Regards sur Jésus chez les Juifs d’Aujourd’hui

Comment un écrivain religieux juif peut-il aborder Jésus et son enseignement de façon positive après le long passé antisémite du christianisme, surtout du Moyen Âge à l’époque moderne, qui a culminé dans la tragédie de l’Holocauste?

Regards sur Jésus chez les Juifs d’Aujourd’hui

John T. Pawlikowski, OSM, Ph.D.

John Pawlikowski est professeur d’éthique sociale à la Catholic Theological Union de Chicago et directeur du Programme des études catholiques et juives de cette institution. Il est Président du Conseil international des chrétiens et des Juifs (Martin Buber Haus, Heppenheim, Allemagne). Texte traduit par Pierrot Lambert et Jean Duhaime.

Comment un écrivain religieux juif peut-il aborder Jésus et son enseignement de façon positive après le long passé antisémite du christianisme, surtout du Moyen Âge à l’époque moderne, qui a culminé dans la tragédie de l’Holocauste? Comme Eugene Borowitz, l’un des grands théologiens juifs contemporains, me le confiait au cours d’un congrès il y a quelques années, il serait bien difficile de trouver cent Juifs intéressés à un débat théologique à propos de Jésus.

Malgré le blocage psychologique que la personne et le message de Jésus suscitent toujours dans de nombreux milieux juifs, quelques universitaires et artistes juifs contemporains ont soulevé, depuis un siècle, la « question de Jésus », si je peux m’exprimer ainsi. Matthew Hoffman a publié récemment From Rebel to Rabbi: Reclaiming Jesus and the Making of Modern Jewish Culture (Le rebelle devenu rabbin : l’appropriation de Jésus et le façonnement de la culture juive moderne)1. Cet ouvrage constitue une excellente introduction à l’intérêt nouveau envers Jésus qui est apparu dans les débuts du judaïsme réformé et dans le mouvement identitaire culturel yiddish (assez souvent séculier dans son orientation) à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècles.

Un des aspects intéressants de cette réappropriation juive de Jésus au début de l’époque moderne réside dans sa dimension résolument antichrétienne. Elle visait à « rescaper » Jésus des déviations dont il aurait été victime au sein du christianisme. Certains écrivains et artistes juifs de l’époque (Chagall, par exemple) dépeignent un Jésus qui assume les souffrances du peuple juif dans l’ensemble de l’histoire chrétienne. Certains de ces auteurs juifs estimaient également qu’en s’appropriant le fondateur du christianisme, manifestement la religion dominante de la société occidentale, on favoriserait une plus grande intégration de la communauté juive dans cette société, ce qui constituait l’un des grands objectifs de ces écrivains juifs réformés et yiddishs. Mais leurs initiatives ont suscité une opposition considérable au sein de la communauté juive, notamment chez les Juifs orthodoxes et chez les écrivains yiddishs qui cherchaient à focaliser la quête d’une identité juive moderne sur le rétablissement d’un État politique juif en Palestine.

Ces premiers efforts de réappropriation de Jésus et de ses enseignements pour la communauté juive ont été largement occultés par le judaïsme contemporain. En rétrospective, nous pouvons dire que ces initiatives ont eu à la fois des répercussions positives et négatives. Elles ont fait ressortir la judéité fondamentale de Jésus à une époque où la plupart des spécialistes chrétiens de la Bible, dans le sillage des grands exégètes allemands, cherchaient à couper tout lien positif entre Jésus et la tradition religieuse juive et affirmaient que l’arrivée de Jésus marquait la fin du judaïsme. Les études juives modernes ont suscité des recherches exploratoires chez certains universitaires chrétiens, qui ont fini par provoquer un revirement total de la pensée chrétienne sur cette question, comme en témoignent maints exégètes aujourd’hui, notamment le cardinal Carlo Martini, s.j., de même que les Notes pour une présentation correcte des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l"Église catholique, publiées en 1985 par la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme à l’occasion du vingtième anniversaire de la Déclaration Nostra aetate au Concile Vatican II.

Les critiques de l’antisémitisme étaient au cœur de la perspective proposée par ces écrivains juifs qui s’intéressaient à Jésus en tant que Juif; elles ont également commencé à interpeller la conscience chrétienne à propos de l’histoire de l’antisémitisme au sein des Églises. Le regretté Jean-Paul II, dans plusieurs de ses écrits, a qualifié l’antisémitisme de « péché ».

Venons-en aux répercussions négatives. Le rejet subséquent par la communauté juive mondiale de ce premier effort moderne de réappropriation du Jésus juif comme composante de la création d’une identité religieuse et culturelle juive moderne et de la promotion d’une intégration juive au sein de la société libérale a eu pour conséquence la disparition de la « question juive » de l’ordre du jour des recherches juives et des tribunes publiques juives. L’Holocauste a également joué un rôle majeur à cet égard. De là le commentaire de M. Borowitz que j’ai mentionné plus haut.

