L’importance de la judéité de Jésus pour l’interprétation des Évangiles

Dans la première partie de cet article, nous aborderons certaines raisons théologiques et historiques qui expliquent l’exclusion de la judéité de Jésus à la fois du judaïsme et du christianisme. Dans la deuxième partie, nous discuterons de l’importance de la judéité de Jésus pour comprendre le contexte de la vision du monde des auteurs bibliques. Dans la dernière partie, à titre d’étude de cas, nous démontrerons, en interprétant Matthieu 16,13- 20 (la question du «roc») et Luc 11,1-4 (le Notre Père) avec des «yeux juifs», que nous pouvons obtenir une interprétation différente et même meilleure de ces deux textes, qui correspond mieux au contexte des auteurs bibliques.

Introduction

Tant dans le judaïsme que dans le christianisme, pour diverses raisons, Jésus a été dans une certaine mesure séparé ou détaché du judaïsme. Cependant, comme le dit Matthias Henze (2018, 15), nous assistons depuis cinquante ans à des changements significatifs dans l’approche et la vision du monde juif des Évangiles et, par conséquent, du Nouveau Testament. Ce changement positif devrait affecter non seulement notre vision de la «judéité de Jésus», mais aussi l’interprétation biblique. En effet, nous pouvons nous attendre à ce que Jésus ait vécu, pensé, parlé et enseigné en tant que juif et non en tant que «chrétien» au sens historique du terme.

Sur la base de ce raisonnement, dans la première partie de l’article, nous aborderons certaines raisons théologiques et historiques de l’exclusion de la judéité de Jésus à la fois du judaïsme et du christianisme. Dans la deuxième partie, nous discuterons de l’importance de la judéité de Jésus pour comprendre le contexte de la vision du monde des auteurs bibliques. Dans la dernière partie, à titre d’étude de cas, nous démontrerons, en interprétant Matthieu 16,13-20 (la question du «roc») et Luc 11,1-4 (le Notre Père) à travers des «yeux juifs», que nous pouvons obtenir une interprétation différente et même meilleure de ces deux textes, qui correspond mieux au contexte des auteurs bibliques.

La judéité de Jésus: judaïsme et christianisme

Jésus était juif, mais sa religion était-elle le judaïsme ou le christianisme? En abordant cette question, nous devons comprendre que le fait d’être «juif» n’implique pas l’adhésion à une quelconque branche du judaïsme, car on peut être juif sans être religieux. La question de la judéité de Jésus vise en fait la question de sa religion. En effet, Jésus est-il venu pour établir une nouvelle religion ou pour accomplir, selon les mots de Paul, «ce qui avait été promis aux Pères» (Romains 15,8)[1]? Bien que cette question puisse être interprétée de nombreuses façons et qu’elle ait de nombreuses conséquences importantes, je me concentrerai sur l’herméneutique, notamment sur les Évangiles. Examinons d’abord le point de vue chrétien, puis le point de vue juif sur la judéité de Jésus.

1.1 Le christianisme

Selon Garber et Hanson (2020, vii), «au cours des siècles, le Jésus historique a été effectivement «déjudaïsé» à tel point que rappeler cette évidence est en fait devenu pertinent. Pour la plupart des gens d’aujourd’hui, il est pratiquement impossible de retirer le rideau de ce qui est devenu le christianisme catholique, grec orthodoxe et protestant pour apprécier le juif qui a précédé la foi établie en son nom.» Markus Barth (2015, 11) a également écrit que «[p]lusieurs personnes aujourd’hui trouvent apparemment possible de séparer le souvenir du juif Jésus de la croyance en Jésus-Christ. Affirmer que Jésus est juif, c’est les insulter, les affliger, les agacer et, en fait, les provoquer jusqu’à la contradiction, la suspicion et la haine.»

Pour Géza Vermès (2003, 53) cette attitude a son origine dans les conflits rapportés par le Nouveau Testament. Tout d’abord, les Évangiles font état d’un conflit entre Jésus et certains de ses compatriotes. Il y a ensuite, entre les apôtres et les juifs palestiniens, un conflit qui s’est poursuivi depuis le premier siècle de notre ère. Ces conflits ont présenté Jésus comme un opposant au judaïsme et, par conséquent, l’Église issue du paganisme s’est développée dans cette attitude, considérant le judaïsme comme hostile au christianisme. À tel point que, selon Vermès (2003, 54), «toute reconnaissance du judaïsme comme n’étant pas totalement étranger au christianisme aurait été perçue par la plupart des pères de l’Église comme une déloyauté flagrante à l’égard de leur foi». Le conflit entre Jésus et le judaïsme a donné naissance à une nouvelle religion, le christianisme.

Heureusement, nous vivons à une époque où le fait que Jésus soit juif n’est pas, pour la plupart, un sujet de discussion. Selon Tom Holmén (2007, 2), dans sa critique de «la quête du Jésus historique», Albert Schweitzer a souligné, en opposition au Jésus libéral et modernisé, l’origine juive de Jésus et la nécessité de comprendre Jésus dans le cadre du judaïsme de son époque. William E. Phipps (1993, 9) a également souligné que, parmi les chercheurs qui se consacrent à l’origine historique du christianisme, la judéité de Jésus n’était plus un sujet de débat. Comme l’affirme E. P. Sanders, il y a aujourd’hui un consensus quasi unanime sur le fait que Jésus a vécu en tant que juif. Sanders a également soutenu que nous devions lire le Nouveau Testament comme une source du judaïsme du premier siècle (Phipps 1993, 9). En conséquence, l’actuelle «troisième quête» reconnaît la judéité de Jésus et soutient qu’une image plausible du Jésus historique devrait se situer dans le judaïsme palestinien du premier siècle. Sur cette base, Holmén (2007, 3) observe que cette dernière quête a abouti à ce que l’idée de Jésus en tant que juif ne soit plus marginale, mais devienne une tentative courante de comprendre Jésus dans un continuum avec le judaïsme de son temps plutôt qu’en contraste avec lui. Matthias Henze (2018, 15-16) est également d’accord avec cela lorsqu’il dit que certains spécialistes chrétiens des cent à cent-cinquante dernières années ont développé une vision différente mais négative du judaïsme. Pour certains, le judaïsme avait perdu sa pertinence et sa légitimité avec l’apparition de Jésus et de ses disciples. D’autres sont même allés plus loin en affirmant qu’Israël n’était plus la nation choisie par Dieu et qu’elle avait été remplacée par l’Église. Cependant, au cours des cinquante dernières années, des changements très significatifs sont intervenus dans la manière dont les chercheurs abordent et considèrent le monde juif du Nouveau Testament. Pour Henze, cela signifie qu’il faut prendre en considération la littérature produite à l’époque du Second Temple et lire le Nouveau Testament comme faisant partie du monde beaucoup plus vaste du judaïsme ancien.

