Présentation des congressistes du CICJ au pape François

Le congrès de 2015 du Conseil International des Chrétiens et des Juifs a eu lieu à Rome du 28 juin au 1er juillet 2015. Le 30 juin, les participants ont été reçus au Vatican par le pape François. Durant l’audience, le Dr Philip Cunningham, président du CICJ, a présenté le groupe au pape qui s’est ensuite adressé aux congressistes. Voici la présentation du Dr Cunningham[1] .

Introduction

Votre Sainteté, pape François, c’est un grand honneur pour moi de vous présenter les 250 participants au congrès de 2015 du Conseil International des Chrétiens et des Juifs. Provenant de douzaines de pays différents, nous nous sommes rassemblés à Rome pour partager sur « Le 50e anniversaire de Nostra Aetate – Le passé, le présent et l’avenir de la relation entre chrétiens et juifs ». À titre de président du CICJ, en notre nom à tous, je vous remercie sincèrement de nous accueillir au Vatican dans le contexte de la célébration de ce que vous avez appelé de façon touchante « notre chemin d’amitié »[2]  au cours des cinq dernières décennies.

Pape François, le CICJ a été institué immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, suite à une rencontre historique tenue en Suisse et appelée « Une conférence d’urgence sur l’antisémitisme ». Ses fameux « Dix points de Seelisberg » ont non seulement servi de précurseurs à Nostra Aetate, mais ils ont aussi donné naissance au CICJ. Aujourd’hui, le CICJ est une association de quarante organisations nationales provenant de plus de trente pays sur les cinq continents, vouée à la promotion du respect et de l’enrichissement mutuel des chrétiens et des juifs selon plusieurs modalités. Une organisation nationale membre du CICJ fédère 80 groupes de dialogue issus de la base. Une douzaine de centres universitaires de recherche et d’éducation collaborent dans une autre. Certaines appuient des interactions officielles entre des rabbins juifs et des membres des clergés chrétiens. Notre diversité est illustrée par les membres de notre Comité exécutif qui inclut des juifs et des chrétiens d’Australie, du Chili, de la République tchèque, de France, d’Allemagne, d’Israël et des États-Unis d’Amérique. Nous parrainons aussi le Conseil du Jeune Leadership, pour inculquer aux générations futures l’importance du dialogue, et le Forum Abrahamique International pour promouvoir des relations trilatérales entre juifs, chrétiens et musulmans.

Notre congrès a pour thème le passé, le présent et l’avenir de notre « chemin d’amitié ». Nous avons le sentiment que le voyage vient à peine de commencer. Un héritage d’environ dix-huit siècles d’éloignement et d’animosité ne peut être effacé en à peine 50 ans. Nous avons à nous débarrasser de vieilles habitudes de suspicion et de caricature. Nous avons à élaborer ensemble de nouvelles théologies de notre relation spirituelle. Nous avons partagé avec vous une déclaration intitulée « Célébrer et approfondir la nouvelle relation entre chrétiens et juifs » [link will be active after publication! CM] que nous avons préparée comme élément de ce congrès.

Aujourd’hui, toutefois, c’est le moment de célébrer le rapprochement béni dont nous faisons l’expérience ensemble. Aussi, pape François, pour vous remercier de vos apports personnels à notre chemin historique d’amitié, nous aimerions vous offrir trois modestes cadeaux symboliques correspondant aux trois parties de notre congrès,  le passé, le présent et  l’avenir. Chaque cadeau sera présenté par un juif et un chrétien, pour symboliser le travail que nous faisons ensemble.

Le passé

Le passé nous a certainement appris que des conversations amicales sont essentielles pour surmonter les divisions entre chrétiens et juifs. En voici un exemple parmi d’autres. Au cours des années 1940, après la Shoah, le théologien Karl Thieme a mené un combat pour éliminer la conviction, largement répandue chez les chrétiens, que les juifs étaient sous la colère de Dieu. Grâce à sa correspondance avec plusieurs juifs, et plus particulièrement avec Martin Buber, il a fait l’expérience de l’amour entre le Dieu saint et le peuple juif et en vint ainsi à relire le chapitre 11 de l’épître aux Romains avec des yeux neufs. Les observations de Karl Thieme ont été par la suite intégrées au paragraphe 4 de Nostra Aetate, y apportant une contribution majeure qui résultait directement de son dialogue avec des juifs et de ce qu’il a appris d’eux.

