Quelques représentations de la relation fondamentale entre Juifs et Chrétiens
John PAWLIKOWSKI. o.s.m
Le Père John PAWLIKOWSKI O.S.M., il enseigne au Catholic Theological Union (CTU) de Chicago. Il dirige aussi le programme d"études judéo-chrétiennes du " Centre Cardinal Bernardin " du CTU. Il est, depuis le printemps 2002, président du " Conseil International des Chrétiens et des Juifs " (ICCJ). Ce texte est extrait de la transcription d"une intervention faite le 1er février 2004 à Lyon-Écully (France) lors d"une session de formation organisée par le Comité Épiscopal pour les Relations avec le Judaïsme et le Service Information et Documentation Juifs et Chrétiens (Paris). [Révision du texte et sous-titres par Jean Duhaime].
Permettez-moi de partager quelques perspectives sur le dialogue judéo-chrétien que je pense importantes pour la discussion au point où nous en sommes aujourd"hui. L"un des sujets de réflexion qui est en ce moment à l"étude est le suivant : comment nous représentons-nous ou comment comprenons-nous la relation fondamentale entre Juifs et Chrétiens, entre le judaïsme et le christianisme ?
Je suis persuadé que la plupart d"entre vous sont conscients de la façon négative dont les chrétiens ont dépeint le judaïsme au cours des siècles et parfois dont le judaïsme a, en retour, répondu avec un portrait aussi négatif du christianisme. Heureusement, nous pouvons remiser ces images aux archives de l"histoire.
Depuis que nos relations ont pris un tour nouveau, amené par " Nostra Aetate " et d"autres déclarations en provenance des Eglises de la Réforme, nous avons vu l"émergence de nouvelles façons de considérer la relation entre Juifs et Chrétiens.
Certains des efforts entrepris initialement pour considérer les relations de manière plus positive, ont porté sur la manière de les décrire comme: " religion-mère " et " religion-fille ", " frère aîné et frère cadet ", etc. Cela, sans doute, a eu un effet plus positif que les considérations faites par le christianisme des siècles passés. Mais ces efforts rencontrent certaines limites et nous les identifions en particulier dans les milieux de la recherche exégétique d"aujourd"hui. Ces considérations impliquent toutes une relation plus linéaire entre judaïsme et christianisme, l"un tirant parti de l"autre. Beaucoup d"érudits, juifs ou chrétiens, se demandent maintenant si cette image linéaire de la relation est vraiment la plus adéquate. Ils supposent que, peut-être, nous devrions nous tourner davantage vers une compréhension plus parallèle de l"émergence du judaïsme et du christianisme, pour ce que nous savons de ces deux traditions religieuses aujourd"hui. Je vais y revenir dans un moment.
Une ou deux Alliances ?
L"Alliance Unique
A part le fait de qualifier les deux religions de " mère et fille " ou de " frère aîné et frère cadet ", les désignations les plus populaires de la relation pendant ces dernières décennies, ont été de dire qu"une unique Alliance unissait les deux religions ou de dire qu"il s"agissait d"une double Alliance.
La notion d"Alliance Unique, qui a peut-être été la plus répandue à l"intérieur du dialogue judéo-chrétien, est certainement celle qui a le mieux souligné les différences les plus profondes et les plus significatives des deux traditions religieuses. Mais c"est aussi celle qui met le plus l"accent sur l"unité plutôt que sur la diversité. L"unité qu"elle définit, est ainsi automatiquement enracinée dans une interprétation disant que les deux traditions appartiennent à une seule Alliance qui se poursuit. Bien qu"il y ait plusieurs sortes de points de vue sur cette Alliance Unique, cette notion tend à comprendre le christianisme comme étant entré dans une alliance déjà préétablie entre Dieu et le peuple juif. Dans cette perspective, Jésus Christ représenterait le point d"entrée pour les non-juifs dans cette Alliance éternelle, tandis que les chrétiens interprèteraient cette Alliance éternelle de manière différente des juifs. Néanmoins, ceci étant posé, elle reste une même Alliance.