Si nous sommes d’accord avec Holmén (2007, 3) pour dire que Jésus faisait partie de la religiosité juive diverse et hétérogène qu’on appelle également « les judaïsmes» anciens, Garger et Hanson (2020, viii) soulignent à juste titre la question de la judéité de Jésus:

Certes, identifier Jésus comme un juif n’est guère suffisant étant donné la multitude de sectes anciennes qui habitaient la terre d’Israël à l’époque du Second Temple. Nous savons beaucoup de choses sur les pharisiens, les sadducéens, les esséniens, etc., et des traités entiers ont identifié Jésus au camp des zélotes. La création d’une «identité» convaincante pour Jésus est une tâche complexe, intimidante et même mystifiante, étant donné que pratiquement chaque lettre de chaque mot des textes que nous possédons à son sujet a fait et continue de faire l’objet de débats vigoureux et de critiques sceptiques.

1.2 Le judaïsme

Présenter un point de vue juif sur la judéité de Jésus est une tâche difficile. Dans le recueil d’enseignements du Talmud, Jésus est décrit comme un bâtard et un sorcier. Leonard Swidler (1988, 2) met les chrétiens et les juifs «dans le même bateau» lorsqu’il écrit que la judéité de Jésus est ignorée par les deux parties:

Les chrétiens et les juifs considèrent automatiquement que Jésus est le nom de quelqu’un d’autre qu’un juif. Ce simple fait tend à couper les chrétiens de la racine de leur religion, la tradition hébraïque et juive. D’autre part, il tend également à couper les juifs d’un fils très important de leur tradition, qui est devenu le juif le plus influent de toute l’histoire, dépassant même en impact historique des géants tels que Moïse, David, Marx, Freud et Einstein.

Selon Peter Zaas (2001, 15), la question «Qui est Jésus» n’est pas une question qui a préoccupé les juifs tout au long de leur histoire. Il affirme également qu’«il n’y a pas de position juive sur l’identité de Jésus», de sorte que la question de l’identité historique précise de Jésus n’a que très peu de poids dans l’éventail des préoccupations religieuses juives[2]. Son argument repose sur le fait que le judaïsme n’est pas un credo, qu’il n’est pas fondé sur un ensemble de croyances partagées par tous les juifs et qu’il ne dispose pas d’une structure centrale faisant autorité pour déterminer ce que les juifs doivent ou ne doivent pas croire sur cette question ou sur toute autre.

Phipps (1993, 10) affirme que d’éminents chercheurs juifs ont conclu dans le passé que Jésus était un pharisien. Abraham Geiger, par exemple, a dit de Jésus qu’il était un pharisien galiléen. De même, Joseph Klausner, qui était un juif orthodoxe, a tenté de prouver que Jésus était resté un vrai juif pharisien. Martin Buber a aussi affirmé que la mort de Jésus occupait une position dans ce cercle de croyance. Certains juifs contemporains associent également Jésus aux pharisiens, comme le professeur Ellis Rivkin du Hebrew Union College et le rabbin Harvey Falk. Phipps (10-11) reconnaît que l’idée que Jésus ait pu être un pharisien est difficile à avaler parce que Jésus, dans les Évangiles, a sévèrement réprimandé les pharisiens. Par conséquent, dire que Jésus est un pharisien équivaut à un oxymore.

Observant le contexte nord-américain, Shaul Magid (2013, 133) écrit:

Les juifs contemporains d’Amérique ne semblent pas très intéressés par Jésus. Peu de rabbins aujourd’hui font des sermons sur Jésus en chaire et il y a peu de cours sur Jésus (ou le christianisme) dans l’éducation juive formelle ou informelle. Amy-Jill Levine, spécialiste contemporaine du Nouveau Testament, note à juste titre en passant: «Si, au niveau populaire, nous, juifs, sommes prêts non seulement à reconnaître mais aussi à être fiers de la judéité de juifs généralement non pratiquants tels que Sigmund Freud, Albert Einstein, les Marx (Karl et Groucho, bien que Karl ait été baptisé dans son enfance) et Jerry Seinfeld, pourquoi ne pas reconnaître Jésus, qui est tout à fait pratiquant? (…) J’ai entendu des rabbins de synagogues réformistes et conservatrices citer Homère (le poète grec et le père de Bart), Platon, Bouddha, Mahomet, Gandhi, Martin Luther King Jr, le Dalaï Lama et même Madonna (la chanteuse obsédée par la Kabbale, pas la mère de Jésus). Au moins, Jésus est juif en ce qui concerne sa famille, ses pratiques et ses croyances».

Sur la base d’une telle variété de réponses, que pouvons-nous conclure sur la position juive à l’égard de Jésus en tant que juif? Même si les réponses vont de l’hostilité à l’ignorance, on peut affirmer que la question de la judéité de Jésus sur le plan historique n’est pas problématique pour les juifs d’aujourd’hui. Selon Shaul Magid (135), «les juifs sont généralement plus à l’aise avec un Jésus historique parce que cela leur permet de contourner les problèmes doctrinaux de la christologie et de traiter Jésus comme un ‘juif’». Nous pouvons donc conclure que parler de Jésus en tant que juif devient plus problématique lorsque nous discutons de la judéité de ses enseignements, de ses revendications messianiques et surtout de la christologie, qui implique des croyances chrétiennes concernant la divinité de Jésus.

1.3 Jésus – un juif ou un chrétien?

Aujourd’hui et depuis 2000 ans, nous avons d’une part le christianisme qui célèbre Jésus comme le messie juif, incarné par Dieu, plus ou moins dépourvu de sa judéité, et d’autre part le judaïsme où Jésus est considéré comme le fondateur d’une nouvelle religion distincte du judaïsme.