Il est facile aujourd’hui d’oublier les incertitudes et les risques que comportaient de tels efforts. Et, comme l’a déclaré le cardinal Kurt Koch, nous ne pouvons pas oublier « que c’est seulement l’atrocité sans précédent de la Shoah qui a réussi à produire un véritable changement dans cette façon de penser[3] . C’est pourquoi, pape François, le premier cadeau que nous vous offrons nous rappelle ceci : même si le monde cauchemardesque de la Shoah demandera toujours une véritable conversion de nos cœurs, même alors la bonté humaine n’est pas totalement disparue. Je demande aux deux vice-présidents du CICJ, madame Liliane Apotheker de France et le révérend Michael Trainor d’Australie, de vous présenter une coupe de bénédiction très spéciale. Elle commémore le sauvetage de Max Ostro par des catholiques durant la Shoah en 1942 : ce geste continue d’inspirer ses enfants, présents ici aujourd’hui, qui œuvrent avec prudence et amour au dialogue et à la collaboration entre juifs et chrétiens au plan national et international. Puisse la mémoire de tels gestes altruistes, en cette période horrible où régnait la haine, nous inspirer sans cesse sur notre chemin d’amitié.

Le présent

Pape François, en nous tournant vers le présent, de 1965 à nos jours, nous pouvons réfléchir sur l’amitié croissante dont nous avons fait l’expérience durant notre parcours. La professeure Mary C. Boys, une religieuse qui est avec nous aujourd’hui, a écrit, à propos de sa longue collaboration avec l’éducatrice juive Sara Lee : « Au fil des ans, Sara et moi avons discuté plusieurs questions exigeantes et délicates, mais les conversations elles-mêmes n’ont pas été difficiles. Au contraire, notre amitié nous permet de nous aventurer dans des zones sensibles »[4] , incluant le fait d’affronter la réalité d’Auschwitz en présence l’une de l’autre. De la même façon, le révérend Hanspeter Heinz, qui est également présent aujourd’hui, a écrit avec tendresse à propos de l’amitié qu’il a entretenue pendant plus de vingt ans avec le rabbin Michael Signer, de vénérée mémoire, qui fut aussi l’ami de plusieurs d’entre nous : « La joie que nous avons partagée comme amis n’était pas moins importante que les projets que nous avons réalisés ensemble. (…) Au cours de nos longues marches, (…) nous nous sommes souvent égarés parce que nous étions trop absorbés dans nos discussions. (…) Sans nos discussions théologiques profondes, notre amitié aurait sûrement manqué de sérieux et de profondeur »[5]

Leur camaraderie informelle concorde avec le fameux paradigme du « Je-Tu » de Martin Buber, dont le cinquantième anniversaire de décès est également souligné cette année. Martin Buber occupe une place spéciale dans les cœurs de la famille CICJ parce que le siège social du CICJ se trouve actuellement dans son ancienne résidence, à Heppenheim en Allemagne. Aussi, pape François, je demande au trésorier du CICJ, le docteur Abi Pitum et à la secrétaire générale, madame Anette Adelmann, tous deux d’Allemagne, de vous présenter notre deuxième modeste présent. C’est un exemplaire de la première édition d’un volume d’essais écrits par le professeur Buber, signé par l’auteur lui-même et publié en 1936, une année qui a une grande signification pour vous[6] . La dédicace explique en substance que c’est seulement en passant du temps ensemble que nous pouvons relever le défi de trouver les idées dont notre époque a besoin. Puissent les paroles du professeur Buber inciter les juifs et les chrétiens à travailler ensemble à relever les défis de notre propre époque. 

