En 1959, la philosophe Hannah Arendt a écrit que «le monde se trouve entre les gens» et s’est inquiétée du fait que de plus en plus de gens s’étaient retirés du monde et de leurs obligations dans celui-ci. Elle a noté que «chaque fois que l’on se retire, on subit une perte presque évidente; ce que l’on perd, c’est l’entre-deux spécifique et irremplaçable qui aurait dû se former entre cet individu et ses semblables».[1]
Cette Conférence 2023 du Conseil International des Chrétiens et des Juifs (ICCJ) reflète le travail inspirant de tant de personnes qui ne se sont pas retirées, mais qui se sont engagées à prendre soin du monde qui se trouve entre nous, même au-delà de différences et de clivages parfois difficiles.
Juneteenth[2], que nous célébrons demain, nous rappelle avec force la brutalité qui tue la vie et que nous laissons s’épanouir lorsque nous nous dérobons à nos obligations envers le monde, ainsi que les possibilités de vie qui se concrétisent lorsque nous assumons nos responsabilités les uns envers les autres et les uns pour les autres.
Demain marque également le début d’un nouveau mois hébraïque, le mois de Tammuz, au cours duquel nous entrons dans une saison du calendrier juif qui nous rappelle, de manière trop sombre, ce qui se passe lorsque le monde qui se trouve entre nous se désagrège. Lorsque nous nous détournons les uns des autres, au lieu de nous tourner vers eux, et que nous laissons l’indifférence, l’intolérance et la violence se développer et remplir les espaces qui nous séparent.
Dans l’ancienne Jérusalem, l’annonce du nouveau mois commençait lorsque deux témoins se présentaient devant le tribunal et déclaraient avoir vu le premier éclat de lune. Une fois leur témoignage accepté, un feu était allumé et un signal envoyé d’un sommet à l’autre, de Jérusalem à la Babylonie. Le Talmud de Babylone Masechet Tamid nous enseigne: «Eyzehu chacham? Eyzehu chacham? Ha’ro’eh et hanolad». «Qui est sage? Celui qui voit ce qui est en train de naître». Un nolad signifie un enfant nouveau-né, mais c’est aussi le terme qui désigne le premier éclat de la nouvelle lune.
Ce terme est souvent compris comme signifiant que la personne sage peut anticiper les conséquences de ses actions. Je vais m’aventurer et dire que c’est un non-sens. Nous ne savons vraiment pas ce qui nous attend. Lorsque nous voyons un nouveau-né ou un fragment de lune dans le ciel, nous ne prédisons pas l’avenir et nous ne voyons pas les résultats. Nous voyons des possibilités. Dans notre monde. Dans nos bras. Dans notre ciel nocturne. Voir le nolad, c’est comprendre que nous sommes des témoins et que nous sommes aussi des sages-femmes, tenant et aidant les autres à voir ce qui est en train de naître.
Comme le dit la révérende Victoria Safford, dans un essai intitulé «The Small Work in the Great Work» («Le petit travail dans la Grande Œuvre»):
Notre mission consiste à nous placer aux portes de l’espoir - non pas les portes prudentes de l’optimisme, qui sont un peu plus étroites, ni les portes robustes et ennuyeuses du bon sens, ni les portes stridentes de la droiture personnelle, qui grincent sur des gonds bruyants et agressants (les gens ne peuvent pas nous entendre, ils ne peuvent pas passer), ni la porte de jardin joyeuse et fragile de «Tout va bien se passer». Mais un lieu différent, parfois solitaire, le lieu où l’on dit la vérité, sur sa propre âme avant tout et sur son état, le lieu de la résistance et du défi, le terrain d’où l’on voit le monde tel qu’il est et tel qu’il pourrait être, tel qu’il sera... Et nous nous tenons là, faisant signe et appelant, disant aux gens ce que nous cherchons, demandant aux gens ce qu’ils voient.
Je suis très reconnaissante à tous les organisateurs de cette conférence. Puisse-t-elle nous inspirer à renouveler notre engagement à porter une attention aimante au monde qui se trouve entre nous et à en prendre soin quotidiennement.