Ayant pour thème « Miséricorde et espérance », cette commémoration intégrée à la messe du dimanche a permis aux quelque 300 chrétiens et juifs rassemblés à l’Église Saint-Georges de porter dans leur prière les victimes juives et non juives de la Shoah. Elles se sont demandé comment, devant la tragédie de la Shoah, on peut croire en la miséricorde de Dieu et trouver une espérance. Elles ont prié pour les victimes de toutes les autres tragédies de masses provoquées par la haine et l’exclusion, hier comme aujourd’hui et supplié le Seigneur de soutenir leur engagement à promouvoir le respect, la justice et la miséricorde.
Trois interventions principales ont été faites au cours de la commémoration. M. Jonathan R. Slater, directeur du programme d’études juives de l’Université de l’État de New York à Plattsburgh et animateur de la Communauté juive de la Rive-Sud, a commenté le récit du « buisson ardent » (Exode 3,1-12), lu en hébreu par M. Harry Bolner, vice-président de cette communauté. Le Père Yvon Laroche, prêtre collaborateur de la paroisse et président de la célébration, a donné l’homélie sur l’Évangile du jour, un extrait de l’Évangile de Jean (14,23-29). Enfin, Mme Alice Herscovitch, Directrice générale du Musée Commémoratif de l’Holocauste à Montréal, a évoqué les leçons qu’on peut apprendre des survivants de la Shoah. Nous reproduisons ici ces trois interventions.
Rétablir l’humanité et reprendre espoir
Jonathan R. Slater, Ph.D., Communauté juive de la Rive-Sud
Ce n’est pas seulement depuis la Shoah que les Juifs s’interrogent sur l’essence de leur relation à Dieu. Au troisième chapitre du Livre de l’Exode (3,1-12), Dieu dit à Moïse qu’Il allait délivrer le peuple juif afin de lui donner la Torah et le conduire jusqu’à la Terre d’Israël. Moïse demande à Dieu comment expliquer à ses semblables le silence de Dieu tout au long des siècles d’esclavage des Juifs.
La question de Moïse nous amène naturellement à penser à la manière dont Dieu a agi envers nous durant ces générations de souffrance. Il est vrai que les Juifs en Égypte avaient sombré longtemps dans un état spirituel dangereux. Tout comme leurs maîtres égyptiens, les Juifs servaient les idoles pendant leur captivité.
Cependant, Dieu n’a demandé à Moïse ni de réprimander les enfants d’Israël, ni d’exiger qu’ils amendent leur conduite sur-le-champ. Au contraire, Dieu a demandé à Moïse de leur rappeler leur lien avec leurs ancêtres et de leur annoncer que Dieu allait rapidement les délivrer de leurs souffrances. C’est de cette façon que Dieu a ravivé la confiance des Juifs en Dieu.
En agissant ainsi, Dieu voulait que ses enfants ne sombrent plus dans le désespoir et dans l’incertitude. Dieu a agi de manière à ne pas laisser ses enfants vulnérables. Dieu a agi ainsi afin d’éviter que la peur ne prenne racine parmi les Juifs et qu’ils ne se détournent de Dieu pour se réconforter à nouveau auprès des idoles. En effet, lorsque la confiance complète en Dieu est perdue, la réalité fondamentale est menacée.
C’est dans un tel contexte que la Shoah met à mal notre concept d’un Dieu bon, qui nous délivre du mal. Vous avez certainement entendu cet argument, par exemple, en réponse à la question de l’absence, et donc la culpabilité de Dieu, pendant la Shoah : « La Shoah n’a pas été un acte causé par l’absence de Dieu, mais un acte commis par un groupe contre un autre groupe. » À mon avis, c’est une réponse simpliste et dangereuse, qui suggère que Dieu est resté silencieux face au mal perpétré par les Nazis – ou pire, que Dieu a été complice de leurs projets. D’où l’idée que les Juifs avaient mérité leur sort.
Il faut poser la question autrement : « Comment Adolf Hitler, né dans une famille catholique pieuse, ou Gerhard Kittel, pasteur protestant et célèbre philosophe, ainsi que des centaines de milliers d’autres personnes croyantes, ont-ils pu concevoir un monde judenrein, c’est-à-dire libre de Juifs ? » Je vous propose cette hypothèse : les Nazis, tout comme les Égyptiens de l’Antiquité, vivaient comme si Dieu n’existait pas.
