. Aux Pays-Bas, ce jour du 4 mai est consacré à la commémoration des morts, des victimes sans voix de la Deuxième Guerre mondiale. Mais à l’époque, le 10 mai 1940, personne, dans le petit royaume des Pays-Bas, n’avait idée de ce que les cinq années suivantes allaient lui réserver.
Trois jours après l’invasion allemande, l’armée hollandaise se rendait après que la ville de Rotterdam eut été complètement rasée par les bombardements, et la domination nazie commençait. Au début, la vie semblait suivre son cours normal. Mais, graduellement, l’occupation allemande a commencé à être ressentie par la population en général, et certainement par l’importante population juive d’Amsterdam, ville d’origine de ma mère. Depuis le XVIe siècle, plusieurs Juifs s’étaient installés à Amsterdam pour fuir les nombreux pogroms et autres atrocités qu’ils avaient connus en divers lieux. Pour cette raison, la ville était – et est encore – appelée «Mokum» par ses habitants. «Mokum» vient de l’hébreu «Mokom» qui signifie ‘refuge assuré’.
Mais, après deux ans d’occupation, Mokum n’était plus un endroit sûr. En 1943, Nelly, ma mère, âgée de 19 ans, se fiança à Johannes, mon père, de quatre ans son aîné et qui étudiait la chimie à Amsterdam. Ensemble ils furent témoins des dangers croissants pour la population juive : porter l’étoile de David jaune, avoir un gros «J» pour «Jood» ou « Jude » estampillé sur les cartes d’identité émises par les Allemands que tous les citoyens hollandais âgés de plus de 16 ans devaient porter sur eux dès qu’ils quittaient la maison. Au cours de l’année précédant leurs fiançailles, le premier travail de mes parents a été de découper le «J» de ces cartes d’identité et d’y coller du papier ordinaire – travail qui demandait beaucoup de précision et de jeunes yeux. Peu après le début de cette activité illégale, les Allemands commencèrent à rassembler les Juifs destinés au transport vers les camps. Les Juifs recevaient une lettre par la poste leur enjoignant de se présenter à un certain endroit – en l’occurrence le théâtre juif d’Amsterdam – et leur disant ce qu’il fallait emporter (peu de choses, évidemment). Une autre méthode pour rassembler les citoyens juifs était d’entourer un certain secteur d’un cordon de police, de chercher tous ceux qui portaient une étoile de David et de vérifier les cartes d’identité: la Gestapo entrait dans les maisons, les lieux de travail, les boutiques, les écoles et passait le secteur au peigne fin. Cela s’appelait une razzia. Toutes les victimes étaient emmenées au théâtre juif. Elles y étaient mises en quarantaine jusqu’au moment de les embarquer dans un train vers un camp de transit des Pays-Bas appelé Westerbork, et de là vers divers camps de concentration.
Une des amies de ma mère était une infirmière d’origine chinoise qui avait en quelque sorte la tâche de veiller sur les personnes enfermées dans le théâtre juif. À cette époque, les infirmières portaient de larges capes et, quand un certain ‘bon’ garde allemand était de faction – et regardait ailleurs – elle faisait sortir des bébés et de jeunes enfants en les cachant sous sa cape et les emmenait dans la famille de ma mère. Mon père avait alors la tâche de trouver un abri plus permanent pour ces jeunes réfugiés. Mon père, qui venait d’une petite ville à quelque cent kilomètres d’Amsterdam et dont la famille avait de bons rapports avec les fermiers du voisinage, allait interviewer d’éventuelles familles d’accueil. Quoi qu’il en soit, les maisons de mes grands-parents des deux côtés sont devenues des «centres de tri» pour les jeunes protégés qui leurs arrivaient par différents canaux. Je me rappelle les descriptions que ma grand-mère maternelle faisait de plusieurs des enfants qu’elle recueillait temporairement. Elle avait, de toute évidence, une affection particulière pour un enfant de trois ans, très éveillé, qui s’appelait Sallie Appel, nom qui trahissait son ethnie. Alors, une des premières tâches a été de donner à ce petit charmeur un nom à consonance hollandaise. La famille de ma mère a finalement choisi «Kareltje» – Charlie serait l’équivalent français. On croit que Sallie Appel, alias Kareltje, a survécu.
À mesure que la domination allemande se faisait plus dure, l’opposition au régime s’intensifiait. À l’âge de 19 ans, ma mère devint ce qu’on appelait un courrier pour la Résistance hollandaise. Cela signifiait rouler à vélo dans tous les coins du pays – parfois avec des armes dans ses sacoches, parfois avec des codes et des messages appris par cœur qui devaient être transmis d’un groupe à un autre. Mes parents savaient très bien tous les deux que leurs actions pouvaient leur coûter la vie – mais ils sentaient aussi tous les deux que, en tant que chrétiens engagés, ils ne pouvaient faire autrement.
