Moïse selon Grégoire de Nysse

Moïse et le dialogue judéo-chrétien

Moïse est une figure centrale des trois monothéismes et à ce titre il représente un sujet tout à fait approprié pour une réflexion dans le cadre du dialogue judéo-chrétien. Dans le développement de cette réflexion, qui est et doit être collective, ma contribution en tant qu’historien du christianisme ancien et chercheur dans le domaine des sciences religieuses sera de tenter de répondre à deux questions : qui est (était) Moïse pour les chrétiens ? En quoi le Moïse des chrétiens représente un lieu de dialogue et d’harmonie potentielle entre le judaïsme et le christianisme ?

Ma formation m’amène à répondre à ces questions en orientant mon regard vers le passé, en l’espèce la période de ceux que l’on appelle les Pères de l’Église (les théologiens des premiers siècles qui ont contribué à la définition de la doctrine chrétienne). D’autre part, indépendamment de mon parcours professionnel, il est vrai aussi que le christianisme ancien est toujours pertinent quand il s’agit de répondre à des questions concernant la formation de l’identité religieuse occidentale.

Malheureusement, les relations entre judaïsme et christianisme dans l’antiquité représentent une question particulièrement délicate, car l’histoire des croyants en Jésus a été aussi l’histoire de leur séparation des autres juifs. S’en est suivi, comme on peut l’imaginer, une attitude très polémique des uns vis-à-vis des autres. En particulier, les auteurs du christianisme voyaient souvent dans le judaïsme un culte qui avait perdu sa légitimité au bénéfice de ceux qui avaient accepté de reconnaître en Jésus le Christ. Ce jugement sans appel envers leurs « grands frères » influençait aussi leur conception de la Bible, objet d’une véritable expropriation théologique : car à leurs yeux, les juifs ne comprenaient pas les Écritures. En effet, pour en saisir le sens profond, il leur manquait la juste clé interprétative, celle fournie par la lecture christologique (ou typologique, en langage technique) des textes. Celui qui pratique cette lecture croit percevoir dans les Écritures l’annonce symbolique ou explicite de la venue du Christ Jésus, ce que les juifs – aux yeux des chrétiens – n’avaient su voir ou voulu croire.

Assurément, nous avons là un contexte qui ne favorise pas en l’observateur moderne un grand optimisme en matière de dialogue interreligieux. Mais cela ne doit pas surprendre ni décourager, car ce type de dialogue est un fait moderne qui n’appartient pas à l’antiquité religieuse. Ce constat n’a certes rien d’édifiant, mais édifier n’est pas le rôle de l’histoire, qui est plutôt celui de se rapprocher de la vérité des faits. D’autre part, l’observateur qui s’efforce de maintenir un regard bienveillant à l’égard des hommes du passé finira par entrevoir, dans la fange de l’humain, la faible et pourtant persistante lueur de précieux grains de lumières. Cette découverte dépend de notre volonté et capacité à apercevoir les virtualités cachées de l’histoire, ces lieux de l’aventure humaine où les faits semblent témoigner de tendances favorisant des développements qui nous apparaissent –à nous modernes– encourageants.

Or, certains aspects de l’œuvre de Grégoire de Nysse nous permettent cette démarche d’appréciation spirituelle, qui dépasse le cadre strict de l’histoire mais qui en dépend malgré tout. Nous choisissons donc de fonder notre réflexion sur le texte de la Vie de Moïse, une biographie symbolique écrite par un des célèbres Pères cappadociens, un trio de théologiens auxquels nous devons l’inclusion du Saint Esprit dans la Trinité. Cette œuvre raconte et explique le Moïse de la Bible, mais propose en même temps –par l’entremise de ce récit– un modèle de croyant que l’on pourrait qualifier d’universel, ainsi qu’une vision de Dieu qui relève de l’ordre de la mystique. La Vie de Moïse est d’ailleurs considérée comme le premier écrit proprement mystique du christianisme, ainsi qu’un des fondements de la théorie qui la concerne. Or, c’est justement de la mystique que surgit une conception non exclusive –parce que hors de toute détermination– de Dieu : une vision donc susceptible de favoriser une harmonie entre les traditions et de mener au-delà des fossés identitaires.

