Repenser la notion d’universalité dans le judaïsme et ses implications

Dans le document romain «Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables», l’universalité pourrait être redéfinie comme une universalité inclusive, qui permettrait aux juifs et aux autres non-chrétiens de s’épanouir dans un monde racheté par le fait que chaque communauté trouve son propre lien unique avec le divin.

1. Introduction : Le Christ médiateur universel dans «Dons et appels»

Le document publié en décembre 2015 par la Commission du Vatican pour les relations religieuses avec les juifs, «‘Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables’: Réflexion sur les questions théologiques relatives aux relations entre catholiques et juifs à l’occasion du 50e anniversaire de Nostra Aetate (n° 4)», s’efforce de trouver un équilibre entre la notion d’«universalité» chrétienne et l’alliance durable de Dieu avec les juifs. Par exemple, dans la préface, il est indiqué que le document abordera «le rapport entre universalité du salut en Jésus Christ et affirmation que l’Alliance de Dieu avec Israël n’a jamais été révoquée»[1]. Au §25, on affirme:

Que sa volonté de salut est universelle est confirmé par les Écritures (cf. par ex. Genèse 12, 1-3 ; Isaïe 2, 2-5 ; 1 Timothée 2, 4). Il faut donc en conclure qu’il n’y a pas deux voies vers le salut, selon l’expression: «Les juifs suivent la Torah, les chrétiens suivent le Christ». La foi chrétienne proclame que l’œuvre de salut du Christ est universelle et s’étend à tous les hommes. La parole de Dieu est une réalité une et indivisible, qui prend une forme concrète dans chaque contexte historique particulier. (Cf. §33)

Une section entière du document, la section 5, est intitulée «Universalité du salut en Jésus Christ et Alliance non révoquée de Dieu avec Israël». Il répète explicitement que l’œuvre salvatrice du Christ a un impact sur l’humanité tout entière et ne peut être considérée comme excluant les Juifs:

[L]’Église et le judaïsme ne sauraient être présentés comme «deux voies de salut parallèles», et que l’Église doit «témoigner du Christ Rédempteur à tous» (n. I, 7). La foi chrétienne confesse que Dieu entend conduire tous les peuples au salut, que Jésus Christ est le médiateur universel du salut, et qu’«aucun autre nom sous le ciel n’est offert aux hommes, qui soit nécessaire à notre salut» (Actes 4, 12) (§35)… «[I]l ne peut y avoir deux voies de salut, puisque le Christ est venu sauver les gentils mais également les juifs» (§37).

Le thème de l’universalité chrétienne est également très présent dans la section 6, qui traite du mandat d’évangélisation de l’Église. Voir en particulier les §40, 42 et 43.

Il est clair, même à la lecture superficielle de ces passages, que la notion d’universalité chrétienne est difficile à harmoniser avec la croyance selon laquelle la communion divine avec Israël existe indépendamment en dehors du christianisme et est éternelle et ininterrompue. Ainsi, «Un autre point central doit continuer à être pour les catholiques la question théologique hautement complexe de savoir comment concilier de façon cohérente leur croyance dans la mission salvifique universelle de Jésus Christ avec l’article de foi selon lequel Dieu n’a jamais révoqué son alliance avec Israël» (§37). Dans ces passages, l’universalité chrétienne est essentiellement définie comme un salut «universel» exclusivement par Jésus-Christ et «impliquant toute l’humanité». En outre, la nouvelle alliance a rendu l’alliance d’Abraham «universelle» pour tous les peuples, et Israël sans l’Église «resterait trop particulariste» et pourrait ne pas être en mesure de «saisir l’universalité de son expérience de Dieu» (§33). Dieu, en se révélant en Christ, «s’est entièrement manifesté comme le Dieu de tous les hommes», puisque Jésus-Christ est le «médiateur universel du salut» (§35). Comme il ne peut y avoir qu’un seul chemin de salut et non deux, «le Christ est venu sauver les gentils mais également les juifs» (§37).

Bien que l’institutionnalisation de la mission auprès des juifs soit rejetée, les chrétiens devraient toujours confesser et proclamer «l’accomplissement de la volonté de salut universel de Dieu par Jésus Christ dans l’histoire» (§42) et que les juifs et les chrétiens sont considérés comme le «peuple de Dieu des juifs et des gentils unis dans le Christ» (§43).

