Les Passions de Bach et les relations judéo-chrétiennes

Les Passions de Bach peuvent-elles contribuer aux relations judéo-chrétiennes, non seulement sur la base de la magnificence de la musique de Bach, mais en tenant compte des mots et du contexte, du milieu culturel et religieux dans lequel ces œuvres ont été écrites, ainsi que de leurs théologies, exprimées dans les différentes couches de texte du livret, tirées de différentes périodes historiques?

On peut facilement imaginer une appréciation chrétienne du drame, de l’intensité et de la beauté des Passions de Bach. Les textes et la musique entraînent l’individu dans un voyage spirituel et émotionnel d’une gravité et d’une passion telles qu’il peut être transformateur. Mais une approche juive a un point de départ complètement différent. Elle est colorée par l’hostilité des Évangiles envers les juifs (en particulier chez Saint Jean) et par près de deux mille ans de persécutions, d’expulsions et de fausses accusations de déicide et de meurtre rituel contre les juifs. Ainsi, chrétiens et juifs abordent ce sujet de façon profondément asymétrique.

Bach utilise l’écriture chrétienne, le texte fondamental et l’histoire fondatrice du christianisme. Mais qu’est-ce que cela peut signifier pour les juifs? Comment les juifs peuvent-ils lire de manière significative l’histoire des Évangiles, et en particulier l’histoire de la Passion dans laquelle les juifs se voient attribuer un rôle profondément négatif ?

Comme celles de leurs prédécesseurs, la musique et les paroles des Passions de Bach ont servi de sermon musical et verbal à part entière. Leur structure a été conçue pour se concentrer non seulement sur le texte des Évangiles eux-mêmes, mais aussi sur le fidèle individuel, en attirant son attention sur sa propre condition spirituelle par des textes supplémentaires et par la musique elle-même, qui constitue une forme d’exégèse. C’est en comprenant cette structure et en écoutant la musique que l’on peut éventuellement parvenir à une appréciation plus profonde des Passions de Bach et soutenir, avec prudence, qu’elles pourraient contribuer aux relations entre juifs et chrétiens.

Texte et contexte dans les Passions de Bach

Les Passions de Bach sont construites de manière narrative autour du récit de la Passion de Jésus qu’on trouve en Matthieu 26–27 et en Jean 18–19. Chez Matthieu cela commence avec les chefs des prêtres et les anciens du peuple qui conspirent pour arrêter Jésus et le tuer. C’est un peu différent chez Jean, où Jésus sachant qu’il sera renié par Simon Pierre et trahi par Judas Iscariote, est sur le point d’être arrêté. La Passion selon Matthieu se termine par le scellement du sépulcre et l’assignation d’une garde près du tombeau. Chez Jean, elle s‘achève avec la mise de Jésus au tombeau, juste avant le début des préparatifs de la Pâque (Jean 19,42).

Mais les deux Passions entrelacent un second genre de texte dans ces œuvres monumentales. Il ne s’agit pas de passages bibliques, mais de poésie religieuse contemporaine des 17e et 18e siècles. Elles forment une sorte de commentaire de l’Évangile, ou plus exactement une réflexion théologique, personnelle et communautaire profonde et contemporaine sur le récit[1] .

Pour Matthieu, Bach a travaillé avec un librettiste, Christian Friedrich Henrici (14 janvier 1700 - 10 mai 1764), qui, sous le pseudonyme de Picander, a produit les livrets de nombreuses cantates de Bach. Pour Jean, Bach a utilisé les paroles et la musique de chorals luthériens existants et des poèmes religieux d’un certain nombre d’auteurs de l’époque.

L’entrelacement de ces deux couches correspond à deux échelles de temps distinctes:

1) les événements tels qu’ils sont racontés dans le Nouveau Testament; et (2) la réflexion contemporaine, à l’époque de Bach et à celle de l’auditeur, hier et aujourd’hui. Il y a donc une interaction entre le passé et le présent; la poésie fournit une forme d’exégèse tout au long de ces œuvres, en proposant une réflexion sur l’Évangile, mais d’une manière très individuelle et introspective. En même temps, cet élément privatisé de la foi se reflète dans le récit de l’Évangile.

L’effet est d’aider le fidèle à intérioriser le texte biblique, non pas pour objectiver le texte, mais pour se considérer comme le sujet du drame. Le récit devient son histoire, celle de son péché, de son aveu et de son repentir. Le reniement de Jésus par Pierre est son reniement; c’est lui qui demande la miséricorde de Dieu.

Il est vrai qu’il peut être difficile pour le public moderne de se dissocier de l’image négative des juifs dans l’Évangile selon Saint-Jean; mais il est également vrai que les arias, ou madrigaux, comme on les appelle parfois, sur une musique bouleversante, obligent le fidèle à se concentrer sur les «replis» de son propre cœur (Passion selon Saint Jean, Choral, n° 27), à contempler la Croix lorsque les ténèbres et les pensées de mort l’envahissent.