L’analyse de la relation judéo-chrétienne dépasse le cadre de cet article, mais si nous prenons l’exemple de Craig A. Evans (2014, 143-144), auteur de best-sellers, celui-ci examine comment une chaîne tumultueuse d’événements survenus entre 30 et 70 de notre ère –en commençant par l’entrée de Jésus à Jérusalem, suivie de sa crucifixion, et se terminant par la destruction du temple– qui a conduit à la séparation entre les disciples de Jésus et les autres juifs. Parmi les thèmes abordés dans la discussion sur les causes profondes du clivage entre juifs et chrétiens, on peut citer plusieurs facteurs qui ont causé ou contribué à ce clivage. Tout d’abord, la mission agressive du christianisme auprès des païens et les conditions minimales d’entrée dans l’Église étaient en décalage avec le prosélytisme juif, qui demandait aux prosélytes juifs de prendre le joug de la Torah (m. Avot 3,5), ce qui impliquait une observation scrupuleuse des lois sur le sabbat et la nourriture. Deuxièmement, la divinisation de Jésus a rendu le christianisme d’autant plus inacceptable pour les juifs qu’il apparaissait comme une violation directe du premier commandement. Troisièmement, le changement ethnique qui s’est manifesté par la diminution du nombre de membres juifs dans l’Église primitive et l’augmentation du nombre de membres païens a commencé à effacer le caractère juif de l’Église, ce qui à son tour a découragé l’arrivée de convertis juifs. L’une des conséquences de ce changement fut que la Septante devint la version préférée des Écritures de l’Église primitive, plutôt que l’Ancien Testament hébreu et son interprétation araméenne. Pour Evans, cette préférence pour la Septante a éloigné les croyants païens des croyants juifs. Quatrièmement, les intérêts nationalistes juifs ont finalement conduit à la destruction de Jérusalem et du Temple hérodien en 70 de notre ère, puis à la défaite de Bar Kokhba (135), entraînant la perte de Jérusalem en tant que ville juive et d’Israël en tant qu’État, ce qui a signifié la perte du terrain commun partagé par les chrétiens païens et juifs et a conduit à la persécution des chrétiens par Bar Kokhba. Evans ajoute que les guerres juives pour la libération du contrôle romain et les espoirs de reconstruction du temple ont été particulièrement difficiles pour les chrétiens juifs parce qu’ils ont souvent été obligés de choisir entre leur foi en Jésus et leur loyauté envers leur nation et leur peuple. Mais le facteur fondamental de la division entre juifs et chrétiens était que «pour beaucoup de juifs, le simple fait que Jésus avait été mis à mort et que le royaume de Dieu ne s’était pas concrétisé. Ces deux points annulaient apparemment toute revendication messianique» (2014, 145). En d’autres termes, Jésus n’a pas réussi à établir le royaume de Dieu sur terre, et il n’a pas régné en tant que roi d’Israël puisqu’Israël est resté sous l’emprise romaine.

Comme nous l’avons déjà noté, la discussion sur la judéité de Jésus ouvre des questions difficiles dans la relation entre le judaïsme et le christianisme, mais notre objectif ici est de voir comment la judéité de Jésus devrait affecter l’herméneutique chrétienne. Il est vrai que les différentes traditions chrétiennes lisent et interprètent la Bible différemment et ont des normes différentes qui donnent autorité à leur interprétation. Il est donc inutile d’affirmer que quelque chose est valable et normatif pour tous les chrétiens. D’autre part, si nous affirmons suivre un messie juif, notre herméneutique doit prendre sérieusement en considération sa judéité. Marvin Wilson (1989, 167) est sur la bonne voie lorsqu’il dit: «Les Occidentaux se sont souvent trouvés dans la situation déroutante d’essayer de comprendre un livre juif à travers le prisme de la culture grecque»[3]. L’herméneutique n’est pas seulement une question de méthode/s, c’est aussi une perspective ou une hypothèse théologique. C’est pourquoi il convient de noter les propos d’Abraham Joshua Heschel (1990, 302):

Le processus de déjudaïsation au sein de l’Église a ouvert la voie à l’abandon des origines et à l’aliénation du cœur de son message. La question vitale pour l’Église est de décider si elle doit chercher ses racines dans le judaïsme et se considérer comme une extension du judaïsme, ou si elle doit chercher ses racines dans l’hellénisme païen et se considérer comme une antithèse du judaïsme. L’aliénation spirituelle d’Israël est exprimée avec le plus de force dans l’enseignement de Marcion, qui affirmait la contrariété et la discontinuité abrupte entre le Dieu de la Bible hébraïque et le Dieu que Jésus était venu révéler.

2 L’importance de la judéité de Jésus pour comprendre la vision du monde des auteurs bibliques

Jésus était juif, mais on peut se demander quel type de juif il était. En tant que juif, sa foi était le judaïsme, ce qui devrait avoir d’énormes implications herméneutiques pour les chrétiens d’aujourd’hui. Tout d’abord, la Bible de Jésus était ce que les chrétiens appellent l’Ancien Testament ou Tanakh. Ses enseignements étaient remplis de citations du Tanakh, mais ce n’est pas tout. Comme Jésus vivait dans une culture biblique qui connaissait bien les textes bibliques, il a utilisé la technique de l’allusion, comme tous les rabbins, pour communiquer son message. Ce mode de communication exige que les auditeurs connaissent bien le texte biblique, faute de quoi l’allusion n’aura aucun sens pour eux. L’allusion rabbinique est une technique dans laquelle l’orateur cite une partie du verset et le reste demeure inexprimé. L’auditeur doit compléter ce qui n’est pas dit en se basant sur sa connaissance du texte biblique. Parfois, une référence ne peut comporter qu’un ou deux mots, rendant ce que Jésus n’a pas dit plus important que ce qu’il a dit.

Deuxièmement, la base de son enseignement était le Tanakh, mais comme le remarque Matthias Henze (2018, 12), «la religion de l’Ancien Testament n’est pas le judaïsme de Jésus». Henze fait référence au fait que Jésus a enseigné dans des synagogues, que ses disciples l’ont appelé rabbin, qu’il a été impliqué dans des conversations avec les pharisiens et qu’il a expulsé des démons; et rien de tout cela n’est mentionné dans le Tanakh. Par conséquent, si nous voulons entendre l’enseignement de Jésus, notre priorité doit être une connaissance approfondie du Tanakh ainsi qu’une connaissance de la période du Second Temple, de sa littérature et de l’évolution des idées dans le judaïsme.