Alors que les juifs demeurent l’objet de la faveur de Dieu par une alliance éternelle, l’implication de cette conception de l’universalité est qu’il s’agit en fin de compte de Dieu conduisant «tous les peuples au salut» par Jésus-Christ en tant que «médiateur universel du salut» (§35). Les juifs font donc partie de l’universalité de l’Église, mais ils n’ont pas encore atteint le but ultime de cette universalité, qui est de trouver le salut en Christ.

Du point de vue juif, cette notion particulière d’universalité peut paraître péjorative, condescendante, voire offensante, et semble comporter des éléments de triomphalisme et de supersessionnisme. Cependant, si nous retraçons le développement historique de l’idée d’«universalité», nous voyons que la version chrétienne triomphaliste de l’universalité peut en fait avoir ses racines dans le judaïsme.

2. Monothéisme et universalité

Certains chercheurs pensent qu’il est possible d’interpréter le premier monothéisme israélite comme contenant lui-même les germes du triomphalisme et du supersessionnisme. Par exemple, nulle part la Bible hébraïque ne reconnaît qu’un autre système religieux est aussi légitime que le monothéisme israélite ou qu’il participe à la diffusion de la connaissance du seul vrai Dieu. Les pratiques des autres nations sont considérées comme idolâtres, polythéistes, immorales et malavisées, comme le montre la sélection de versets suivante: «Lorsque tu entreras dans le pays que le Seigneur, ton Dieu, te donne, tu n’apprendras pas à imiter les pratiques odieuses de ces nations» (Deutéronome 18,9); «Elles imitaient les nations qui les entouraient et que l’Éternel leur avait interdit d’imiter. Ils ont rejeté tous les commandements de l’Éternel, leur Dieu; ils se sont fait des idoles de métal fondu...» (2 Rois 17,15-16); «Tous les dieux des peuples ne sont que des idoles» (Psaume 96,5).

En outre, l’alliance entre Dieu et Israël peut être considérée comme particulière à Israël et excluant les autres nations. Comme le note Hava Tirosh-Samuelson: «Certaines voix dans la Bible considèrent l’alliance avec Dieu comme exclusive, soulignant la dimension particulariste des relations d’alliance...»[2] Louis Jacobs reconnaît également que «certains Juifs ont parlé comme si le principal, sinon le total, intérêt de Dieu, pour ainsi dire, était avec ‘Son’ peuple»[3]. Jon Levenson note que l’étranger «peut être condamné comme une offense au seigneur universel qu’il ne reconnaît pas (...) ou il peut être considéré comme une personne à la dignité diminuée dont la vraie valeur ne peut être réalisée que par son choix de rejoindre le sous-groupe favorisé. (...) la tradition religieuse particulière aura tendance à s’identifier à l’humanité elle-même, et à impliquer la sous-humanité des étrangers (...)»[4] Cette déclaration concernant l’Israël biblique et les étrangers pourrait être relue comme l’attitude de l’Église triomphaliste envers les Juifs.

Même les textes qui peuvent refléter la monolâtrie prémonothéiste (c’est-à-dire le fait de n’avoir qu’un seul Dieu tout en reconnaissant l’existence d’autres dieux) ne font guère plus qu’accepter l’existence de ces autres dieux; jamais on ne loue ces divinités ou ne leur attribue le pouvoir et les normes éthiques associés au Dieu d’Israël. Par exemple, on déclare en Exode «Qui est comme toi, Seigneur, parmi les cieux?» (15,11) et «Tu n’auras pas d’autres dieux que moi» (20,3). De même, dans la déclaration qui est devenue le Chema, le Deutéronome ordonne: «Écoute, Israël! Le Seigneur est notre Dieu, le Seigneur seul» (6,4). Jeffrey Tigay note qu’il ne s’agit pas «d’une déclaration de monothéisme. (...) bien que d’autres peuples vénèrent divers êtres et choses qu’ils considèrent comme divins, Israël doit reconnaître YHVH seul»[5]. Ces versets peuvent impliquer que d’autres dieux existent mais aucune valeur ne leur est attachée. Un autre bibliste déclare que «la question n’est pas de savoir s’il n’y a qu’un seul elohim, mais s’il y a un autre elohim comme YHVH»[6]. Même dans le cas de la monolâtrie israélite, le Dieu d’Israël est toujours incomparable et suprême, ce qui pourrait également être interprété comme un point de vue triomphaliste.