En juin 1944, mon père se rendit à ce qui devait être une rencontre de son groupe clandestin, mais, dès qu’il eut mis le pied dans la pièce où la rencontre devait avoir lieu, quelqu’un lui mit la main sur la bouche. Lui et 22 autres jeunes gens furent conduits d’abord dans un camp de concentration dans la ville hollandaise de Vught et, plusieurs semaines plus tard, au camp de concentration Sachenshausen, près de Berlin, où il devint le prisonnier numéro 100535.
L’année suivante, au cours de laquelle lui et d’autres prisonniers subirent une brutalité innommable et furent témoins d’actes inhumains – et après l’hiver cruellement froid de 1944-45 qui obligeait les prisonniers à se servir des cadavres encore chauds comme couvertures – le camp fut libéré par les Russes, le 21 avril. Comme le continent européen tout entier était dans le chaos, il a fallu à mon père autour de deux mois pour retrouver son pays.
Pendant ce temps, au cours de ce dernier hiver, la situation aux Pays-Bas devenait de semaine en semaine plus désespérée – spécialement dans les villes. Il n’y avait pas de transport, pas d’électricité et, surtout, pas de nourriture. Dès le début de 1945 des gens ont commencé à mourir de faim. Les gens parlent encore aujourd’hui, avec une profonde gratitude, des paquets de nourriture largués du haut des airs par les Forces alliées (Opération «Manne») à la fin d’avril 1945. Et il y a encore plus de gratitude et d’émotion quand ils parlent des soldats canadiens qui ont risqué leur vie – et, dans plusieurs cas, payé le prix ultime – pour libérer les Pays-Bas. Ma mère était une des jeunes femmes qui sont entrées à Amsterdam montées sur des chars canadiens en ce jour de liesse du 5 mai 1945.
Toutefois, pour ma mère, le jour de la Libération était teinté de tristesse, car elle n’avait aucune idée du lieu où se trouvait son fiancé – elle ne savait même pas s’il était encore vivant. Lorsque mai fit place à juin, on crut que mon père ne reviendrait pas.
Le soir du 6 juin 1945, mon grand-père maternel – homme de peu de mots mais de fortes convictions chrétiennes (il était directeur d’école secondaire et touchait l’orgue à l’église le dimanche) – coupait avec une hachette de petits morceaux dans du bois qu’il avait chapardé, pour alimenter un poêle d’appoint et que sa femme puisse préparer des repas simples. La famille de ma mère vivait dans un appartement au centre d’Amsterdam. Un escalier long et raide conduisait à l’appartement et mon grand-père taillait le bois sur le palier. On sonna à la porte d’entrée, quelques étages plus bas, et mon grand-père tira la corde qui l’ouvrait. À son grand étonnement, ce fut mon père qui monta l’escalier – portant toujours l’uniforme rayé du camp de concentration et pesant environ 45 kilos alors qu’il mesurait 1 mètre 90. Je me rappelle comment ma bavarde grand-mère racontait souvent l’histoire du retour de mon père. À ce qu’on dit, lorsque mon papi aperçut mon père, il a commencé à donner des coups de hache sur la rampe d’escalier – du bois qu’il ne fallait pas couper – et il a crié à sa femme : «Vrouw, vrouw, Johan is terug», ce qui signifie «Ma femme, ma femme, Johan est de retour». Chaque fois que ma grand-mère racontait cette histoire, mon papi approuvait d’un signe de la tête.
Enfant, j’avais conscience que cette histoire du retour de mon père n’était pas le simple rappel d’une occasion spéciale. Pour mes grands-parents, c’était une profonde affirmation de foi. Celui qu’on croyait mort était vivant, et bien qu’ils ne l’aient pas dit aussi explicitement, je sais qu’ils voyaient clairement la main de Dieu dans ce retour inattendu.
J’aimerais pouvoir dire que tout alla bien après le retour de mon père. Ce ne fut pas le cas. Toute sa vie et jusqu’à ce jour, mon père est resté traumatisé, affligé de cauchemars et d’anxiété. Il a été dur pour lui de se rendre compte que les gens étaient incapables d’écouter ses histoires d’horreur et de douleur. Lorsque mon père racontait ses expériences dans le camp, on répondait généralement avec incrédulité ou bien par ces paroles: «Nous avons souffert aussi ici» – ce qui était tout à fait vrai car le pays tout entier – et l’ensemble du continent européen – était en ruines.
Il a fallu un certain temps avant que l’on comprenne que la souffrance subie dans les camps allemands dépassait les limites de l’imagination humaine. Des 23 jeunes gens qui faisaient partie du groupe illégal de mon père, lui seul a survécu. Au début des années quatre-vingt-dix, le nom de mon père fut ajouté à la liste des «Justes parmi les nations», reconnaissance attribuée par le Mémorial Yad Vashem, en Israël, aux non-juifs qui ont risqué leur vie pour sauver des Juifs durant l’Holocauste. Mes parents ont payé un lourd tribut en témoignage de leur foi – mais leurs enfants rendent grâce à Dieu parce qu’au moment de l’épreuve, ils ont fait ce qu’il fallait faire.
En ce jour, alors que nous rappelons le souvenir des victimes innocentes de l’Holocauste, espérons et prions pour que le monde ne revive jamais plus une telle horreur.