La Double Alliance
La théorie de la Double Alliance, suivie par de nombreux chercheurs, dont moi-même, mais également par le théologien allemand Franz Mussner, admet que juifs et chrétiens partagent un lien enraciné dans la notion d"une Alliance éternelle établie à l"origine entre Dieu et le peuple juif. Il n"y a pas tant de différences avec la théorie de l"Alliance unique, mais cette théorie tend à insister sur la diversité plutôt que sur l"unité. La diversité apparaît vraiment dans la nouvelle compréhension de la relation entre Dieu et le peuple qui est venu à la suite de Jésus-Christ. En général, cette interprétation n"insiste pas particulièrement plus sur le messianisme de Jésus Christ que sur son incarnation.
Dans la théorie de l"Alliance Unique, bien des gens ont considéré la théorie de la Double Alliance de façon négative, en disant qu"elle présente deux voies distinctes de salut, ce qui d"un point de vue chrétien est inacceptable. En général, cela a été le cas du Vatican pour ce qui concerne le dialogue judéo-chrétien, en comptant des membres importants de la Curie comme le Cardinal Ratzinger.
Le document Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétienne
Mais, très récemment, quelques éléments laisseraient penser que le Cardinal Ratzinger pourrait revoir légèrement sa position, parce qu"il semble admettre un chemin quelque peu distinct et séparé de salut pour le peuple juif. Toutefois nous ne voyons pas tout à fait clairement s"il exige encore, qu"à la fin des temps, la reconnaissance du Christ en tant que Sauveur, soit aussi demandée aux juifs pour qu"ils aient la joie éternelle en Dieu. Le long texte édité récemment par la Commission biblique pontificale sur Le peuple juif et ses Saintes Écritures dans la Bible chrétien semble aller aussi dans cette direction. Dans ce document, il y a deux affirmations qui, quoique présentées de façon un peu ambiguë, semblent indiquer néanmoins la reconnaissance d"une voie distincte de salut pour le peuple juif.
- - Dans un paragraphe, la Commission biblique pontificale dit que l"espérance messianique du peuple juif n"est pas vaine1 . Bien que j"eusse préféré que cela soit exprimé de manière plus positive, on semble bien ici reconnaître l"authenticité de l"espérance messianique juive sans aucune relation directe et explicite à Jésus Christ.
- - Dans un autre paragraphe, la Commission biblique pontificale indique que, lorsque le Messie des juifs viendra, il aura quelques traits de Jésus Christ 2. Encore une fois, ceci n"est pas des plus clairs, et du point de vue juif, ce n"est pas la plus positive reconnaissance du messianisme juif. Mais néanmoins, du point de vue théologique chrétien cela semble ouvrir des perspectives différentes pour considérer le Messie des juifs comme ne découlant pas nécessairement de la messianité de Jésus Christ.
- Dans un autre paragraphe, la Commission biblique pontificale indique que, lorsque le Messie des juifs viendra, il aura quelques traits de Jésus Christ . Encore une fois, ceci n"est pas des plus clairs, et du point de vue juif, ce n"est pas la plus positive reconnaissance du messianisme juif. Mais néanmoins, du point de vue théologique chrétien cela semble ouvrir des perspectives différentes pour considérer le Messie des juifs comme ne découlant pas nécessairement de la messianité de Jésus Christ.
Bien sûr, nous devons attendre pour voir comment vont être reçues les affirmations de ce document dans l"Église en général. Une conférence s"est tenue à Washington, D.C., voici un an à peu près, sous les auspices du Centre Jean Paul II à Washington, au cours de laquelle un groupe de chercheurs catholiques essentiellement néo-conservateurs, ont fermement condamné ce texte, et parmi eux se trouvait un nouveau membre américain de la Commission biblique pontificale.