Grégoire de Nysse et la Vie de Moïse

Grégoire (331 ou 341 - après 394), après une formation de rhéteur et un mariage, est nommé (371) évêque de Nysse, une ville de Cappadoce aujourd’hui disparue (en Turquie). Il subit un exil (374-379) pour des questions doctrinales liées à un conflit avec une autre faction chrétienne (les ariens). En 381, il participe au concile de Constantinople, où la formule du crédo chrétien prend sa forme définitive. C’est grâce aux efforts des théologiens cappadociens (Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze et notre Grégoire de Nysse) que le Saint Esprit est reçu comme l’une des trois personnes de la Trinité. Grégoire ne s’implique pas seulement dans les questions de doctrine : il s’intéresse aussi à l’expérience de la rencontre avec Dieu, ce que nous appelons aujourd’hui la mystique. À ce sujet, nous pouvons mentionner parmi ses œuvres les Homélies sur le Cantique des cantiques, où le texte biblique décrivant l’amour entre un homme et une femme est interprété comme la représentation de la rencontre entre Dieu et l’âme humaine.

La Vie de Moïse est une œuvre de vieillesse, composée autour de 390. On y retrouve une conception, une méthode et une théologie qui s’inspirent de celles du penseur juif Philon d’Alexandrie (20 av.J.-Ch.-45 ap.J.-Ch.). En effet, dans le but d’offrir à ses lecteurs une reconstitution du personnage biblique et de sa signification, Grégoire se fonde autant sur Philon que sur le texte des Écritures. Dès lors, le Moïse de l’évêque de Nysse reflète aussi bien le judaïsme hellénistique que le christianisme de l’antiquité tardive.

Moïse est représenté et compris comme une allégorie de l’âme qui tend vers Dieu. C’est peut-être avec un brin de déception que l’on remarquera que le personnage historique n’a pas vraiment d’importance ici, car il est le simple support d’une interprétation symbolique qui veut signifier autre chose que ce que fut réellement la personne de Moïse : ici, il n’est pas réellement question de lui mais de l’âme humaine. Certes, mais se borner à ce constat serait mal comprendre le processus de la lecture allégorique pratiquée dans l’antiquité chrétienne. En effet pour l’exégète, il n’est pas concevable d’expliquer un fait de telle envergure comme le lien qui unit l’âme à Dieu sans recourir à un symbole adapté à l’objet représenté. Le support de l’interprétation –ici Moïse, qui représente l’âme– doit être suffisamment noble et pur pour l’utilisation qui en est faite. On ne peut associer l’âme humaine à n’importe quel objet : indirectement donc, le processus exégétique reconnaît la stature du personnage qu’il utilise. Il est essentiel de saisir que Grégoire n’élabore pas sa pensée en abstrait, mais sur la base d’une lecture qui se fonde sur des faits qui lui parlent, donc pas n’importe lesquels. Pour expliquer cette démarche, il convient d’emprunter ici les mots de Michel de Certeau : « Pour qu’un événement ou un fait en désigne un autre, il faut une volonté de signifier qui n’est plus celle de l’homme, mais celle de Dieu »[1] . Ce que De Certeau nous dit, c’est que pour le croyant (comme l’était Grégoire) Dieu parle dans l’histoire, et ce n’est donc qu’à partir de l’histoire que le théologien peut comprendre son discours. Tout cela pour dire que sans le Moïse des juifs, le chrétien Grégoire n’aurait eu aucun discours sur Dieu à interpréter.