Troisièmement, si Jésus était juif, cela signifie qu’il pensait comme un juif, qu’il enseignait comme un juif, qu’il vivait comme un juif, qu’il adorait comme un juif, etc. Oui, la Bible de Jésus était le Tanakh, mais la manière dont il l’a interprétée était celle d’un esprit ou d’une vision du monde juifs. Résumant la question de l’interprétation biblique, Michael Heiser (2019) remarque que l’histoire et la pensée chrétiennes n’étaient pas le contexte des auteurs bibliques, et qu’elles ne peuvent donc pas être le contexte correct pour interpréter ce qu’ils ont écrit. Il en va de même pour les pères de l’Église: ils ont vécu mille ans ou plus après la rédaction de la majeure partie de l’Ancien Testament, et moins d’une demi-douzaine d’entre eux savaient lire l’hébreu. Il s’est écoulé un siècle ou plus entre la période du Nouveau Testament et les premiers théologiens importants comme Tertullien et Irénée, et certains d’entre eux, comme Augustin, ont vécu trois cents ans après la conversion de Paul. Heiser (2029) poursuit en disant que le contexte d’interprétation d’un texte biblique n’est pas l’Église catholique, les mouvements rabbiniques de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge, la Réforme (Luther, Calvin, Zwingli, les anabaptistes), les puritains ou l’évangélisme sous toutes ses formes. Sa réponse est la suivante:

Quel est donc le contexte approprié pour interpréter la Bible? Voici la vérité évidente dont je parlais: le contexte approprié pour interpréter la Bible est le contexte des auteurs bibliques –le contexte qui a produit la Bible. Tout autre contexte est étranger ou du moins secondaire.

Heiser vise le fait que nous lisons tous la Bible à travers certains filtres (notre époque, notre culture, l’histoire de notre tradition ecclésiastique, etc.), ce qui, si l’on n’y prête pas attention, peut nous égarer dans notre lecture de la Bible. Puisque ses enseignements sont obligatoires pour les chrétiens, nous sommes obligés de les connaître et de les vivre. Mais comment pouvons-nous le faire si nous ignorons la judéité de Jésus et/ou si nous la remplaçons par un contexte et un fondement différents? Heiser (2015, 13) conclut :

Le texte biblique a été rédigé par des hommes qui ont vécu au Proche-Orient ancien et en Méditerranée entre le deuxième millénaire avant J.-C. et le premier siècle après J.-C. Pour comprendre la pensée des auteurs bibliques, nous devons puiser dans la production intellectuelle de ce monde. (…) Plus nous comprenons la vision du monde des auteurs bibliques, plus nous comprenons ce qu’ils ont voulu dire, et plus la mosaïque de leur pensée prend forme dans notre esprit.

Si nous prenons au sérieux la judéité de Jésus dans le domaine de l’herméneutique, nous devons prêter attention à ce que dit Heiser. Oui, nous devons connaître l’Ancien Testament et la littérature de la période du Second Temple, mais nous devons aussi nous efforcer de lire la Bible à travers les yeux des auteurs bibliques. Et pour y parvenir, nous devons découvrir leur vision du monde. Notre objectif devrait donc être d’étudier le contexte historique, culturel ou littéraire afin de découvrir la vision du monde des auteurs bibliques et d’adopter ensuite une nouvelle approche de la lecture des Écritures avec nos nouvelles «lunettes». Ray Vander Laan nous met sur la bonne voie lorsqu’il affirme que la plupart des auteurs humains inspirés de la Bible, ainsi que ceux à qui les paroles ont été données à l’origine, étaient des juifs vivant dans le Proche-Orient ancien. De ce fait, leurs écrits portent clairement l’empreinte d’un temps et d’un lieu. Bien que le message de la Bible soit éternel et immuable, il a été transmis dans les circonstances et les conditions du peuple de la Bible, et le message est propre à leur époque. Par conséquent, «nous comprenons plus clairement la vérité de Dieu lorsque nous connaissons le contexte culturel dans lequel il a parlé et agi et la perception des personnes avec lesquelles il a communiqué» (2009, 7). Laan fait remarquer que cela ne signifie pas que la révélation de Dieu n’est pas claire si nous ne connaissons pas le contexte culturel, mais «en apprenant à penser et à aborder la vie comme Abraham, Moïse, Ruth, Esther et Paul l’ont fait, les chrétiens modernes approfondiront leur appréciation de la parole de Dieu. Pour appliquer pleinement le message de la Bible à nos vies, nous devons entrer dans le monde de la Bible et nous familiariser avec sa culture» (7).

3 Exemples pratiques: interprétation de Matthieu 16,13-20 (la question du «roc») et de Luc 11,1-4 (la prière du Seigneur) à travers des «yeux juifs»

Afin de montrer comment le contexte de la vision du monde affecte notre lecture de la Bible, je présenterai deux exemples pratiques où les catholiques et les évangéliques diffèrent dans l’interprétation.

3.1 Le Notre Père

Quelle est la bonne manière de prier le Notre Père? Alexander A. Sosheel (2010, 24) remarque que même si les chrétiens croient généralement que le Notre Père est la Parole de Dieu et une partie très importante de la foi chrétienne, « [c]ertains chrétiens le prient de manière routinière, quotidiennement ou à chaque réunion cultuelle. L’Église catholique enseigne de le répéter plus d’une fois. On répète cette prière pendant la méditation ou les services religieux. Certains chrétiens croient que cette prière est une prière modèle qui nous enseigne comment prier et quoi prier [sic]». Dans son article sur le Notre Père, Agnes Cunningham (1999, 692) commence par dire: «Prière modèle enseignée par Jésus à ses disciples (Matthieu 6,9-13; Luc 11,2-4)». Elle ajoute ensuite: «Depuis les temps les plus reculés, les chrétiens considèrent cette prière comme un modèle, enseigné par Jésus comme une forme ou un modèle de la manière dont ses disciples devaient prier et des requêtes qu’ils devaient adresser au Père céleste». Ce que Cunningham donne est un résumé exceptionnellement bon de la vision évangélique commune de la prière du Seigneur, expliquant pourquoi les évangéliques ne prient généralement pas cette prière de manière répétitive. Plus précisément, tandis que les chrétiens des églises liturgiques répètent les mots de la prière, les évangéliques font généralement le lien avec les paroles de Jésus sur les vaines répétitions dans Matthieu 6,7 (TOB): «Et quand vous priez, ne rabâchez pas comme les païens; ils s’imaginent que c’est à force de paroles qu’ils se feront exaucer».