Même Dabru Emet (Disons la vérité), le document juif d’avant-garde sur le christianisme signé par deux cents universitaires et rabbins juifs, ne fait aucune mention de Jésus. Interrogé à propos de cette omission lors d’une conférence internationale à l’Université de Cambridge, peu après la publication de Dabru Emet en l’an 2000, l’un de ses auteurs, le Dr Michael Signer, de l’Université de Notre Dame, a répondu que le temps n’était pas encore mûr, du côté juif, pour que la « question de Jésus » soit abordée.

Certains universitaires juifs commencent à briser la barrière du silence au sujet de Jésus, barrière qui persiste depuis au moins un demi-siècle. Geza Vermes, de l’Université d’Oxford, a produit une trilogie rédigée en langage populaire, où il montre les racines juives des enseignements de Jésus rapportés dans les Évangiles. Le volume le plus récent de la trilogie s’intitule The Religion of Jesus the Jew (La religion de Jésus le Juif)2. Une bibliste américaine, Amy-Jill Levine, a publié un ouvrage où elle présente Jésus comme un Juif s’adressant aux Juifs et amorçant un mouvement de réforme dans ce qui était alors le vaste monde du judaïsme, et non pas une communauté religieuse entièrement nouvelle3. Plusieurs chercheurs juifs ont dépassé la question du contexte juif des enseignements de Jésus pour proposer une évaluation pénétrante des dimensions théologiques de la christologie qui s’est développée à partir de ces enseignements. Dans une étude stimulante qui vient d’être publiée, Opening the Covenant: A Jewish Theology of Christianity (Ouvrir l’alliance – Une théologie juive du christianisme)4, le Dr Michael Kogan soutient que les Juifs doivent voir dans la tradition christologique qui s’est développée autour de Jésus une appropriation authentique du mystère absolu et incompréhensible de la présence de Dieu, en parallèle à l’appropriation juive, tout aussi authentique, de cette présence divine. Et le Dr Elliot Wolfson a exploré les liens possibles entre la christologie de l’incarnation et l’importance accordée à l’incarnation dans certains textes mystiques juifs de la même époque.

D’autres chercheurs juifs, tels que le théologien orthodoxe Irving Greenberg, qui est l’un des érudits juifs les plus créatifs dans le développement du dialogue entre chrétiens et Juifs ces dernières années et qui a été à l’avant-garde de la nouvelle pensée juive concernant Jésus et le christianisme, parle de Jésus comme d’un « Messie raté », mais non d’un « faux Messie ». Au premier abord, l’expression « Messie raté » peut paraître très négative pour des chrétiens. Mais chez Greenberg et chez le Dr Byron Sherwin de l’Institut d’études juives Spertus de Chicago qui l’utilise également pour parler de Jésus, cette expression se veut une évaluation très positive de l’œuvre de Jésus. Ils estiment tous deux que Jésus a beaucoup fait pour promouvoir la vision messianique qui est partie intégrante du judaïsme, même s’il n’a pas pu, dans sa courte vie, inaugurer pleinement l’ère messianique. Une telle perspective en fait est assez proche du langage chrétien du « déjà là, mais pas encore », souvent utilisée aujourd’hui pour décrire le royaume messianique inauguré par Jésus.

Le mouvement le plus récent à propos de la « question de Jésus » dans le judaïsme comprend un réexamen complet des idées reçues concernant le schisme entre le judaïsme et le christianisme. Un nombre croissant de chercheurs chrétiens et juifs (par ex., Daniel Boyarin) présentent les rapports entre l’Église et la Synagogue sous un jour tout à fait nouveau. Dans cette perspective, Jésus et une grande partie de l’Église (la majeure partie, peut-être) sont demeurés entièrement intégrés dans un cadre juif pendant plusieurs siècles. Même le « culte du Christ » n’est pas perçu comme totalement contraire à une appartenance continue à la vaste tente de la communauté juive. Dans cette perspective, exprimée récemment dans des ouvrages tels que The Ways that never Parted (Les voies qui ne se sont jamais séparées)5, et Jewish Christianity Reconsidered: Rethinking Ancient Groups and Texts (Le christianisme juif revisité – Un réexamen des groupes et des textes anciens)6, Jésus, de même qu’une partie importante de la première communauté chrétienne, seraient restés étroitement attachés au judaïsme. Les chercheurs juifs au sein de ce nouveau groupe de spécialistes considèrent Jésus comme un leader juif important, cherchant à promouvoir une réforme, à l’instar d’autres grands leaders juifs de son époque.

La « question de Jésus » revient donc en force dans les débats de certains cercles juifs, de manière encore plus marquée qu’il y a à peine une décennie. La nouvelle quête juive de Jésus se déploie cependant davantage en collaboration avec les recherches chrétiennes qu’à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècles. Où ces explorations mèneront-elles? Nul ne saurait le prédire.

Notes
  1. Palo Alto (CA), Stanford University Press, 2007.
  2. London, SCM Press, 1993.
  3. The Misunderstood Jew, New York, HarperCollins, 2006.
  4. New York, Oxford University Press, 2008.
  5. Sous la direction de Adam H. Becker et Annette Yoshiko Reed, Tubingen, Mohr Siebeck, 2003.
  6. Sous la direction de Matt Jackson-McCabe, Minneapolis, Fortress Press., 2007.