Il faut une certaine énergie pour pouvoir détourner son attention de "Die Juden" ("les juifs") et des chorals les plus hostiles qui reproduisent les paroles de l’Évangile. Il est également difficile de voir des représentations de la Passion selon Saint Jean dans lesquelles le chœur et les solistes dramatisent les paroles avec une forte intensité. Mais si l’on veut plaider en faveur de la représentation de ces œuvres et leur permettre de devenir un sujet de discussion entre juifs et chrétiens, un catalyseur pour le dialogue et la compréhension, alors nous devons être plus ouverts aux thèmes universels qui sont exprimés à travers les textes des arias.

Les paragraphes qui suivent illustrent la manière dont Bach a traité ces différentes couches de textes dans les deux Passions.

Récitatifs narratifs ou dramatiques. Les textes de l’Évangile selon Matthieu et selon Jean sont présentés sous forme de récitatifs. Ils font avancer le récit, tel que raconté par l’évangéliste. Ils introduisent les personnages (Jésus, Pierre, Pilate, etc.) et sont généralement accompagnés par une sorte de continuo (violon ou clavecin). Il faut noter en particulier le rôle de Jésus, toujours chanté par une voix de basse, par opposition à l’évangéliste qui est un ténor. Ce rôle de Jésus a été décrit comme ayant, en quelque sorte, un «halo» musical: on peut l’entendre dans l’accompagnement des cordes qui est beaucoup plus riche et qui a un son plus velouté que les autres parties récitatives. Le récitatif est souvent intensément dramatique, en particulier dans les parties des Passions où Jésus est flagellé, raillé et souffre: la musique est presque graphique dans sa représentation des événements qui se déroulent.

Arias lyriques et contemplatifs. Les paroles de ces arias sont de poètes luthériens du 17e ou 18e siècle. Dans le cas de la Passion selon Saint Matthieu, ils sont surtout de Picander. Dans l’exemple suivant, l’aria suit un récitatif qui traite de Judas s’ôtant la vie: lorsqu’il voit que Jésus est condamné à mort, il se repent et rapporte les trente pièces d’argent aux chefs des prêtres et aux anciens et confesse son péché. Judas jette l’argent, s’en va et se pend. Les chefs des prêtres prennent l’argent et disent: «Il n’est pas permis de le mettre dans le trésor, car c’est le prix du sang». Puis suit cet aria de basse (no 51, traduction littérale):

Rendez-moi mon Jésus,

Voyez cet argent, le prix du sang

Il vous (le) lance, le fils perdu

(Il le jette) à vos pieds!

Dans cet aria, la voix de la personne réfléchit sur le récit de l’Evangile: la trahison de Jésus par Judas, sa tentative de se séparer de l’argent du sang et le rejet de cet argent par les chefs des prêtres. Mais c’est aussi la voix du fidèle individuel à Leipzig le jour du Vendredi Saint. Nous pouvons entendre la voix de son repentir dans ces paroles: «Rendez-moi mon Jésus». Le fidèle chrétien est lui aussi le «fils perdu» qui retrouve le chemin de la foi.

Nous le constatons également dans l’aria d’une beauté exquise «Erbame dich» («Pitié pour moi», no 47, paroles de Picander), évoquant les pleurs amers qui suivent le reniement de Jésus par Pierre dans Matthieu 26,74-75: «J’ignore qui est cet homme». L’auditeur est pris dans le drame du récit du Vendredi Saint d’un seul coup et il est amené à comprendre que c’est la foule qui est responsable de la flagellation et des moqueries de Jésus. Mais l’aria qui suit et le choral précédent déplacent l’attention du récit de l’Évangile vers le fidèle lui-même. La responsabilité de la mort de Jésus n’incombe pas seulement à la foule, non identifiée dans la Passion selon saint Matthieu, mais aussi à l’individu qui contemple son propre péché et son imputabilité. L’aria de contralto reflète les pleurs de Pierre, mais elle est aussi la voix de l’individu qui implore la miséricorde, qui demande à Dieu de regarder le pécheur individuel avec compassion.

Chorals dévotionnels. Ils prennent la forme d’airs d’hymnes bien connus utilisés par Bach. La question de savoir si la congrégation se joignait à ces chorals fait l’objet d’un débat. Il est plus probable qu’ils soient exécutés par un petit groupe de choristes qui chantent des parties et l’ensemble de l’œuvre. Dans la Passion selon saint  Matthieu, Bach utilise cinq strophes de l’hymne luthérien «Befiehl du deine Wege» («Confie à Dieu ton chemin»). La première est placée au no 53, à la suite du passage de l’Évangile dans lequel Pilate interroge Jésus et lui demande: «Es-tu le roi des juifs?» Jésus ne répond pas et Pilate est stupéfait. Dans le texte original, le choral s’adresse ici au fidèle: il appelle l’individu à remettre ses fardeaux et ses soucis au Christ, car il portera ses peines.