Mais si nous examinons cette prière dans un contexte juif, nous obtenons des informations supplémentaires. Ann Spangler et Lois Tverberg (2009, 82-83) observent que le Notre Père pourrait être un résumé de l’Amidah parce qu’il englobe plusieurs de ses thèmes et parce que d’autres rabbins de l’époque de Jésus ont enseigné des versions résumées de l’Amidah afin d’illustrer ce que devrait être la prière dans son essence. Ils ont également souligné que l’Église primitive priait le Notre Père trois fois par jour, de la même manière que l’Amidah.

Kenneth Bailey (2008, 94) relève des points de similitude et des différences entre l’Amidah et le Notre Père. En ce qui concerne les similitudes, Bailey écrit: «Par exemple, une demande de pain quotidien se trouve à peu près au même endroit au milieu de la Tefillah et du Notre Père. Certaines phrases d’introduction sont similaires. Les deux prières parlent des besoins du présent et mentionnent le royaume de Dieu à venir. Certaines rimes et certains rythmes sont les mêmes dans les deux prières. Les doxologies des deux prières se chevauchent. Enfin, elles sont toutes deux destinées à un usage individuel et communautaire». En ce qui concerne les différences, Bailey (107) dit que l’Amidah est clairement une prière pour une communauté ethnique particulière centrée sur Jérusalem. Cependant, Jésus «désionise» la tradition parce que le Notre Père ne contient aucune référence à Jérusalem ou au temple. Au contraire, Jésus enseigne à ses disciples de prier pour que le royaume de Dieu vienne «sur la terre», ce qui, selon Bailey, reflète une préoccupation globale pour tous les peuples. En outre, le pardon est lié au pardon envers autrui; aucune attaque contre les étrangers n’est exprimée. La prière de Jésus ne contient pas de demande à Dieu de se pencher sur la souffrance de son peuple ou de se battre pour lui.

Le Talmud de Babylone, dans le traité Berakhot 16b-17a, donne des exemples de prières personnelles que les rabbins prononçaient après avoir terminé la prière collective, l’Amidah. On peut supposer que les talmidim de ces rabbins prononçaient également ces prières, ce qui les identifiait comme des disciples du rabbin en question. Pourquoi cela est-il important? Parce qu’un état d’esprit similaire aurait pu être présent derrière la demande «apprenez-nous à prier» dans Luc. En effet, Luc 11,1 (TOB) dit: «Il (Jésus) était un jour quelque part en prière. Quand il eut fini, un de ses disciples lui dit: ‘Seigneur, apprends-nous à prier, comme Jean l’a enseigné à ses disciples’». Les détails de ce texte sont importants. Premièrement, Jésus était vraisemblablement en train de prier seul. Deuxièmement, l’un des disciples s’approche de Jésus pour lui demander de «nous apprendre à prier». Qu’est-ce que ce disciple a demandé à Jésus? Quelle est l’idée derrière cette demande? Les disciples de Jésus, qui étaient juifs, avaient-ils besoin d’un cours ou d’un séminaire d’introduction à la prière parce qu’ils ne savaient pas quoi et comment prier? Ou peut-être demandaient-ils autre chose? Cela nous amène au troisième détail du texte, qui est essentiel pour comprendre cette demande: «comme Jean l’a enseigné à ses disciples». Jean et Jésus étaient tous deux rabbins, et dans les deux cas, nous voyons que le devoir d’un rabbin était d’enseigner à ses disciples à prier. Comme il est peu probable que les disciples de Jean et de Jésus ne savaient pas du tout comment prier, il est plus probable que le disciple de Jésus ait demandé à Jésus, au nom du groupe, de leur donner une prière qui les identifierait comme les talmidim de Jésus. Si tel est le cas, le Notre Père est une prière qui doit être répétée et non un modèle de prière.

3.2 Le «roc»

Un autre exemple de divergence d’interprétation entre chrétiens est la question du «roc» dans Matthieu 16,18: «Et moi, je te dis que tu es Pierre, et que sur ce roc je bâtirai mon Église, et que les portes du séjour des morts ne la vaincront pas.» Lorsque Jésus dit «et sur ce roc», de qui ou de quoi parle-t-il? En résumé et en simplifiant, pour l’Église catholique, les paroles de Jésus signifiaient que Pierre était le roc sur lequel l’Église serait construite, tandis que pour les protestants et les évangéliques, «ce roc» représente soit Jésus lui-même, soit la confession de foi de Pierre. Steve King (2019, 54) observe que ces paroles de Jésus peuvent être interprétées de trois manières différentes: nous en avons déjà mentionné deux, et la troisième option est que Jésus dit que son Église sera construite sur ce «socle de paganisme» devant lequel ils se tenaient. Je dirais que si nous prenons en considération le contexte historique et la situation géographique, les deux premières interprétations sont incorrectes. Par conséquent, observons les arguments qui soutiennent la troisième interprétation, et comme représentant de ce point de vue, nous prendrons Michael Heiser.

Tout d’abord, le contexte géographique est important pour la compréhension de ce texte. L’événement de Matthieu 16 se produit à Césarée de Philippe. La ville de Césarée de Philippe/Banias est située au pied du mont Hermon, et les deux localités font partie d’une région plus vaste appelée Bashan. Dans la Bible, Bashan est mentionné pour la première fois en relation avec le roi Og (Nombres 21,33 ; Deutéronome 3,1). Dans Josué 12,4-5, Og est défini comme l’un des Rephaïm qui régnait également à Ashtaroth et Edrei. Heiser (2015, 145) souligne qu’Ashtaroth, Edrei et les Rephaïm sont mentionnés par leur nom dans les textes ougaritiques où les Rephaïm d’Ougarit sont décrits comme des rois guerriers morts quasi-divins qui habitent le monde souterrain. En outre, dans la langue ougaritique, le lieu de Bashan se prononçait et s’écrivait Bathan, et pour Heiser «[l]a note linguistique est intrigante puisque Bashan/Bathan signifient tous deux ‘serpent’, de sorte que la région de Bashan était ‘le lieu du serpent’»[4].

Le mont Hermon est également important car, selon 1 Hénoch 6,1-6, c’est l’endroit où les fils de Dieu de la Genèse 6 sont descendus lorsqu’ils sont venus sur terre pour avoir des relations sexuelles avec des femmes humaines, et le résultat de ces relations a été la race des géants appelée Nephilim[5]. En hébreu, Hermon se prononce khermon, et le nom a la même racine que le verbe kharam, «vouer à la destruction». Par conséquent, «[c]e verbe est le verbe spécifique de la guerre sainte, le verbe de l’extermination. Il a une signification théologique profonde, une signification explicitement liée aux clans géants que Dieu a ordonné à Josué et à ses armées d’éradiquer» (Heiser, 145)[6].