En outre, le monothéisme israélite peut être considéré comme triomphaliste en définissant que le destin ultime des autres nations sera inévitablement de reconnaître la singularité du Dieu d’Israël. Le Psaume 67,4 attend avec impatience le moment où «tous les peuples te loueront». De même, le Psaume 86,9 proclame: «Toutes les nations que tu as faites viendront se prosterner devant toi, Seigneur, et elles rendront honneur à ton nom». Alors que les autres nations n’acceptent pas actuellement le Dieu unique d’Israël, dans un avenir glorieux, elles en viendront à réaliser la vérité singulière du monothéisme israélite. Ainsi, le concept d’«universalité» dans le Tanakh peut être défini comme la croyance que l’histoire humaine trouvera son aboutissement lorsque toutes les nations seront les adeptes de son enseignement monothéiste particulier. L’universalité hébraïque implique également que devenir monothéiste tel que défini par le Tanakh est supérieur au fait de rester polythéiste (ou chrétien), puisque seul le monothéisme israélite est considéré comme un idéal universel. Cela a peut-être été le fondement de la notion ultérieure d’universalité chrétienne, dans laquelle l’idéal est que le salut soit étendu à toutes les nations par le Christ.

Les juifs qui s’opposent à la notion chrétienne d’universalité doivent garder à l’esprit que le monothéisme israélite a une conviction similaire, à savoir que tout le monde est destiné à devenir disciple du Dieu d’Israël. En substance, les monothéismes juif et chrétien peuvent être tous deux considérés comme triomphalistes et visant à supplanter toutes les autres croyances non monothéistes. Nicholas de Lange définit cette universalité triomphaliste de la manière suivante: «Il n’y a qu’un Dieu pour tous les humains et, même s’ils ne le reconnaissent pas maintenant, ils le feront un jour»[7]. Jacob Neusner note également que «la logique du monothéisme (...) n’offre que peu de base pour tolérer les autres religions»[8]. David Horell insiste sur le fait que dans le concept chrétien d’universalité triomphaliste, «tout le monde peut vivre ensemble en paix et dans la tolérance, tant que c’est sous le parapluie du système de valeurs et de pratiques que nous déterminons et imposons»[9]. Jon Levenson suggère qu’«une autre compréhension de l’‘universalisme’ pourrait nous apprendre que dans quelque future consommation, la diversité humaine disparaîtra complètement ou se soumettra en permanence une structure qui l’englobera totalement»[10]. Le pape François a récemment fait ces commentaires sur l’islam et le christianisme: «Il est vrai que l’idée de conquête est inhérente à l’âme de l’Islam. Cependant, il est également possible d’attribuer la même idée de conquête à l’objectif de Jésus lorsque, dans l’Évangile de Matthieu, il envoie ses disciples vers toutes les nations»[11].

3. L’universalité inclusive

D’autre part, il existe une autre perspective dans le monothéisme israélite qui présente des aspects de ce que j’appellerais une «universalité inclusive». L’universalité inclusive est plus ouverte et accepte la légitimité d’autres personnes qui ont des rapports avec le divin d’une manière différente de celle d’Israël. Louis Jacobs reconnaît que le judaïsme maintient un équilibre délicat entre universalisme et particularisme dans l’alliance avec Israël, mais il insiste sur le fait que «dans l’affirmation même du choix d’Israël par Dieu, l’idée universaliste est implicite. (...) un Dieu universel, au sens de celui qui se préoccupe également de tous les peuples de la terre, ne choisit pas un peuple particulier pour réaliser une partie du dessein qu’il avait en créant les nations du monde, à moins qu’on reconnaisse qu’il a un dessein spécial pour chacun des peuples de la terre»[12]. Nicolas de Lange note que le fait que «la Bible commence avec la création du monde et de l’humanité au lieu de raconter les débuts du peuple peut être utilisé comme une illustration de la centralité de l’universalisme dans le judaïsme (...) La Bible est pleine de rappels aux juifs que leur Dieu est le Dieu de toutes les nations»[13]. Jon Levenson se concentre également sur l’universalité de la création:

Le fait de placer l’histoire de la création cosmique par Dieu (elohim) au début de la Bible entière (Genèse 1,1–2,3) établit un horizon universel pour l’histoire particulière d’Israël (...) les hommes et les femmes, créés ensemble, existent sur une terre aride non différenciées. Aucun endroit sur terre ne peut prétendre au statut prestigieux de primordialité (...) Tous les peuples sont créés égaux à l’image divine. Les récits de création constituent un solide fondement à une doctrine juive de la solidarité humaine (…)[14]