Moïse et le désir de Dieu

L’œuvre de Grégoire se divise en deux parties, une première qui relate les faits de l’histoire de Moïse, et une deuxième qui offre une interprétation de ceux-ci. Je présenterai donc ici quelques considérations fondées sur la lecture des textes[2] .

Après la préface, l’histoire de Moïse commence donc ainsi :

« Moïse donc, dit l’histoire, naquit à une époque où la loi du tyran interdisait d’élever des garçons. Sa beauté laissait déjà présager tout ce que le temps lui ajouterait. En voyant cet enfant si beau dès son berceau, ses parents hésitèrent à le mettre à mort. Aussi quand les menaces du tyran s’accentuèrent, au lieu de le jeter simplement dans le Nil, ils le placèrent dans une caisse, dont les jointures furent enduites de goudron et de poix, et ils le déposèrent dans le fleuve. C’est là du moins ce que rapportent ceux qui ont soigneusement étudié ce qui le concerne. Guidée par quelque force divine, la caisse vint échouer sur un remblai du rivage, rejetée en cet endroit par le mouvement même des eaux. Or la fille du roi vint dans les prés qui couvraient la partie du rivage où la caisse se trouvait échouée. Elle découvrit Moïse, en entendant les vagissements qui venaient de la caisse. Dès qu’elle le vit, elle fut conquise par la beauté qui paraissait en lui et elle en fit son fils adoptif » (I,16-17).

Ce passage nous montre avec quel niveau de détail l’auteur entend raconter les faits. Il ressort, dès ces premières lignes, que la beauté est un thème central de l’œuvre. En effet, trois fois il est dit que Moïse était beau. L’insistance sur ce thème est liée à une pensée qui associe le contact avec Dieu, et par suite le salut, à la beauté. C’est là un thème philosophique ancien (platonicien) qui est récupéré par les chrétiens et est destiné à un grand succès dans les siècles suivants (particulièrement en Orient). Il suffirait, pour ne proposer qu’un exemple parmi légions, de penser à la place qu’occupe la beauté dans la théorie de la liturgie orthodoxe : c’est ce qui légitime la déflagration d’or et de couleurs qui jaillit de la multitude des icônes composant l’iconostase des églises de Russie et des Balkans. On pourrait aussi mentionner L’Idiot de Dostoïevski, personnage christique auquel on doit la célèbre phrase : « la beauté sauvera le monde ». L’idée sous-jacente, qui a son origine dans le Convive de Platon, est que la beauté constitue une ouverture vers un niveau supérieur de l’être. C’est par son entremise que l’être humain se souvient du divin, pourrait-on dire de façon quelque peu simplifiée. Voilà ce qui explique l’insistance de Grégoire sur ce thème, qui n’est pas –il faut le rappeler– éthique ou moral, mais spécifiquement mystique. Il y revient d’ailleurs quand il relate l’épisode du buisson ardent.

« Ayant passé un certain temps dans ce genre de vie, nous dit l’histoire, il eut une apparition du Dieu terrible. En plein midi une lumière plus brillante que celle du soleil resplendit à ses yeux. Étonné de cette étrange vision, il leva les yeux vers la montagne et vit un buisson d’où la lumière jaillissait comme une flamme. Les branches du buisson restaient fraîches dans la flamme comme sous une rosée. Il se dit à lui-même : allons voir ce spectacle grandiose. Mais à peine avait-il dit cela que le miracle de la lumière n’affecta plus seulement ses yeux, mais ce qui est le plus étonnant, les rayons de la lumière se mirent à briller aussi à ses oreilles. En effet la beauté de la lumière se distribuait à l’un et à l’autre sens, illuminant les yeux par le miroitement des rayons et éclairant les oreilles par des enseignements incorruptibles. La voix de la lumière empêcha Moïse de s’approcher de la montagne, alourdi par des chaussures mortes. Mais quand il eut défait ses pieds des chaussures il put toucher la terre qui était dans le champ de la lumière divine » (I,20).

