Pas identique, pas « autre » comme n’importe quelle « autre »

Juifs et chrétiens s’adressent à Dieu à travers les psaumes, auxquels ils accordent une place centrale dans leurs traditions liturgiques respectives. Mais s’ils prient avec les mêmes mots, ils ne les investissent pas des mêmes significations. À la fois semblable et différente, une telle pratique montre que, pour les chrétiens, le judaïsme, est une religion qui n’est pas identique, mais qui n’est pas « autre » comme n’importe quelle « autre ».

Le Livre des Psaumes est une source de textes de louange et de prière, de liturgies publiques et de méditation personnelle pour les chrétiens depuis les débuts de l’histoire de l’Église[1]. Il a été utilisé de diverses façons au fil des siècles. L’engagement à prier le psautier dans sa totalité, notamment, n’a pas toujours été une caractéristique essentielle de la spiritualité chrétienne. Des spécialistes contemporains soutiennent que ce sont les moines du quatrième siècle qui ont introduit ce recours exhaustif aux psaumes[2]; par la suite, selon toute vraisemblance, c’est dans certaines Églises de la Réforme protestante, en particulier dans l’Église d’Angleterre, que ce modèle monastique est devenu un élément structurant de la foi de l’ensemble des croyants[3].

Depuis le 19e siècle, le psautier a été éclipsé dans la vie de nombreux chrétiens protestants et anglicans, pour des raisons telles que l’orientation spirituelle assez différente des formes revivalistes de protestantisme et le malaise engendré par les études bibliques modernes concernant le genre d’appropriation des textes des Écritures exigé pour cette pratique spirituelle. Par ailleurs, le renouveau liturgique de l’Église catholique et d’autres circonstances du genre ont inspiré quelques tentatives de revivifier l’office quotidien, qui fait appel largement aux psaumes, et d’en faire une pratique de l’ensemble du peuple de Dieu; mais elles n’ont connu qu’un succès mitigé.

Les psaumes conservent néanmoins une place régulière dans la vie liturgique publique de nombreuses traditions chrétiennes, où ils sont récités de manière priante par des chrétiens, individuellement ou dans des communautés, et sont au cœur des offices religieux du dimanche et des jours de fête. Les psaumes sont constamment cités et paraphrasés dans des hymnes et des chants de toutes les périodes, y compris de nos jours. Le chrétien se tourne vers le Livre des Psaumes pour parler à Dieu dans ses moments de profonde détresse ou de grande joie.

Quand les chrétiens prennent conscience du fait que le judaïsme est une religion vivante, ils perçoivent naturellement que les juifs, comme eux, s’adressent à Dieu à travers ces mêmes textes[4]. Le judaïsme accorde également une place centrale aux psaumes dans ses traditions liturgiques. Le judaïsme favorise aussi la prière des psaumes dans les diverses situations de la vie personnelle des croyants. Le recours aux psaumes pour parler à Dieu est un aspect profondément ancré dans les deux traditions, tellement ancré qu’aucune ne pourrait y renoncer sans se couper des sources normatives de son identité actuelle ou de sa compréhension de soi.

Certes, la pratique spirituelle commune de la prière des psaumes est liée aux canons scripturaires du christianisme et du judaïsme, qui se recoupent partiellement. Pourtant, comme l’affirmait Athanase au 4e siècle, une des particularités du Livre des Psaumes à l’intérieur de la Bible, c’est qu’il ne s’agit pas de mots que Dieu nous adresse, de mots qu’il faut écouter et dont il faut tenir compte, mais de mots que Dieu nous prête pour parler à Dieu[5]. Les chrétiens et les juifs disposent donc d’un ensemble de textes commun dans lequel ils puisent pour parler à Dieu. De plus, ces textes leur offrent un vocabulaire commun de prière et de louange.

Voilà entre autres pourquoi quelque chose détonne, pour les chrétiens, lorsqu’on parle du judaïsme comme l’une des

« autres » religions. Ce niveau de pratique spirituelle partagée, où deux religions font appel aux mêmes textes pour la même fin essentielle, est tout simplement unique. Comment le judaïsme pourrait-il n’être qu’une religion parmi d’autres alors qu’existe ce terrain commun au cœur de ce que nous faisons et de ce que nous sommes? 