En fait, Levenson insiste également sur le fait que le récit de la création «présente l’humanité comme étant primordialement monothéiste»[15], mais que cette forme de monothéisme n’est pas israélite. Ce que cela signifie pour Israël, c’est qu’il n’est pas le premier peuple à être monothéiste, ni à détenir la seule conception légitime du monothéisme, mais qu’il est le peuple choisi pour ramener l’humanité, faite tout entière à l’image de Dieu, au monothéisme pré-Israélite original qui existait avant que l’humanité ne commence à retomber dans l’idolâtrie.

Pourtant, si le retour au monothéisme universel originel est le but de toute l’humanité, cela pourrait néanmoins impliquer que toutes les nations, y compris Israël, doivent renoncer à leur caractère unique et à leur identité distincte et devenir indistinctes. Cependant, certains universitaires insistent sur le fait que le Tanakh considère que chaque nation conserve son caractère unique en devenant à nouveau monothéiste à la fin des temps. Levenson affirme qu’«Israël ne disparaît pas dans une humanité indifférenciée. Au contraire, lui et les nations survivent, maintenant centrés seulement sur le service de YHVH, le créateur, roi et rédempteur universel...». En fait, Levenson considère que le concept d’une humanité indifférenciée à la fin des temps est destructeur pour la nature même et le caractère unique du judaïsme et du christianisme[16]. Michael Walzer, en analysant l’universalité à la fin des temps dans Isaïe 2, se concentre sur le verset 4: «Ainsi il jugera parmi les nations et arbitrera pour les nombreux peuples». Ce verset suppose qu’il y aura des différences et même des disputes entre les différentes cultures qui survivront dans le monde à venir. En fait, il y aura toujours des conflits en raison de leurs dissemblances et leurs manières diverses de comprendre Dieu, mais ils seront résolus immédiatement par un juge divin[17].

4. Opinions rabbiniques

Si l’on se tourne vers le judaïsme rabbinique classique, on peut également trouver une universalité à la fois triomphaliste et inclusive. Alan Segal souligne que certains juifs «ont refusé la possibilité que certains gentils puissent être sauvés en tant que gentils, et qu’ils n’accepteraient même pas de gentils dans la foi israélite»[18]. Rabbi Akiva est associé à l’interdiction pour les gentils d’étudier la Torah[19]. Dans le TBab Sanhedrin 105a, le rabbin Eliézer insiste sur le fait que les gentils ne seront pas autorisés à entrer dans le monde à venir, réservant ainsi le point culminant de l’histoire humaine exclusivement aux juifs. Le judaïsme rabbinique, comme la société romaine dans laquelle il s’est développé, a peut-être été «convaincu que le ciel l’avait choisi pour gouverner le monde». Ni l’un ni l’autre ne pouvait accepter avec équanimité quelque remise en question de sa prétention[20]. Ironiquement, les rabbins ont peut-être intégré l’universalité triomphaliste de Rome dans leur propre pensée.

On peut trouver une position intermédiaire entre l’universalité triomphaliste et l’universalité inclusive dans les sources rabbiniques qui affirment que la Torah est accessible à tous. Le fait que le judaïsme rabbinique ait développé un processus formel par lequel un non-juif pouvait se convertir au judaïsme est un aspect de l’universalité rabbinique. Il n’est pas nécessaire d’être né en Israël, mais on peut rejoindre Israël par la conversion, ce qui souligne que la Torah n’était pas destinée exclusivement aux juifs de naissance. En fait, la Mekilta de R. Ishmael déclare que la Torah a été donnée «dans le désert, publiquement et ouvertement, dans un lieu libre pour tous; tous ceux qui voulaient l’accepter pouvaient venir et l’accepter»[21]. Marc Hirshman note que «la Torah est disponible à tous ceux qui viennent au monde. Elle demeure en place, à la disposition de tous. La Torah est le test décisif pour toute l’humanité, et pas seulement pour les Juifs»[22]. En fait, le païen qui observe la Torah sans se convertir en reçoit encore le mérite et «entrera aux portes du paradis»[23]. Hirshman qualifie cette attitude accueillante envers les païens d’universalisme rabbinique; mais si elle est admirable, elle est loin d’inclure l’universalité. L’ultime «test décisif» de la valeur reste la Torah, qui, bien que destinée au monde entier, est devenue la propriété d’Israël. Cette notion selon laquelle le monde entier doit «venir à la Torah» pour être méritant aux yeux de Dieu n’est pas très différente de l’opinion triomphaliste chrétienne selon laquelle tous doivent «venir à Jésus» pour avoir le salut.