L’épisode du buisson ardent est représenté dans les formes d’une véritable expérience mystique. Nombreux éléments caractéristiques de celle-ci sont présents : l’approche au transcendant qui requiert une spoliation de soi (les chaussures « alourdissent » l’ego de Moïse), une lumière éblouissante qui illumine l’esprit du croyant lui transmettant des vérités supérieures, la beauté (encore) comme voie d’accès à Dieu. Cette lumière divine qui se manifeste à l’homme est si forte qu’elle finit par en offusquer toute perception : elle devient ténèbre. C’est là un leitmotiv de la littérature contemplative des siècles suivants (Pseudo-Denys l’Aréopagite ou Maître Eckhart, par exemple), qui tente d’exprimer –de façon paradoxale, certes– l’effet d’un contact avec une dimension supérieure de l’être : notre nature humaine, bornée et imparfaite, nous fait percevoir comme aveuglant ce qui devrait nous éclaircir l’esprit.

Pour mieux saisir cet aspect, nous devons nous tourner vers la partie centrale de ce texte, c’est-à-dire le passage qui relate la rencontre de Moïse avec Dieu sur le mont Horeb.

«Après cela, la pure transparence de l’atmosphère, jusque là lumineuse, s’obscurcit et devint ténébreuse, si bien que la montagne était invisible, environnée par la ténèbre tout autour. (…), [Moïse] affronta les ténèbres elles-mêmes et pénétra dans les réalités invisibles, lui-même se dérobant à la vue. Ayant pénétré en effet dans le sanctuaire de la divine mystagogie, il y entra en contact avec l’invisible, disparaissant à la vue, enseignant, je pense, par là, que celui qui veut s’approcher de Dieu doit quitter tout le visible et ayant élevé son esprit vers l’invisible et l’incompréhensible, comme sur le sommet d’une montagne, croire que le divin demeure là où n’atteint plus la saisie de l’intelligence » (I,43; I,46).

Vient ensuite l’interprétation de l’auteur :

«Ayant laissé toutes les apparences, non seulement ce que perçoivent les sens, mais ce que l’intelligence croit voir, il [l’esprit] tend toujours plus vers l’intérieur jusqu’à ce qu’il pénètre, par l’effort de l’esprit, jusqu’à l’invisible et à l’inconnaissable et que là il voie Dieu. C’est en cela que consiste en effet la vraie connaissance de celui qu’il cherche et sa vraie vision, dans le fait de ne pas voir, parce que celui qu’il cherche transcende toute connaissance, séparé de toute part par son incompréhensibilité comme par une ténèbre» (II,163).

La conception de Dieu comme ténèbre (que l’on retrouve dans toute l’histoire de la mystique) est l’expression d’une transcendance sans compromis. En effet, un Dieu qui échappe à toute détermination (un thème philosophique qui remonte à Plotin, et même plus loin dans le passé) et suscite une théologie apophatique[3] est un Dieu dont l’expérience se situe au-delà des capacités perceptives humaines. Et il suscite une spiritualité qui ne peut se renfermer dans une vision identitaire de la foi : on ne saurait s’approprier d’un Dieu ainsi conçu (même si on l’a fait et on le fait constamment; même si Grégoire lui-même l’a fait). De plus, un Dieu ainsi conçu n’est plus une destination mesurable, un point d’arrivée que l’on pourrait atteindre : c’est plutôt un point focal qui oriente un parcours, qui attire sans jamais se laisser rejoindre (du moins en cette vie).