L’avenir

Finalement, nous en arrivons à l’avenir. Réfléchissant à la manière de décrire la relation émergente entre chrétiens et juifs, le rabbin Daniel Lehmann a proposé ceci : « Je suggère (…) la métaphore de ce que nous [juifs] appelons en araméen un havrouta, c’est-à-dire un partenaire d’étude. Un  partenaire d’étude est quelqu’un avec lequel vous étudiez des textes bibliques ou d’autres types de textes traditionnels; mais vous étudiez en vue d’entrer en dialogue, en ayant un interlocuteur avec lequel la vérité peut émerger tandis que vous exprimez vos différents points de vue sur les textes. C’est une sorte de relation très intime, dans laquelle on éprouve le sentiment d’une communion aux mêmes textes, voire même d’une relation d’alliance, mais dans laquelle les partenaires ne cherchent pas seulement à se mettre d’accord, mais plutôt à voir comment la différence de point de vue de l’un peut accroître la compréhension chez l’autre »[7] .

Les paroles du rabbin Lehmann rappellent celle du pape Benoît XVI : « […] nous nous reconnaissons le devoir de faire en sorte que ces deux manières de faire une nouvelle lecture des écrits bibliques – celle des chrétiens et celle des juifs – entrent en dialogue entre elles, pour comprendre correctement la volonté et la Parole de Dieu »[8] .

Et vous-même, pape François, vous avez écrit : « Le dialogue et l’amitié avec les fils d’Israël font partie de la vie des disciples de Jésus. (…) Il existe une riche complémentarité qui nous permet (…) de nous aider mutuellement à approfondir les richesses de la Parole »[9] . Votre perspective est certainement redevable à vos propres échanges avec des amis juifs, en particulier le rabbin Abraham Skorka, président du comité organisateur du congrès du CICJ de l’an dernier à Buenos Aires. Il a écrit, de façon émouvante, dans le livre où sont recueillis vos dialogues : « Dialoguer (…) c’est rapprocher son âme de celle de l’autre afin de révéler et d’éclairer ce qu’il y a en lui. (…) Le souffle divin qui habite l’un converge alors avec celui de l’autre pour tisser un lien qui jamais ne faiblira »[10] .

Pape François, cette expérience et plusieurs autres du même genre suggèrent que la nouvelle relation entre juifs et chrétiens, cinquante ans après Nostra Aetate, peut progresser au point que nous devenons capables de discuter des sujets dont nous n’avons pas parlé depuis, littéralement, l’époque du Nouveau Testament! À cause de l’affection authentique qui s’est développée entre nous, « à notre époque », nous pouvons enfin nous parler l’un à l’autre de notre interrelation devant Dieu. « À notre époque », nous pouvons commencer à explorer des questions religieuses d’une telle profondeur qu’elles ne peuvent être abordées par nous qu’en travaillant ensemble durant de longues périodes comme partenaires d’étude, dans la réciprocité et l’amitié. Aussi convient-il que notre troisième cadeau en soit un que nous voudrions également présenter au rabbin Skorka. Votre amitié bien connue est à la fois un signe de la période actuelle d’espérance et une invitation à envisager un futur regorgeant de possibilités encore plus grandes.

Pape François, comme vous le savez, dans plusieurs cathédrales médiévales, on a représenté Ecclesia, l’Église, sous les traits d’une femme majestueuse, couronnée et puissante, triomphant de sa rivale, une Synagoga vaincue, sans couronne et aveugle. Il est certain qu’après Nostra Aetate, de telles représentations inamicales sont en contradiction directe avec l’enseignement de l’Église. C’est pourquoi l’Université Saint-Joseph de Philadelphie a commandé une sculpture originale intitulée « Synagoga et Ecclesia à notre époque », pour célébrer à travers l’art notre chemin d’amitié depuis Nostra Aetate

Comme cadeau du CICJ symbolisant le futur, mon collègue et havrouta à l’Université Saint-Joseph, le professeur Adam Gregerman et moi-même présentons, à vous et au rabbin Skorka, deux petites répliques de cette sculpture qui sera inauguré en septembre.


« Synagoga et Ecclesia à notre époque »[11] 

La version grand format donnera à voir la Synagogue et l’Église représentées avec noblesse et grâce, étudiant joyeusement leurs textes sacrés ensemble, comme des amies. Pape François, le CICJ croit que c’est notre devoir devant Dieu, en ces temps bénis, de chercher activement l’un et l’autre, comme amis et partenaires d’études, à être véritablement, selon les termes du saint pape Jean-Paul II, « une bénédiction l’un pour l’autre »[12] . Un tel partage dans l’étude conduira à l’approfondissement de notre vie d’alliance avec le Dieu saint et donnera de l’espoir au reste du monde.