Cependant, un sens plus développé de l’universalité inclusive apparaît également dans les sources rabbiniques. La doctrine des commandements de Noé, l’enseignement rabbinique selon lequel Dieu a fait une alliance avec toute l’humanité composée de sept commandements qui ont précédé la révélation au Sinaï, comporte un élément d’universalité inclusive. La signification de cette doctrine réside dans son insistance sur le fait que tous les êtres humains peuvent participer à une relation d’alliance avec Dieu sans avoir besoin d’être membre d’Israël et peuvent atteindre les vertus de la moralité et de la justice sans avoir à observer pleinement la Torah.

L’universalité inclusive apparaît aussi dans la littérature rabbinique lorsqu’il est question du résident. La communauté rabbinique accueille les étrangers résidents en son sein, à condition qu’ils participent à l’observation de certains des commandements de la Torah au-delà des lois de Noé, comme la circoncision et les lois sur la pureté et la nourriture. Ces gentils vivant parmi les juifs n’étaient pas tenus de se convertir au judaïsme, mais seulement de s’acculturer à certaines observances communautaires. Ainsi, que ce soit par l’observance des lois de Noé ou en devenant des résidents, les rabbins ont reconnu qu’il «existait des justes parmi les gentils et qu’ils faisaient partie du plan de Dieu sans conversion»[24].

Trois derniers exemples illustrent les aspects de l’universalité inclusive dans le judaïsme rabbinique. Le Talmud Yerushalmi Avodah Zarah 2,1 exprime l’opinion que «le stade ultime de l’humanité comprendra à la fois le judaïsme et le noachisme»; plutôt que d’exiger des païens qu’ils dépassent les lois de Noé pour observer pleinement la Torah et se convertir, ils sont autorisés à participer au point culminant ultime de l’humanité dans leur statut actuel[25]. Dans une réfutation de Rabbi Eliezer interdisant aux païens d’accéder au monde à venir, Rabbi Joshua insiste sur le fait que les gentils «qui n’ont pas oublié Dieu» et sont donc justes seront acceptés dans le monde à venir (TBab Sanhedrin 105a). Tant que les gentils ont une conscience du divin dans le monde créé, ils doivent être accueillis dans le monde à venir. Enfin, l’Avot de R. Natan 35 se termine par une déclaration de Rabban Shimon ben Gamliel: «À l’avenir, Jérusalem sera le lieu de rassemblement de toutes les nations et de tous les royaumes, comme il est dit: ‘Toutes les nations s’y rassembleront, au nom de l’Éternel, à Jérusalem’» (Jérémie 3,17). Si nous appliquons l’universalité inclusive à ce texte, il enseigne que les nations peuvent exister côte à côte avec Israël dans une création renouvelée qui permet la variété distinctive de l’humanité unie dans ses diverses façons de reconnaître le divin. S’il est vrai que le cadre est Jérusalem, le symbole même du judaïsme, les nations sont les bienvenues telles qu’elles sont.

5. Conclusion

De tels sentiments révèlent qu’il est possible pour le judaïsme d’accepter la notion d’un monde racheté dans lequel tous les peuples sont aussi dignes les uns que les autres tels qu’ils sont et quelle que soit la manière dont ils expriment leur lien avec le divin. Permettez-moi également de suggérer que le terme «universalité» dans «Dons et appels» pourrait être redéfini à l’avenir comme une universalité inclusive, qui permettrait aux juifs et aux autres non-chrétiens de s’épanouir dans un monde racheté par le fait que chaque communauté trouve son propre lien unique avec le divin. Si le judaïsme et le christianisme pouvaient encourager tous les peuples dans leur manière propre de comprendre la transcendance, cela pourrait également être considéré comme un accomplissement du commandement de Jésus de «faire de toutes les nations des disciples» dans Matthieu 28,19. Si le judaïsme rejette l’universalité triomphaliste chrétienne, qui insiste sur le fait que la seule voie de salut pour l’humanité passe par le Christ, alors le judaïsme doit également rejeter sa propre universalité triomphaliste dans laquelle la seule voie de salut passe par la Torah et la conversion au judaïsme.