Dans ce dernier passage, il est dit que l’esprit «tend» vers Dieu. C’est là un autre motif fondamental de l’œuvre, encore une fois destiné à devenir un fondement de la théorie mystique successive : la tension vers Dieu (l’épectase: du grec, l’acte de tendre le bras vers quelque chose). Grégoire récupère cette notion de mouvement perpétuel et jamais abouti de Paul de Tarse :

« Ce n'est pas que j'aie déjà remporté le prix, ou que j'aie déjà atteint la perfection; mais je cours, pour tâcher de le saisir, puisque moi aussi j'ai été saisi par Jésus Christ. Frères, je ne pense pas l'avoir saisi; mais je fais une chose: oubliant ce qui est en arrière et me portant vers ce qui est en avant, je cours vers le but, pour remporter le prix de la vocation céleste de Dieu en Jésus Christ » (Philippiens 3,12-14)

L’épectase est un mouvement qui est engendré par le désir de Dieu. Car en effet, Dieu est l’objet d’un désir, et ce dernier est déclenché par sa beauté (on revient à ce thème). Moïse est dit être beau, alors que Dieu est le Beau, distinction qui exprime une affinité de nature entre l’âme et son créateur (qui motive le désir) mais qui précise aussi la différence essentielle empêchant au désir de Moïse (l’âme) d’être assouvi une fois pour toutes. En effet, le fini ne peut contenir l’infini sous peine de rencontrer une grave désillusion, une lassitude suivant la satiété (signe que ce qui est saisi n’était pas infini). C’est donc dans le mouvement perpétuel vers l’objet du désir que réside la paix et l’assouvissement du croyant : « Donc, ce qu’il désire s’accomplit pour Moïse par là même que son désir demeure inassouvi » (II,235).

L’épectase, ce mouvement qui est lieu de rencontre entre juifs et chrétiens dans leur quête de Dieu (mais le concept est présent également dans le soufisme musulman) incarne ce que l’auteur considère comme le « mouvement immobile », c’est-à-dire la condition qui nous rapproche le plus de la divinité : un progrès continu mais jamais abouti, seule condition où le fini humain peut effleurer l’infini divin. D’autre part, ce mouvement situe et donne un sens aux fait d’une vie, aux événements d’une histoire : il les situe dans un enchaînement, une course comme celle de Paul... Avec la formule « lorsque tu auras… (fait ceci ou cela) » (II, 315-317), Grégoire entame une succession (akolouthia, en grec) détaillée de toutes les entreprises de Moïse, énumérées le long de deux pages et enlignées sous forme d’une suite causale (chaque fait amène au suivant, de sorte que l’on ne pourrait en éliminer un sans briser la chaîne qui les relie). Quand Moïse aura accompli tout cela, Grégoire conclut : « […] alors tu approcheras du terme. J’entends par terme ce en vue de quoi tout ce fait ».

Ce que nous communique l’auteur ici, c’est le sens de l’expérience humaine du divin : la beauté engendre un désir, qui à son tour déclenche un mouvement perpétuel; celui-ci ordonne l’existence humaine en l’orientant vers un but jamais atteint. Il s’agit d’une vision organique (voire narrative) des évènements d’une existence. L’effort suprême du théologien est d’affirmer, par l’interprétation de la vie de Moïse, que la vie et l’histoire ne sont pas un agrégat de faits épars mais ont un sens cohérent et sont l’expression d’un mouvement qui a un but, d’une tension vers une destination propre à l’âme.

Le Moïse chrétien : conclusions

Il convient maintenant de tenter de répondre à la question qui anime cette réflexion. Qui est le Moïse des chrétiens? Si l’on répond avec Grégoire de Nysse, on dira que Moïse est l’homme qui court vers l’infini, image d’une âme qui désire et cherche Dieu sans répit, progresse sans aboutir et dans le progrès même trouve son aboutissement. Le Moïse de Grégoire représente l’aveu d’une incapacité à regarder Dieu en face, c’est-à-dire à le connaître. Il s’agit d’une conception de Dieu sans déterminations, sans définitions, invisible, inconnaissable, ineffable. Dieu est un au-delà, comme nul autre que Qohélet a su l’exprimer. D’ailleurs, Grégoire a écrit aussi un commentaire sur ce livre de la Bible (où il parle justement de l’épectase). Comment est-il seulement concevable de s’approprier d’un Dieu ainsi conçu et le transformer en un enjeu identitaire? Ce Dieu, tellement lumineux au point où il devient ténèbre, n’est plus un dieu ethnique ou exclusiviste, il est l’objet d’une quête. Se perdre en Dieu, ce n’est pas le réaffirmer dans le monde mais tout le contraire : comme le dit Grégoire, c’est devenir invisible à celui-ci, comme Moïse dans la lumière du Sinaï. Ce qui signifie que prétendre affirmer quoi que ce soit de Dieu reviendrait à un acte d’ignorance présomptueuse.