Cette mentalité implique une vie dont la relation avec l’ensemble de l’existence est rompue. Le monde devient menaçant et hostile. La haine remplace l’amour. La négation de l’autre s’opère avec bonne conscience. La marche vers la domination totale et vers l’anéantissement de l’ennemi fait appel au devoir, au sacrifice et à la soumission des individus aux valeurs supérieures du sang du peuple. Les Nazis ont mené un combat contre la réalité même. Ils ont façonné une religion idolâtre, mise au service du méchant et conçue de la revanche et de la méfiance profonde envers les autres.
Après une telle catastrophe, la question se pose de la manière suivante : comment le bien peut-il se rétablir? Tout comme Moïse il y a 3 200 ans, par quel raisonnement allons-nous nous convaincre de la centralité de Dieu dans l’univers? Pour nous, les Juifs, il y a six millions de raisons de ne croire à rien. Est-ce qu’il existe un Dieu accueillant pour nous libérer de l’absurdité de nos souffrances et nous emmener hors de cette Égypte infernale?
La Shoah est devenue le symbole de l’inhumanité, du génocide, et aussi de l’éloignement du peuple allemand et de ses collaborateurs des principes divins. Même si vous ne croyez pas à Dieu, la guerre contre le bien ne doit pas pouvoir vaincre. Au contraire, nous avons un devoir de rétablir l’humanité et de reprendre espoir.
Rappelons-nous que Dieu ne se rencontre pas immédiatement, même lorsqu’on est plongé dans la misère ou encombré de tribulations et de malheur. Dans le Livre de l’Exode, Dieu répond qu’Il ressentait bien la douleur qu’éprouvaient les Israélites tout au long de leur exil en Égypte. Malgré tout, l’exil a pris fin. La miséricorde de Dieu peut s’exercer à tout moment, même si elle n’est pas apparente.
Tu es un Dieu fragile
Yvon LAROCHE, sv
« Celui qui ne m’aime pas dit Dieu, ne garde pas mes paroles » (Jean 14,24). Et celui qui n’aime pas Dieu, pourrait-il aussi ne pas aimer son prochain? Dans le respect de la liberté humaine, Dieu invite l’homme, la femme, le jeune, à l’aimer et à nous aimer les uns les autres.
Si un cœur humain se refuse à aimer Dieu, alors pourquoi ne se ferait-il pas Dieu lui-même? Et pour y arriver, il peut aller jusqu’à la monstruosité.
Satan, c’est le dégradant. Au-delà du meurtre de tous ces malheureux, il y avait dans ces camps d’exterminations un but plus obscur, plus horrible, que l’humanité n’avait pas encore inventé : le but suprême n’était-il pas que les prisonniers perdent à leurs propres yeux, leur qualité d’homme? D’où la soupe renversée pour que certains des plus affamés viennent laper par terre. Et que dire des expériences de mutilations et ces stérilisations. Le mal suprême, n’est-ce pas le mépris systématique de la dignité de la personne? Et pourtant, « Ce que vous faites au plus petit des miens, c’est à moi que vous le faites » (Matthieu 25,40).
« Je vous donne ma paix… et ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne… » (Jean 14,27). Oui Seigneur, juifs et chrétiens, nous avons besoin de ta paix pour rester fidèle à ton alliance et ne pas perdre confiance en toi. Sans ta paix, Auschwitz arrache, déracine ma foi. Je ne suis qu’un homme, rien qu’un pauvre homme qui découvre que le mal existe. Après Auschwitz hélas, cela est tout à fait incontestable.
Je suis croyant, rien qu’un pauvre croyant, et je crois en toi qui es tout puissant. Mais je ne peux m’empêcher de me demander, si tu es tout-puissant pourquoi tu as laissé faire Auschwitz? Plusieurs ont été tentés de penser que c’est parce que tu n’étais pas bon. Quand j’écris cela je pleure. Non Seigneur! Je sais et je crois que tu es bon. Alors se peut-il que tu ne sois pas tout puissant?