Par ailleurs, les chrétiens qui prennent conscience du judaïsme comme communauté de foi vivante partageant avec eux le recours aux psaumes pour formuler ses louanges et ses prières constateront probablement que les pratiques du judaïsme et du christianisme ne sont pas les « mêmes ». Si les psaumes occupent une place centrale dans les traditions liturgiques historiques des deux religions, ils partagent cette place avec d’autres textes – et ces autres textes, pour la plupart, ne sont pas communs, et dans bien des cas ne pourraient pas être communs, parce qu’ils sont liés aux différences entre les deux religions. Pourtant, le judaïsme ne saurait être facilement catégorisé parmi les « autres » formes de  religion que le christianisme rencontre à l’extrémité de ses frontières, parce que le judaïsme se manifeste à la fois en-deçà et au-delà de ces frontières[6] : les deux confessions utilisent les mêmes prières et les mêmes louanges, tout en affirmant des choses différentes et parfois opposées.  

Certes, il faut ici noter que si les fidèles des deux confessions prient avec les mêmes mots, ils ne les investissent pas des mêmes significations, car manifestement les chrétiens et les juifs lisent et prient les psaumes sur des horizons de sens différents. Pourtant, la dimension fondamentale ici n’est-elle pas celle d’un langage qui s’adresse à Dieu? Comment alors parler d’horizons de sens différents? Les deux traditions religieuses confesseraient-elles un Dieu différent, l’un étant le vrai Dieu et l’autre, forcément, une idole, un démon, une figure fictive? De telles affirmations ont été proférées au fil de deux millénaires d’échanges polémiques[7]. Cependant, depuis la Deuxième Guerre mondiale et l’Holocauste, toutes les grandes Églises chrétiennes ont émis des déclarations officielles qui contredisent catégoriquement des affirmations du genre[8]. La doctrine chrétienne tient en conséquence que les juifs et les chrétiens, en prononçant ces mots, formulent une louange au Dieu d’Israël et sollicitent l’intercession du Dieu d’Israël. Ils ne peuvent donc pas, dans leur pratique mutuelle de la lecture des psaumes tellement essentielle dans les deux traditions, se livrer à deux activités parallèles qui soient sans rapport aucun entre elles.

En outre, la pratique tient à la conviction que les mots prononcés traduisent ce que nous sommes devant Dieu et ce que Dieu est pour nous. C’est-à-dire qu’en utilisant les psaumes de cette façon, nous disons quelque chose au sujet de la relation entre les personnes qui prient les psaumes et le destinataire de ces prières. Manifestement, nous revendiquons une continuité entre les pronoms à la première personne des psaumes et nous-mêmes, une continuité assez forte pour nous permettre de nous investir dans le « je » et le « nous » présents dans ces textes; nous affirmons une identité théologique qui autorise une identification herméneutique. En outre, l’acte d’identification implique alors un engagement à trouver des moyens de relier le monde présent dans le texte à notre propre monde. Israël, Jacob, Benjamin, Éphraïm, Manassé – nous nous approprions tous ces noms. Jérusalem, Sion, le Temple, la loi, le règne de Dieu, la libération des pauvres – nous nous approprions ces thèmes dans nos propos et en faisons des objets de nos désirs.  

Pour la théologie chrétienne, une telle identification ne peut se déployer sans une identification préalable avec Jésus-Christ[9]. Nous sommes en lui, notre vie se découvre en union avec lui, et nous le reconnaissons comme la Parole dans toutes les paroles des Écritures; nous pouvons donc nous investir dans le texte des psaumes et dans le monde qu’il nous ouvre. Dans le judaïsme, l’acte d’identification herméneutique dans la prière et la louange faisant appel aux psaumes ne tient évidemment pas du même fondement : il a des racines très différentes. Mais cela ne veut pas dire que les chrétiens le jugeront erroné et nieront toute relation distinctive entre l’emploi des psaumes dans la communauté juive et les réalités désignées dans ces textes. C’est ce qu’ont fait certaines formes de la foi chrétienne, telle que le supersessionisme (pour reprendre la désignation familière) dans ses deux expressions, « conservatrice » et « libérale » : pour la version

« conservatrice », ces réalités renvoient maintenant exclusivement à l’Église, tandis que la version « libérale » leur confère une signification universelle qui s’étend en principe au-delà de toute tradition religieuse particulière. Pourtant, toutes ces formes de convictions religieuses sont contredites par Romains 9, 4 : « […] eux qui sont Israélites, à qui appartiennent l'adoption filiale, la gloire, les alliances, la législation, le culte, les promesses ».