Deuxièmement, l’histoire païenne de la ville de Césarée de Philippe doit être prise en considération. Césarée de Philippe a été fondée par Alexandre le Grand. Après sa mort, les Ptolémées ont gouverné cette région et ont introduit le culte du dieu Pan. Ce lieu de culte était très proche du sanctuaire israélien de Dan. Božo Lujić (2016, 395-399) remarque que les hellénistes visaient probablement à effacer le culte de YHWH en tant que Dieu d’Israël. Le nom Paneas, d’après le nom du dieu grec Pan, a été modifié parce que dans la langue arabe, la lettre «p» est transformée en «b», de sorte que la ville s’appelait aussi Banias. Un sanctuaire dédié au dieu grec Pan était situé près d’un roc rigide, sous lequel se trouvait une grotte considérée comme sans fond. Cette grotte était appelée la Porte des Enfers et l’eau qui en jaillissait provenait du mont Hermon et représentait l’une des trois sources du Jourdain. En outre, l’empereur romain Auguste ayant donné cette ville et les pays environnants à Hérode le Grand en signe de gratitude, Hérode construisit à proximité un temple dédié à Auguste. En raison des guerres et des mouvements tectoniques du sol, la ville et le temple n’ont pas été conservés. Cependant, dans le roc d’où s’écoulait l’eau, on trouve encore des niches où se trouvaient des statues de dieux (Pan, son père Hermès et la déesse Némésis). Des restes d’inscriptions témoignent de l’importance passée de ce lieu.

Si nous lisons l’événement de Matthieu 16 en tenant compte du contexte géographique et historique, nous pouvons proposer une troisième lecture ou interprétation de l’expression «roc» qui a le plus de sens dans le contexte biblique. En effet, lorsque Jésus a prononcé ces paroles, il se tenait devant ou quelque part à proximité du roc massif dans lequel se trouvent les niches de divers dieux, où se trouve la grotte appelée «portes de l’enfer». Ces «portes» étaient celles où les dieux de la fertilité se rendaient pendant l’hiver et revenaient au printemps pour donner la vie à la terre (le symbolisme de l’eau en tant que source de vie est également crucial). Compte tenu de tous ces facteurs, nous pouvons dire que Jésus s’est rendu au centre du culte païen pour déclarer son identité et annoncer sa victoire à venir. En conséquence, «ce roc» est le roc qui symbolise le culte païen et toutes les influences spirituelles qui le sous-tendent. Par conséquent, la mention des «portes de l’enfer» n’a de sens que si ces «portes» sont liées à ce «roc» et vice versa. Sur cette base, Heiser (2018) conclut ce qui suit:

Le roc auquel Jésus fait référence dans ce passage n’était ni Pierre ni lui-même; c’était le roc sur lequel ils se tenaient –le pied du mont Hermon, le quartier général démoniaque de l’Ancien Testament et du monde grec. Nous pensons souvent que l’expression «les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle» décrit une Église qui fait face aux assauts du mal. Mais le mot «contre» n’est pas présent dans le grec. Traduire la phrase sans le mot «contre» lui donne une connotation complètement différente: «Les portes de l’enfer ne lui résisteront pas». C’est l’Église que Jésus considère comme l’agresseur. Il déclare la guerre au mal et à la mort. Jésus bâtirait son Église sur les portes de l’enfer –il les enterrerait.

Comme Heiser, King (2019, 54) affirme qu’il est fascinant de placer la promesse de Jésus selon laquelle les «portes de l’enfer» n’auront pas raison de l’Église dans le contexte où se trouvait Jésus –devant la source du même nom. Et si nous prenons en considération le fait que les «portes» ont un but défensif et non offensif, nous pourrions conclure que Jésus ne parlait pas seulement de la simple éradication physique du culte païen, mais aussi de la victoire concrète sur les forces spirituelles qui conduisaient et stimulaient un tel culte. Le fait que Jésus commence à parler de sa mort à partir du v. 21 soutient l’idée que la défaite des forces spirituelles (la destruction du pouvoir de l’enfer) se produira grâce à sa mort sacrificielle.

Selon cette interprétation, Jésus a déclaré que son Église remplacerait les lieux de culte païens tels que Césarée de Philippe, et il a utilisé des objets, des personnes et/ou des situations qui l’entouraient dans ses exposés, comme le faisaient souvent les rabbins juifs. Par conséquent, «le roc» dans ce verset n’est pas Pierre, ni Jésus, ni sa confession de foi. Je suggère donc que l’on cherche dans d’autres versets bibliques un appui à l’affirmation selon laquelle Pierre a été le premier pape (position catholique) ou que Jésus a été le roc sur lequel l’Église a été édifiée (position protestante)[7].

Conclusion

Le but de cet article était de souligner l’importance de la judéité de Jésus pour la lecture et l’interprétation de la Bible. Cela devrait non seulement nous pousser à comprendre l’Ancien Testament et à nous familiariser avec la littérature de la période du Second Temple, mais aussi nous faire prendre conscience qu’en étudiant les différents contextes (historique, culturel, biblique, etc.), nous pouvons découvrir la vision du monde des auteurs bibliques afin de mieux comprendre leurs écrits.

Dans les deux exemples proposés dans cet article, nous avons vu qu’en prenant en considération la judéité de Jésus, nous pouvons jeter un éclairage nouveau/ancien sur des passages familiers qui ont fait l’objet d’interprétations différentes au cours du temps. Celles-ci, selon les termes de Heiser, sont probablement le résultat de «filtres», car elles sont en fait contraires au contexte qui a produit la Bible. L’exemple du Notre Père n’est pas si problématique, car le fait qu’une personne prie cette prière en la répétant ou en l’utilisant comme modèle n’a pas d’impact significatif sur son cheminement avec Dieu. Le deuxième exemple pourrait susciter des désaccords parce que Matthieu 16 est le texte que l’Église catholique utilise pour étayer l’affirmation selon laquelle Pierre a été le premier pape. Cependant, je me suis opposé aux interprétations catholiques, protestantes et évangéliques de ce texte, suggérant que leurs affirmations devraient être appuyées sur d’autres passages de la Bible.