Tout doucement tu me fais découvrir que tu n’es pas tout puissant à la manière de notre monde. Tu es tout puissant en amour, mais tu es fragile comme ces petits enfants que l’on a tués dans ces camps d’extermination. J’espère Seigneur, que du fond de leur misère, ces hommes, ces femmes et ces enfants d’Auschwitz, ont entendu le murmure de ta voix leur dire : « Que votre cœurs ne soit pas bouleversés ni effrayé. »
Et dire que ça continue! Dans la ville d’Alep, en Syrie, on vient de bombarder un hôpital tenu par « Médecin sans frontières » et « La Croix-Rouge Internationale. » Quand pourrons-nous refuser l’inacceptable?
Le legs des survivants
Alice Herscovitch
En tant que directrice du Centre commémoratif de l’Holocauste à Montréal, j’ai le privilège de travailler tous les jours, depuis plusieurs années, avec des personnes survivantes de la Shoah. Alors qu’est-ce que j’ai pu apprendre, qu’est-ce qu’on peut tous apprendre, de ces êtres humains qui ont survécu à un des moments les plus tragiques, les plus haineux, les plus sombres de l’histoire de l’humanité? Comment pouvons-nous, tout en reconnaissant la profondeur de la capacité humaine pour la cruauté et la destruction, reconnaitre aussi et mettre en œuvre notre capacité d’agir pour la justice, la protection des minorités et le respect d’autrui?
Retournons un peu dans l’histoire pour mieux comprendre. Avant la Deuxième Guerre mondiale, il y avait au Québec plus de 63 000 personnes juives, immigrantes ou déjà bien établies, car le premier juif est arrivé au Québec en 1761. Au fil des ans, ils se sont installés surtout à Montréal. Mais entre 1933 et 1945, les années de persécution nazie en Europe et en Afrique du nord, les portes du Québec et du Canada étaient fermées à l’immigration, et surtout aux juifs, malgré des cris d’alarme qui nous arrivaient.
L’Holocauste, c’est le simple fait que six millions de personnes, dont un million et demi d’enfants, ont été assassinés pour la seule raison qu’ils étaient : riches ou pauvres, capitaliste ou socialiste, pratiquant ou non, s’identifiant à la culture juive ou non. L’Allemagne nazie et ses alliés avaient l’intention, par la persécution systématique, de tuer tous les juifs de l’Europe. Voilà ce que fait une théorie de race et de pureté de race.
Les premiers survivants sont arrivés au Canada en 1947-1948 : des jeunes adultes, des adolescents, des enfants orphelins qui faisant tous partie d’un programme spécial pour 1 000 orphelins, parrainé par le Congrès juif canadien. Ces jeunes, et ceux qui les ont suivis (en tout, 40 000 survivants ont finalement été accueilli au Canada dans les premières années après la guerre) ont pris des engagements sérieux, importants, envers la mémoire des six millions, de leurs familles, villages, communautés et mode de vie détruits.
Leur première priorité était certainement la survie, mais ils ont immédiatement débuté le travail de commémoration. En 1976, ayant déjà établi des organismes d’entraide et de commémoration, ils ont décidé de sensibiliser le public, d’ouvrir la commémoration à d’autres, de partager leurs histoires, de se rapprocher de leurs nouveaux voisins en établissant le Centre commémoratif de l’Holocauste à Montréal, le premier musée d’histoire sur le sujet en Amérique du nord. Notre musée rejoint maintenant presque 17 000 visiteurs par année.
C’est une première leçon sur l’humanité, qui peut nous faire grandir : ce n’est pas parce qu’un peuple (une tribu, une communauté, un pays, ou des croyants d’une religion) est déshumanisé, est traité comme sous-humain, qu’il le devient. On ne peut pas enlever son humanité à qui que ce soit. Je pourrais vous raconter bien des histoires vraies illustrant ce propos.