Donc une incertitude demeure sur la façon dont ce document sera effectivement reçu, mais il faut préciser que ce texte vient de la Commission directement contrôlée par le Cardinal Ratzinger. Et le Cardinal Ratzinger en a écrit une préface élogieuse, bien que n"y faisant aucune allusion explicite à ces deux paragraphes. Donc, la forte opposition à la notion de double Alliance, qui a existé à l"intérieur du Vatican, semble être en voie de modération.
Vers une autre définition
Un schisme malheureux ?
D"autres ont dit que ni la théorie de l"Alliance unique, ni celle de la double Alliance ne conviennent pour définir la relation judéo-chrétienne, et ils ont suggéré que, peut-être, nous devrions nous tourner vers une autre définition.
Une de ces interprétations a été proposée par le Cardinal Carlo Martini qui est, comme vous le savez, l"ancien archevêque de Milan, et qui, maintenant à la retraite, fait des études bibliques pour son propre compte. Le Cardinal Martini a écrit : " A l"origine le christianisme est profondément enraciné dans le judaïsme. Sans un sentiment sincère pour le modèle juif et une expérience directe de cela, dit-il, on ne peut pas comprendre le christianisme. Jésus est pleinement juif, les apôtres sont juifs, et nul ne peut douter de leur attachement aux traditions de leurs pères. "
Donc, le Cardinal Martini propose que nous essayions de penser la relation entre judaïsme et christianisme comme un schisme malheureux. Il explique que la séparation qui est survenue entre les deux traditions religieuses n"a apporté qu"une perte de compréhension religieuse au sein du christianisme. Il se réfère à la séparation entre l"Eglise et la Synagogue comme au schisme originel, précédant les deux grands schismes qui ont eu lieu dans l"Eglise chrétienne par la suite.
Pour le Cardinal Martini, le terme de schisme implique deux réalités :
- - la première, cela n"aurait jamais dû avoir lieu.
- - la deuxième : c"est qu"il y a une obligation de guérir la blessure de cette séparation et de la vaincre.
Il est clair que tout le monde n"accepte pas ce point de vue avec grand enthousiasme.
Certains pensent que cela ne prend pas en compte les distinctions des deux traditions religieuses qui ont fait ce qu"elles sont. En réalité ceci n"est pas une proposition entièrement nouvelle de la part du Cardinal Martini, mais c"est quelque chose qu"un chercheur relativement peu connu a déjà admis dès les années 1930. Certains ont également fait remarquer que si les juifs avaient été considérés comme schismatiques au temps de l"Inquisition, ils auraient été encore plus mal traités qu"ils ne l"ont été en fait.
Je crains donc que cette idée ne fasse pas beaucoup de chemin à l"intérieur du dialogue judéo-chrétien. Mais néanmoins, cela vaut la peine d"en discuter.
Des frères ?
Il y a quatre autres désignations qui sont apparues dans des écrits récents. Peut-être ce qui a amené le plus de discussions, c"est le concept de " fratrie ". Cela a été proposé par de nombreux chercheurs à la fois du côté juif et du côté chrétien.
Pour les juifs, les deux principaux partenaires ont été le professeur Segal, qui enseigne à l"Université Columbia, et mon regretté collègue à la Catholic Theological Union, Hayim Perelmuter. La fratrie, cela veut dire bien sûr beaucoup de choses en commun mais aussi bien des différences. La fratrie, cela implique bien sûr une parenté commune. Mais, comme on le sait, des frères peuvent avoir des personnalités complètement différentes. Cette représentation vaut pour les profondes connections qu"il y a entre juifs et chrétiens, mais aussi pour les différences profondes qui les séparent.
Des jumeaux ?
Une désignation, un peu en rapport avec la précédente, a été mise en avant par ma collègue Mary Boys. Elle l"explique dans son nouveau et très important ouvrage Has God only one blessing ? (Dieu n"a-t-il qu"une seule bénédiction ?)3 . Dans ce livre, elle dépeint les juifs et les chrétiens comme des " frères jumeaux ".