Des grands chœurs, au début et à la fin, encadrent les Passions de Bach. Là encore, les paroles sont tirées de la poésie religieuse de l’époque, utilisée par le compositeur. Toutefois, dans le premier chœur de la Passion selon Saint Jean, Bach emploie de façon un peu étonnante la traduction du psaume 8 de Luther et la place à côté d’une interprétation poétique anonyme qui donne au psaume un sens christocentrique. Le mot «Herr» est répété trois fois, évoquant la Trinité divine. Il s’agit d’une ouverture unique parmi les Passions de l’époque, dans la mesure où l’accent n’est pas mis sur la signification de la passion pour la rédemption de l’humanité, mais plutôt sur la nature de Jésus. La théologie luthérienne est à l’œuvre ici: «Herr Luther ... résume [le Psaume 8] de la manière suivante: c’est une prophétie du Christ, de sa souffrance sur la croix, de sa résurrection et de son règne sur toutes les créatures... une royauté établie non par l’épée et l’armure, mais par la parole et la foi" (Calov, Die heilige Bibel[2]).

Contribution aux relations judéo-chrétiennes

Que peut-on dire sur la contribution des Passions de Bach aux relations judéo-chrétiennes? Tout d’abord, il est important de reconnaître que les Évangiles sont situés dans le temps, écrits à des époques et en des lieux précis. Jean, le dernier des quatre Évangiles, éloigne Jésus du monde dans lequel il est né et a grandi. C’est une oeuvre confessante, méditative, une profession de foi, comportant une théologie très complexe qui crée quelque chose de nouveau dans la façon dont elle voit Jésus.

Deuxièmement, nous devons reconnaître et admettre l’histoire douloureuse des relations judéo-chrétiennes et en particulier l’accusation de déicide qui a été portée contre les juifs jusqu’au 20e siècle. Il a fallu attendre que le Vatican réévalue l’ensemble de ses relations avec le peuple juif dans Nostra Aetate (1965) pour que cette accusation soit retirée, permettant à l’Église catholique de progresser dans le dialogue judéo-chrétien. La liturgie du Vendredi Saint a changé, les lectures sur les «juifs perfides» ont disparu et l’on a pris conscience du danger de tirer de l’Évangile ou des oeuvres de Bach une vision qui pourrait influencer les attitudes contemporaines.

En fin de compte, pour moi, il s’agit de la façon d’aborder et de lire les Écritures chrétiennes en tant que juive: les Évangiles tels qu’ils se présentent, comme élément du canon sacré pour les chrétiens, et tels qu’interprétés dans les grandes œuvres d’art des peintres, sculpteurs, musiciens, et autres. Tout comme l’Exode d’Égypte et la révélation du Sinaï constituent le récit fondateur du peuple juif, je dois reconnaître et admettre que la Passion du Christ est le récit fondateur et la source de la foi pour les chrétiens.

Pourtant, et c’est peut-être ce qui est si remarquable dans les deux Passions de Bach, même si la manière dont nous voyons ces questions théologiques est différente, nous pouvons reconnaître que nous partageons des thèmes fondamentaux qui sont au cœur des œuvres de Bach. Car le message des Passions, en fin de compte, s’adresse au fidèle individuel, contemplant son humble existence humaine dans le monde, réfléchissant sur son péché, sur la souffrance et le malheur, s’éveillant au repentir et à la foi et faisant face au jugement ultime de la mort. Ce sont des thèmes universels: les chrétiens les abordent à travers la révélation du Christ, les juifs à travers leur propre révélation de la Torah.

L’écoute ou l’interprétation des Passions de Bach peut faire beaucoup pour les relations judéo-chrétiennes, à condition que cela se fasse de manière responsable, avec des exposés, des discussions, des notes de programme, et à condition de comprendre le contexte historique dans lequel les Évangiles ont été écrits et les Passions composées. Nous ne pouvons pas modifier l’histoire, mais nous pouvons adapter notre théologie afin que ce ne soit pas l’hostilité, le ressentiment et le supersessionnisme qui déterminent nos relations les uns avec les autres, mais un dialogue ouvert, la reconnaissance à la fois de la différence et des choses que nous partageons: la condition humaine et notre propension au bien et au mal et notre foi en un Dieu mystérieux mais infiniment aimant.

[1] Je suis extrêmement reconnaissante à Jonathan Gorsky, maître de conférences en religions abrahamiques au Heythrop College de Londres, pour ses observations, notamment pour ces réflexions poétiques sur le récit.

[2] La Bible de Calov est une version commentée de la Bible luthérienne en trois volumes, publiés à Wittenberg en 1681-82. Bach en possédait un exemplaire où il a ajouté des notes marginales écrites de sa main; il est conservé à la bibliothèque du Concordia Seminary à St Louis (Missouri).

 

 

Remarques de l’éditeur

Extrait (légèrement remanié) de: Alexandra Wright, «What Have the Bach Passions Ever Done for Jewish-Christian Relations?», European Judaism 53/1 (printemps 2020), p. 105-119. Alexandra Wright est rabbin principal à la Synagogue juive libérale de Londres. Elle a été ordonnée au Leo Baeck College de Londres en 1986.
Traduction de Jean Duhaime pour Relations judéo-chrétiennes. Utilisé avec permission.