Ces survivants montréalais ont choisi d’agir, de rétablir leurs vies ici, de contribuer à la culture, aux affaires, aux sciences, en tant qu’ouvriers, à leurs pays adoptif. Ils se sont mariés, ils ont fondé des familles, non en remplacement de celles qu’ils ont perdues, car on ne peut pas remplacer une vie avec une autre, mais parce que l’espoir renaît, malgré nous parfois. Les survivants, dont certains sont toujours engagés au Centre, à 90 et 80 et 75 ans pour les plus jeunes, continuent de raconter leurs histoires et celles de leurs communautés afin de sensibiliser le public aux conséquences de la haine et du non-respect de minorités.
Imaginez-vous qu’ils ont livré leurs témoignages à presque 12 000 personnes, surtout des jeunes, l’année passée. Soixante-dix ans plus tard, ils sont encore en mode éducation. Leurs témoignages sont enregistrés pour l’avenir, pour prévenir l’antisémitisme et le racisme, pour contrer le négationnisme. Ils sont toujours prêts à rencontrer les victimes d’autres génocides, afin de les encourager, de leurs aider à rebâtir leurs vies. Ils servent de modèles, en toute modestie, car ils comprennent cela comme une responsabilité envers leurs propres familles massacrées et envers l’humanité. Les six millions ne pouvaient plus parler et les survivants l’ont fait à leur place. Ils ont choisi de raconter l’histoire humaine de ce génocide, de ne pas permettre au monde d’oublier.
Que nous lèguent ceux et celles que nous commémorons aujourd’hui? Qu’est-ce qu’on a pu apprendre des personnes survivantes qui ont servi de mémoire depuis plus de 70 ans? Qu’il faut continuer à connaitre et raconter ces histoires, histoires de vie de peine et de destruction, mais aussi de courage, de capacité humaine de résister. Nous avons une responsabilité de passer cette mémoire à nos voisins, à nos enfants, à la postérité. L’horreur de la Shoah ne peut pas être changée. Nous n’avons pas ce pouvoir. Mais nous avons le devoir de mémoire. Aujourd’hui, nous avons choisi d’honorer ceux et celles qui ont été assassinés et les survivants. C’est à nous de poursuivre cette obligation de commémoration.
Nous pouvons aussi comprendre, de ces survivants, l’importance de ce que veut dire une communauté. Malgré nos différences, parfois apparentes, nous nous devons d’apprendre le dialogue et la solidarité. Quand nous parlons de vivre ensemble, il faut vraiment le vivre.
Le rabbin Éphraim Oshry, lui-même survivant de l’Holocauste, a dit, au sujet de ses coreligionnaires : « Certains résistent avec des armes, d’autres avec leurs âmes ». Nous pouvons tous certainement résister avec nos âmes, nos voix, nos actes quand nous sommes témoins d’injustice. Des personnes justes, morales, juives et chrétiennes l’ont fait à péril de leurs vies pendant le génocide. C’est peu demander de nous, qui vivons dans une société démocratique, prospère, où nous ne sommes pas menacés, d’intervenir, d’aider, de combattre le racisme et l’antisémitisme, de prendre voix quand nous voyons, encore de nos jours, le génocide de peuples, des crimes de guerre, des crimes d’atrocité de masse.
Notre promesse, notre engagement, doit être large : nous devons être des citoyens engagés à prévenir la violence et l’augmentation d’actes de haine et de terreur. Notre obligation est de réparer ce monde, du mieux qu’on peut. C’est cela comprendre le legs de la Shoah et de ces survivants qui sont vos voisins.
Plusieurs survivants me disent, presque tous les jours, quand on les remercie d’avoir sensibilisé un groupe ou d’avoir agi pour poursuivre ce devoir de mémoire : « Je n’ai pas le choix » ou «c’est une promesse que j’ai faite quand j’ai survécu ». Nous ici rassemblés, avec le monde qui nous entoure, devons partager cette responsabilité. C’est à notre tour de partager ce fardeau. Il nous faut avancer, armés de la connaissance et la volonté de se souvenir, créer et promouvoir la compréhension, combattre et trouver des solutions aux préjugés.
Nous ne pouvons pas prétendre que des décennies de sensibilisation et de commémoration de l’Holocauste ont pu protéger le monde de ce mal. Mais c’est à notre tour d’honorer la mémoire de tous ceux qui ont été tués et l’œuvre de toute la vie des survivants montréalais et de nous approprier cette bataille comme la nôtre.