Le but n’est pas que toute l’humanité soit unie dans une homogénéisation indifférenciée, sans différences ethniques ou religieuses. L’universalité inclusive permet d’envisager avec optimisme un avenir dans lequel tous sont les bienvenus pour participer aux traditions des autres, mais qui considère également chaque peuple ou communauté distincte comme intrinsèquement digne dans sa conception unique du divin. Le judaïsme et le christianisme ont encore du mal à définir leur rôle dans l’apogée de l’histoire humaine, mais peut-être qu’en réinterprétant le sens de l’universalité, nous nous rapprocherons de cette fin.

[1] Toutes les citations proviennent de la version française disponible sur le site du Vatican: http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/chrstuni/relations-jews-docs/rc_pc_chrstuni_doc_20151210_ebraismo-nostra-aetate_fr.html

[2] Hava Tirosh-Samuelson, “A Jewish Perspective on Religious Pluralism,” Macalester International 8 (2000), p. 77.

[3] Louis Jacobs, A Concise Companion to the Jewish Religion (New York: Oxford University Press, 1999), p. 570.

[4] Jon D. Levenson, “The Universal Horizon of Biblical Particularism,” dans Dana de Priest (éd.), Ethnicity and the Bible, (Leiden: Brill, 2002), p. 144.

[5] Jeffrey Tigay, The Jewish Publication Society Commentary to Deuteronomy (Philadelphia: Jewish Publication Society, 1996), p. 76.

[6] John McKenzie, “Aspects of Old Testament Thought,” dans Raymond E. Brown, Joseph A. Fitzmyer, et Roland E. Murphy (éd.), The New Jerome Biblical Commentary (Upper Saddle River, NJ: Prentice Hall, 1990), p. 1287.

[7] Nicholas de Lange, An Introduction to Judaism (Cambridge, UK: Cambridge University Press, 2010), p. 32.

[8] Jacob Neusner et Bruce Chilton (éd.), Religious Tolerance in World Religions (West Conshohocken: Templeton Press, 2008), p. 61.

[9] David Horell, “The West’s Christian World View is a Hindrance to Peaceful Co-existence,” https://theconversation.com/the-wests-christian-world-view-is-a-hindrance-to-peaceful-co-existence-58350.

[10] Levenson, op. cit., p. 145.

[11] “Islam and Christianity Both Have ‘Idea of Conquest,’ Says Pope Francis,”  http://www.sltrib.com/home/3900882-155/islam-and-christianity-both-have-an.

[12] Jacobs, op. cit.

[13] de Lange, op. cit., p. 34.

[14] Levenson, op. cit., p. 144-145.   

[15] Ibid., p. 148.

[16] Ibid, p. 167-168.

[17] Michael Walzer, “Universalism and Jewish Values,”  https://www.carnegiecouncil.org/publications/archive/morgenthau/114.html.

[18] Alan Segal, “Universalism in Judaism and Christianity,” dans Engberg-Pedersen (éd.), Paul in His Hellenistic Context,” Troels, (Edinburgh: T & T Clark, 1994), p. 4.

[19] Voir Marc Hirshman, “Rabbinic Universalism in the Second and Third Centuries,” Harvard Theological Review 93:2 (2000), p. 115.

[20] Ibid., p. 113.

[21] Jacob Lauterbach, Mekilta de Rabbi Ishmael Bahodesh 1 (Philadelphia: The Jewish Publication Society, 2004), p. 198.

[22] Hirshman, op. cit., p. 107.

[23] Ibid., p. 108.

[24] Segal, op. cit., p. 29.

[25] Voir Yosef Green, “Universalism and/or Particularism,” Jewish Bible Quarterly 30:1 (2002), p. 6.

Remarques de l’éditeur

Ruth SANDBERG, Ph.D. est professeure titulaire de la chaire Leonard et Ethel Landau en études rabbiniques et directrice du programme d’Études judéo-chrétiennes et de la M.A. en Leadership interreligieux au Collège Gratz (Melrose Park, PA). Cet article est issu de la «Consultation sur les nouvelles déclarations concernant la relation entre chrétiens et juifs» organisée par l’Université Saint-Joseph (Philadelphie) en février 2016.
Source : Studies in Christian Jewish Relations 12, No 1 (2017) 1-8. Traduit de l’anglais par J. Duhaime.