La recherche de la judéité de Jésus dans les études bibliques est de plus en plus importante, et je considère qu’il s’agit d’un changement positif. Cela ne signifie pas que les traditions chrétiennes ont tout interprété de travers, mais un tel changement exige une volonté de réviser notre doctrine et nos pratiques dans certains cas, et dans d’autres, d’aller plus loin que nous ne l’avions fait auparavant. Même si la recherche de la judéité de Jésus dans certains cercles évangéliques pourrait amener des chrétiens d’origine païenne à s’efforcer de vivre «comme des juifs», je crois que le Nouveau Testament enseigne clairement que les croyants d’origine païenne sont greffés sur Israël, mais pas qu’ils doivent devenir juifs. De même, s’agissant de chrétiens d’origine juive, ils ne devraient pas être forcés ou exhortés à devenir et à vivre «comme des païens». Je termine cet article par une citation de Young (2007, 216-17) qui, à mon avis, résume bien le sujet:

Jésus a apporté le judaïsme au monde. Le contenu du Sermon sur la Montagne est intimement lié aux concepts du judaïsme ancien pratiqué par le peuple juif à l’époque du Second Temple. Jésus demande à ses disciples de faire des disciples et d’enseigner les commandements. Son interprétation de la Torah et des commandements montre à ses disciples comment vivre une vie d’obéissance réfléchie à travers une démarche profondément spirituelle et une vie intérieure.

Il est donc ironique de constater que le monde a inventé sa propre marque de christianisme. Certains chrétiens veulent que le christianisme soit distinctement différent de tout vestige du judaïsme ancien. Leur foi et leur croyance sont souvent dépourvues de commandements et de bonnes œuvres. Ils construisent un mur de séparation entre le christianisme révélé par Jésus dans le Sermon sur la montagne et le judaïsme vécu par le peuple juif dans la vie quotidienne. Ils négligent le fait que Jésus était juif. Contrairement à ce que l’on pense, Jésus ne s’est jamais converti au christianisme. Il a donné l’exemple à tous en vivant la foi juive au quotidien. (…) Le vrai christianisme, qui honore la vie et les enseignements de Jésus, doit s’enraciner dans le meilleur du vrai judaïsme.


Références

Avsenik Nabergoj, Irena. 2018. Od poetizacije poslanstva v Stari zavezi do polnosti misijona v Novi zavezi. Bogoslovni vestnik 78/3: 679–694.
Bailey, Kenneth E. 2008. Jesus Through Middle Eastern Eyes: Cultural Studies in the Gospels. Downers Grove: IVP Academic.
Barth, Markus. 2015. Jesus the Jew: What Does It Mean That Jesus Is a Jew? Eugene: Wipf and Stock.
Charles, R. H., éd. 2006. The Book of Enoch. San Diego: Book Tree.
Cunningham, Agnes. 1999. Lord’s Prayer. In: Everett Ferguson, éd. Encyclopedia of Early Christianity: Second Edition, 692. New York: Routledge.
Evans, Craig A. 2014. From Jesus to the Church: The First Christian Generation. Louisville: Westminster John Knox Press.
Garber, Zev, and Kenneth Hanson. 2020. Judaism and Jesus. 1st edition. Newcastle upon Tyne: Cambridge Scholars Publishing.
Hagner, Donald A. 2001. Jesus: Bringer of Salvation to Jew and Gentile Alike. In: Paul Copan and Craig A. Evans, éds. Who Was Jesus? A Jewish-Christian Dialogue, 1st edition, 45–58. Louisville: Westminster John Knox Press.
Heiser, Michael S. 2015. The Unseen Realm: Recovering the Supernatural Worldview of the Bible. First Edition. Bellingham: Lexham Press.
– – –. 2018. What Did Jesus Mean by «Gates of Hell»? The Logos Bible Software Blog. https://blog.logos.com/2018/04/ jesus-mean-gates-hell/.
– – –. 2019. What Is the Proper Context for Interpreting the Bible?. LogosTalk (blog). https://blog.logos.com/2019/05/what-is- -the-proper-context-for-interpreting-the-bible/.
Henze, Matthias. 2018. Isusova Citanka: Izvanbiblijski spisi pomažu razumjeti Isusa. Zagreb: KruZak.
Holmén, Tom. 2007. An Introduction to the Continuum Approach. In: Tom Holmén, éd. Jesus from Judaism to Christianity: Continuum Approaches to the Historical Jesus, 1–16. New York and London: T&T Clark.
Heschel, Abraham Joshua. 1990. Protestant Renewal: A Jewish View. In: F. Rothschild, éd. Jewish Perspective on Christianity, 302. New York: Crossroad.
King, Steve. 2019. The Slow Lakes: Eight Ways Ministry Leaders Can Thrive and Finish Strong. New Jersey: Salem Books.
Laan, Ray Vander. 2008. Early Church: Becoming a Light in the Darkness. Grand Rapids: Zondervan.
– – –. 2009. Life and Ministry of the Messiah. Grand Rapids: Zondervan.
Lujić, Božo. 2016. Tragovima Biblijskih Prostora i Dogadaja. Zagreb: Kršcanska sadašnjost.
Magid, Shaul. 2013. American Post-Judaism: Identity and Renewal in a Postethnic Society. 2nd edition. Bloomington: Indiana University Press.
Pelikan, Jaroslav. 1997. Isus Kroz Stoljeca. Mostar: Ziral. (Orig. Jesus Through the Centuries. New Haven: Yale University Press, 1985)
Phipps, William E. 1993. The Wisdom and Wit of Rabbi Jesus. Louisville: Westminster John Knox Press.
Sosheel, Alexander A. 2010. Understanding the Will of God. Littleton: Xulon Press.
Spangler, Ann, and Lois Tverberg. 2009. Sitting at the Feet of Rabbi Jesus. Grand Rapids: Zondervan.
Swidler, Leonard J. 1988. Yeshua: A Model for Moderns. Kansas City: Sheed & Ward.
Vermès, Géza. 2003. Jesus in His Jewish Context. London: SCM Press.
Walton, John H., and Craig S. Keener. 2019. Cultural Backgrounds Study Bible. Grand Rapids: Zondervan.
Young, Brad H. 2007. Meet the Rabbis: Rabbinic Thought and the Teachings of Jesus. Grand Rapids: Baker Academic.
_____. 2012. The Parables: Jewish Tradition and Christian Interpretation. Grand Rapids: Baker Academic.
Zaas, Peter. 2001. Who Was Jesus? A Jewish Response. In: Paul Copan and Craig A. Evans, éds. Who Was Jesus? A Jewish- Christian Dialogue, 1st edition, 15–20. Louisville: Westminster John Knox Press.