Le Moïse du chrétien Grégoire exprime la soif de transcendance de l’être humain : l’exigence pressante d’une recherche incessante qui naît de l’intuition d’un au-delà. Cette considération s’avère particulièrement pertinente face à un monde postmoderne où la différence entre croyance et incroyance est de plus en plus difficile à établir, mais où celle entre indifférence et recherche est – par contre – de plus en plus importante. Le passage où Qohélet semble parler de cet aiguillon propre à l’esprit humain ( « Il a mis aussi dans leur cœur l'éternité, mais sans que l'homme puisse comprendre l'œuvre que Dieu fait, du commencement jusqu'à la fin », Qo 3,11) m’apparaît susceptible de remettre en contexte la tension de Moïse vers un Dieu inconnu et inconnaissable : il y a, incrustée dans l’âme, ce sentiment de l’infini[4] qui vient avec l’incapacité à le comprendre. C’est là la condition de départ de l’épectase, cette tension vers un dépassement, une plénitude que l’on n’atteint jamais mais que l’on recherche toujours.

Je termine donc avec les mots du plus grand des mystiques chrétiens, Maître Eckhart:

« C’est pourquoi je dis : dans tous les dons et œuvres nous devons apprendre à considérer Dieu, à ne nous satisfaire de rien et à ne nous fixer à rien. D’aucune manière nous n’avons de point d’arrêt dans cette vie, et il n’y en eut jamais pour aucun homme, si loin qu’il soit allé. Avant toutes choses, il faut qu’en tout temps l’homme soit tendu vers les dons de Dieu et toujours de nouveau[5] » .

[1] Michel de Certeau, La fable mystique. Paris, Gallimard 1982, p. 124.

[2] Pour la traduction du texte grec (ainsi que les informations générales concernant cette œuvre), voir : Jean Daniélou, Grégoire de Nysse. La vie de Moïse ou traité de la perfection en matière de vertu. Paris, Cerf 2007.

[3] C’est-à-dire qui ne peut dire ce que Dieu est, mais seulement le suggérer en recourant à des affirmations négatives.

[4] J’emprunte ici le concept de Friedrich Schleiermacher.

[5] Maître Eckhart, Discours du discernement. Traduit et présenté par A.J. Festugière. Orbey (Haut-Rhin), Arfuyen 2003, p. 119.

Remarques de l’éditeur

*Exposé présenté au Dialogue judéo-chrétien de Montréal au cours d’une « conférence à deux voix » le 28 mai 2014. Fabrizio Vecoli Fabrizio Vecoli a complété un diplôme de 2e cycle (2000) et un doctorat (2004) à l’Université de Turin avec le professeur Giovanni Filoramo, spécialiste de la gnose ancienne, du christianisme et de la théorie de la religion. Il a été professeur et chercheur au Département d’Histoire de l’Université de Turin, puis professeur invité à l’Université de Montréal et à l’Université Saint-Paul d’Ottawa. Il est professeur régulier à la Faculté de théologie et de sciences des religions de l’Université de Montréal depuis 2012. En plus du monachisme ancien, son champ d’étude inclut les rapports entre christianisme et autres religions anciennes, notamment le manichéisme, à l’époque de l’antiquité tardive.