Les chrétiens devraient donc pouvoir reconnaître le « culte » qui est un don gracieux de Dieu dans la pratique juive d’exprimer la louange et la prière par les psaumes, même lorsqu’ils prennent conscience que, dans le contexte de cette pratique commune, les significations seront souvent divergentes, parce que l’orientation consciente vers le mystère du Christ qui façonne la dynamique de la spiritualité chrétienne est inévitablement absente. De fait, ils reconnaîtront les juifs comme une communauté religieuse autre que la leur, et qui pourtant utilise les mêmes mots transmis par Dieu pour s’adresser au même Dieu qui nous les a communiqués; une communauté s’investissant dans la plénitude de signification de ces mots autant que les chrétiens, tout en contestant leur interprétation de cette plénitude. Une religion qui n’est pas identique, donc, mais qui n’est pas « autre » comme n’importe quelle « autre ». Voilà la singularité de la relation du christianisme avec le judaïsme. Nous pourrions engager notre réflexion à partir d’autres lieux, avec d’autres pratiques et d’autres thèmes, mais la pratique commune de la prière des psaumes illustre assez bien les paramètres décisifs. 

Ces considérations n’ont aucune implication directe sur la relation entre le judaïsme et le christianisme. La relation entre ces deux religions n’est pas directement symétrique (les relations humaines ne le sont presque jamais) et rien ne permet de penser que le phénomène de la pratique commune concernant le psautier doive être interprété de manière symétrique. Néanmoins, pour le judaïsme également, la singularité de ce partage pourrait peut-être stimuler la réflexion au sujet de la spécificité de sa relation avec le christianisme et de la façon dont elle pourrait être décrite fidèlement.

[1] Pour des présentations générales de ce sujet, voir par exemple William L. Holladay, The Psalms through Three Thousand Years: Prayerbook of a Cloud of Witnesses (Minneapolis, Fortress, 1996); Bruce K. Waltke et James M. Houston, avec la collaboration d’Erika Moore, The Psalms as Christian Worship: A Historical Commentary (Grand Rapids [Michigan], Eerdmans, 2010).

[2] Voir Paul F. Bradshaw, Reconstructing Early Christian Worship (Londres, SPCK, 2012), p. 117-131.

[3] George Guiver, Company of Voices: Daily Prayer and the People of God (Norwich, Canterbury Press, 1988), p. 115-125.

[4] Susan Gillingham, dans Psalms through the Centuries, Vol. 1 (Blackwell Bible Commentaries; Chichester, Wiley– Blackwell, 2012), tisse dans une même trame l’histoire des psaumes dans le judaïsme et le christianisme.

[5] Athanase, Lettre à Marcellin pour l’interprétation des psaumes XI, (en ligne: http://metz.catholique.fr/wp-content/uploads/sites/19/2017/05/LettreMarcellin.pdf)  

[6] J’ai cherché à formuler cette façon de comprendre le rapport du christianisme avec le judaïsme, dont l’origine pourrait se trouver chez Franz Rosenzweig, dans The Internal Foe: Judaism and Anti-Judaism in the Shaping of Christian Theology (Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2009).

[7] Par exemple, Jeremy Cohen, Living Letters of the Law: Ideas of the Jew in Medieval Christianity (Berkeley, University of California Press, 1999), p. 317-363; David Ellenson, “A Jewish View of the Christian God: Some Cautionary and Hopeful Remarks,” dans Christianity in Jewish Terms, sous la direction de Tikva Frymer-Kensky, David Novak, Peter Ochs, David Fox Samuel et Michael A. Signer (Boulder [Colorado], Westview Press), p. 69-76.

[8] Voir les documents rassemblés par Franklin Sherman dans Bridges: Documents of the Christian-Jewish Dialogue, Vol. 1, The Road to Reconciliation (1945-1985) (New York, Paulist Press, 2011).

[9] Jeremy Worthen, “Praying the Psalms in the Name of Christ: Christian-Jewish Relations since Vatican II and a Pre-Modern Spiritual Tradition,” dans Interpreting the ‘Spirit of Assisi’: Challenges to Interfaith Dialogue in a Pluralistic World, sous la direction de Maria Diemling et Thomas J. Herbst (Canterbury, FISC, 2013), p. 235-251.

Remarques de l’éditeur

Le Révérend chanoine Jeremy Worthen est secrétaire aux relations œcuméniques et à la théologie au Conseil pour l’unité chrétienne de l’Église d’Angleterre. Il est l’auteur, entre autres, de l’ouvrage The Internal Foe: Judaism and Anti-Judaism in the Shaping of Christian Theology (Cambridge, Scholars Publishing, 2009).
Source : Paru initialement dans CURRENT DIALOGUE No. 58, 2016, publié par le Conseil œcuménique des Églises et reproduit avec son aimable autorisation. Traduit par Pierrot Lambert.