[1] Même si elle ne discute pas la question du rappport entre christianisme et judaïsme, Irena Avsenik Nabergoj (2018, 693) traite en profondeur le rôle missionnaire d’Israël envers les païens.
[2] En réponse à l’affirmation de Zass concernant l’absence de position juive sur Jésus, Donald A. Hagner (2001, 45) dit qu’à proprement parler, cela est vrai, puisqu’il n’y a pas d’évaluation juive officielle concernant la personne de Jésus, qui il était et quelle signification il avait. Mais, parmi les juifs, il y a clairement un accord sur ce qu’il n’était pas.
[3] Jaroslav Pelikan (1997, 21-22), dans son livre Isus kroz stoljeća [orig. Jesus Through Centuries], explique que pour les chrétiens du premier siècle, l’image de Jésus en tant que rabbin allait de soi, que pour les érudits chrétiens du deuxième siècle, elle était embarrassante, et que pour ceux du troisième siècle et des siècles suivants, elle était inconnue. Pelikan explique en outre qu’à mesure que le mouvement chrétien s’est répandu parmi les païens, il est devenu de moins en moins juif en termes d’adhésion et de vision. Dans un tel contexte, les éléments juifs de la vie de Jésus devenaient de plus en plus problématiques et devaient être expliqués aux lecteurs païens des Évangiles.
[4] Sur cette base, Heiser établit en outre un lien entre le serpent de Genèse 3, la rébellion dans la famille céleste et humaine, etc. En se référant au Psaume 68, Heiser (2015, 208) fait la comparaison suivante entre le Sinaï et le Bashan: «La première chose qui ressort de ce passage est que le tristement célèbre Mont Bashan est appelé ‘montagne de Dieu’ (68,15). L’expression ‘montagne de Dieu’ est en fait ‘montagne d’elohim’ (har elohim) en hébreu. Cela signifie qu’elle peut être traduite soit par ‘montagne de Dieu’, soit par ‘montagne des dieux’. Cette dernière solution est plus logique que la première pour la raison évidente que les deux montagnes du passage –Bashan et Sinaï– sont rivales au début du psaume. La montagne des dieux (Bashan) ‘regarde avec haine’ la montagne de YHWH, le mont Sinaï. Dieu a voulu le Sinaï pour sa demeure, et le psalmiste demande au Bashan: ‘Pourquoi cette jalousie’? Cela n’aurait guère de sens si le Bashan avait déjà été sous l’autorité de YHWH.»
[5] «6,1. Or, lorsque les enfants des hommes se furent multipliés, il leur naquit en ces jours des filles belles et jolies. 2. Et les anges, fils des cieux, les virent, et ils les désirèrent, et ils se dirent entre eux: ‘Allons, choisissons-nous des femmes parmi les enfants des hommes et engendrons-nous des enfants.’ 3. Alors Semyaza, leur chef, leur dit: ‘Je crains que vous ne vouliez peut-être pas (réellement) accomplir cette oeuvre, et je serai, moi seul, responsable d’un grand péché.’ 4. Mais tous lui répondirent: ‘Faisons tous un serment, et promettons-nous tous les uns aux autres avec anathème de ne pas changer de dessein, mais de faire vraiment cela.’ 5. Alors ils jurèrent tous ensemble et s’engagèrent là-dessus les uns envers les autres avec anathème. 6. Or ils étaient en tout deux cents, et ils descendirent aux jours de Jared, sur le sommet du mont Hermon; et ils l’appelèrent ‘mont Hermon’ parce que c’est sur lui qu’ils avaient juré et s’étaient engagés les uns envers les autres avec anathème » (d’après Charles 2006, 11-12).
[6] Avant l’introduction du culte de Pan, les Phéniciens qui adoraient Baal (Jézabel, 1 Rois 18,19) considéraient le mont Hermon comme la montagne de Baal. Dans la Bible, le mont Hermon était également connu sous le nom de mont Baal-Hermon (Juges 3,3 ; 1 Chroniques 5,23).
[7] Ray Vander Laan (2008, 33) reconnaît que tout au long de l’histoire de l’Église, il y a eu des discussions et des débats sur ce que Jésus voulait dire exactement lorsqu’il a prononcé ces mots. Vander Laan affirme également que le contexte dans lequel Jésus était «le roc» fait référence au «roc des valeurs païennes et de l’idolâtrie morte qui était si important à Césarée de Philippe». En outre, si Jésus voulait déclarer que Pierre était en quelque sorte «le roc» sur lequel l’Église serait construite, il pouvait le faire ailleurs. Mais dans ce contexte, si Jésus veut vraiment dire que Pierre est le roc, cela signifie que «le roc païen» devant lequel ils se tiennent tous reste intact, car si ce roc représente le paganisme, Jésus utilisera un autre roc pour construire sa communauté d’adorateurs, et non pas qu’«un roc» remplacera «l’autre». Le fait qu’au v. 19, Jésus donne les clés à Pierre n’influence pas l’imagerie du «roc». Selon Walton et Keener (2019, 1659), les clés du palais étaient de grande taille et un fonctionnaire important les portait sur lui. Ainsi, lorsque Jésus donne à Pierre le pouvoir «de lier et de délier», il peut s’agir d’un pouvoir disciplinaire (cf. Matthieu 18,18), mais aussi d’un pouvoir d’évaluation des personnes à admettre (cf. un fonctionnaire ayant une fonction similaire à Qumrân). La base d’une véritable admission, selon eux, est la confession partagée du v. 16.

Remarques de l’éditeur

Ervin BUDISELIĆ, Dr. Sc., est directeur de l’Institut Biblique de Zagreb. Ses recherches portent sur l’athéisme et l’humanisme, les religions comparées et les religions abrahamiques. Il a publié récemment Učeništvo na Isusov način [L’être disciple selon Jésus] Zagreb: Biblijski institut, 2023).

Source: Ervin BUDISELIĆ, The Importance of the Jewishness of Jesus for Interpreting the Gospels, Unity and Dialogue. Journal for Ecumenical Theology and Interreligious Dialogue, 76 (2021) 1; publié selon les termes et coditions de the Creative Commons Attribution 4.0 International License (CC BY 4.0 International).