Cette image présente les mêmes avantages que celle de la fratrie, bien qu"elle renforce encore plus la relation entre juifs et chrétiens que dans le cas de la fratrie. Les jumeaux, même s"ils ne sont pas identiques, ont tendance à être beaucoup plus proches que des simples frères. Cette image penche davantage du côté des rapprochements que du côté des différences dans la relation.
Je pense qu"il est nécessaire d"insister sur le fait que le judaïsme et le christianisme au fil des siècles sont devenus deux communautés religieuses distinctes, alors que leur lien doit être souligné et que le christianisme doit retrouver ses racines juives. Le judaïsme post-biblique et le christianisme diffèrent de manière significative dans leur approche des problèmes religieux et nous ne devons pas le perdre de vue.
Des partenaires en attente ?
Mon collègue, le professeur Clark Williamson, un éminent théologien protestant, qui a écrit des ouvrages importants sur la relation théologique entre juifs et chrétiens, y compris un livre intitulé A Guest in the House of Israel (Un hôte dans la maison d"Israël)4, et qui a participé activement pendant de nombreuses années au groupe de recherches universitaires permanent sur les juifs et le judaïsme, propose un modèle de relation en termes de " partenaires en attente ".
C"est une image qui semble plus ouverte que celles de fratrie ou de jumeaux. Cependant il y manque l"accent mis sur le lien inhérent à la fratrie ou à la gémellité, ce lien profond que suppose une telle fraternité. Des associés, après tout, n"ont pas de lien familial fondamental, mais cela implique un lien en termes d"espérance dans l"avenir. Cela implique aussi le sens d"un témoignage commun envers le monde.
Deux religions nouvelles ?
Le dernier modèle que je vous propose, émanant d"un professeur juif de l"Université Berkeley de Californie, Daniel Boyarin, est la thèse suivante : le résultat final de la révolution sociale complexe dans le judaïsme du second temple s"est traduit par : deux religions entièrement nouvelles, que l"on connaît sous le nom de " judaïsme rabbinique et christianisme ". Dans un livre récent, le professeur Mark Krell, un jeune professeur juif de l"Université d"Arizona, indique que dans certains commentaires rabbiniques sur la Genèse, des rabbins disent que le judaïsme rabbinique suit en fait le christianisme. Ainsi, pour le professeur Boyarin, nous devrions comprendre la relation judéo-chrétienne en termes de ce qu"il appelle des communautés religieuses " co-émergentes ". En fait, l"intégralité de son projet sur ce point s"intitule " la co-émergence ".
De mon point de vue personnel, sa perspective va parfaitement dans le sens de l"histoire à laquelle nous sommes maintenant confrontés. Manifestement, comme le professeur Jacob Neusner et d"autres l"ont dit, il n"y a pas eu un judaïsme unique à l"époque de Jésus mais plusieurs judaïsmes. Et donc, cette interprétation rend hautement problématique de dire que le christianisme accomplit le judaïsme, car alors on devrait se demander : lequel des judaïsmes le christianisme accomplit-il ?
Toutes ces interprétations nous amènent à comprendre qu"en fait ce que le christianisme et le judaïsme ont en commun, c"est plus ou moins un commencement simultané au premier siècle de l"ère commune. Si une telle perspective rencontrait une large adhésion, cela représenterait un défi non seulement pour la théologie chrétienne classique, mais peut-être aussi pour la théologie juive.
Notes
- Commission biblique pontificale, Le Peuple juif et ses saintes Ecritures dans la Bible chrétienne, Paris, Editions du Cerf, 2001, p.53.
- Ibid
- Mary C. Boys, Has God Only One Blessing ? Judaism as a Source of Christian Self-Understanding, Paulist Press, Mahwah, NJ, 2000, 393 p.
- Clark M. Williamson, A Guest in the House of Israel: Post-Holocaust Church Theology, Westminster John Knox Press, 1993, 356 p.