Pape François, au nom du Conseil International des Chrétiens et des Juifs, veuillez agréer ces trois témoignages de notre gratitude, de notre estime et de notre admiration. Priez pour nous, s’il vous plaît, tandis que nos nombreuses organisations membres poursuivent nos diverses missions et jouent leur rôle sur le « chemin d’amitié » que nous parcourons ensemble.

Shalom!

[1] Source: Council of Centers on Jewish-Christian Relations (http://ccjr.us/dialogika-resources/documents-and-statements/interreligious/iccj/1339-iccj-2015june30). Traduit de l’anglais par J. Duhaime. On retrouvera ce texte et un compte rendu du congrès du CICJ dans le numéro de septembre 2015 de SENS Magazine, publié par l’Amitié judéo-chrétienne de France (http://www.ajcf.fr/-revue-sens-.html).

[2] Pape François, « Discours aux chefs rabbins d’Israël » (26 mai, 2014) (http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/speeches/2014/may/documents/papa-francesco_20140526_terra-santa-visita-rabbini-israele.html).

[3] Cardinal Kurt Koch, « Theological Questions and Perspectives in Jewish-Catholic Dialogue, » (allocution prononcée au congrès annuel du Council of Centers on Jewish-Christian Relations (Seton Hall University, East Orange, NJ, USA, le 30 Octobre 2011), par. 3. Disponible à l’adresse suivante : http://ejournals.bc.edu/ojs/index.php/scjr/article/view/2072/1766.

[4] Mary C. Boys, « Learning in the Presence of the Other: My Friendship with Sara Lee, » dans James L. Fredericks et Tracy Sayuki Tiemeier, (dir.), Interreligious Friendship after Nostra Aetate (New York/London: Palgrave Macmillan, 2015), p. 9-20.

[5] Hanspeter Heinz, « Your Privilege: You Have Jewish Friends, » dans Philip A. Cunningham, Joseph Sievers, Mary C. Boys, Hans Hermann Henrix, et Jesper Svartvik (dir.), Christ Jesus and the Jewish People Today: New Explorations of Theological Interrelationships (Grand Rapid, Eerdmans, 2011), p. 4.

[6] Le pape François est né en 1936 [n.d.l.r.]

[7] Daniel Lehmann, dans « Metaphors for a Unique Relationship », épisode 5 de la série de vidéos produite par Philip A. Cunningham, John Michalczyk et Gilbert Rosenthal, Walking God's Path: Jews and Christians in Candid Conversation (Boston, Center for Christian-Jewish Learning at Boston College, 2004), de 7,18 min. à 8,32 min. (http://www.ccjr.us/dialogika-resources/educational-and-liturgical-materials/curricula/958-wgp).

[8] Pape Benoît XVI, Jésus de Nazareth. Vol. 2, De l'entrée à Jérusalem à la Résurrection (Paris, Éd. du Rocher, Groupe Parole et Silence, 2011) p. 50.

[9] Pape François, Exhortation apostolique Evangelii Gaudium, 2013, par. 248-249. (http://w2.vatican.va/content/francesco/fr/apost_exhortations/documents/papa-francesco_esortazione-ap_20131124_evangelii-gaudium.html)

[10] Jorge Mario Bergoglio et Abraham Skorka, Sur la terre comme au ciel. La famille, la foi, le rôle de l’Église au XXIe siècle : les convictions du pape François (Paris, Robert Laffont, 2013), p. 8.

[11] Modèle présenté sur le site de l’Université Saint-Joseph de Philadelphie : http://www.sju.edu/int/academics/centers/ijcr/archives/Sculpture%20development.html.

[12] Saint pape Jean-Paul II, « Message à l’occasion du cinquantième anniversaire du soulèvement du Ghetto de Varsovie », (6 avril 1993). (http://w2.vatican.va/content/john-paul-ii/en/messages/pont_messages/1993/documents/hf_jp-ii_mes_19930406_ebrei-polacchi.html)