Les «Orientations pastorales» de l’Épiscopat français du 16 avril 1973

Le 16 avril 1973, le Comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme publiait un texte d’ «Orientations pastorales» pour l’application de la déclaration Nostra Aetate. À l’occasion du cinquantième anniversaire de ces «Orientations», le Frère Louis-Marie Coudray montre comment elles ont contribué à préciser le changement de regard du monde chrétien sur la réalité juive contemporaine.

Il y a cinquante ans, le 16 avril 1973, le Comité épiscopal français pour les relations avec le judaïsme publiait le texte de ces «Orientations pastorales». Ce texte arrive moins de dix ans après la déclaration Nostra Ætate, et son § 4 consacré au judaïsme, dont tout le monde sait combien il a marqué un changement radical dans la vision du judaïsme par l’Église catholique. Cette déclaration est le fruit d’un long combat dans l’aula conciliaire et ses différentes commissions au long des sessions du Concile Vatican II[1]. Le mouvement avait été initié par les 18 points de Jules Isaac puis par les 10 points de la déclaration de Seelisberg.

Pour mémoire, les avancées les plus remarquables de ce petit texte sont:

  • L’enracinement de la foi chrétienne dans la révélation, d’où l’attachement à l’Ancien Testament.
  • Les origines de l’Église sont juives.
  • Le refus de confesser Jésus comme Messie n’a pas mis fin à l’amour de Dieu pour son peuple.
  • L’ensemble du peuple juif d’alors et donc d’aujourd’hui n’est pas responsable de la mort de Jésus.
  • L’Église «réprouve» toutes les persécutions et les manifestations d’antisémitisme.

Mais on lui reprocha aussi un certain nombre de lacunes ou d’imprécisions:

  • L’absence de mention de la Shoah.
  • La faiblesse de la condamnation de l’antisémitisme avec l’utilisation du terme: «déplore».
  • L’absence du terme déicide et de la condamnation explicite de cette théorie.
  • L’omission d’une mention de la Terre et à plus forte raison le silence sur la question de l’État d’Israël.
  • Enfin, l’ambiguïté sur la question de la substitution avec la présentation de l’Église comme «nouveau peuple de Dieu».

Le but du présent article n’est pas de voir d’où nous venons et les raisons qui expliquent ces points faibles de la déclaration Nostra Ætate §4, mais de présenter comment le texte du comité épiscopal français pour les relations avec le Judaïsme de 1973 a posé un jalon essentiel dans la réponse à ces lacunes. Ces réponses seront reprises et développées, avec plus ou moins de nuances, dans les années suivantes par les différentes déclarations du Saint-Siège[2].

Avant d’entrer dans l’analyse détaillée de ce texte, remarquons qu’il suscita des réactions publiques assez violentes[3] que nous présenterons à la fin de cet article. Certains avaient même cherché à en limiter la portée en invoquant le fait qu’il ne s’agissait que d’une déclaration du «comité épiscopal»[4]. De même certains évêques déclarèrent qu’ils n’en avaient pas eu connaissance. Or les textes émanant des Commissions ou Comités épiscopaux, à condition qu’ils aient été soumis au préalable à l’approbation du conseil permanent, engagent l’ensemble de l’épiscopat. Tel est le cas de ces «Orientations» pastorales, qui avaient fait, avant leur publication, l’objet d’une consultation de théologiens et d’exégètes et avaient reçu l’avis favorable du Conseil permanent. Il s’agit donc bien en ce sens d’un document de la Conférence épiscopale française. Il y eut également des réactions positives au niveau international, notamment en Israël. De ce fait, il est devenu un texte qui fait autorité dans le monde entier. C’est dire toute son importance.

1. Les principes

Le texte part du constat de la «permanence» du peuple juif dans l’histoire et plus récemment de son retour sur la terre de ses Pères (§1). Cette situation de fait et le lien historique de l’Église avec le peuple juif sont présentés comme un «signe» à «comprendre en toute vérité». La démarche part donc d’une constatation historique contemporaine dont il faut percevoir la valeur et «une donnée qui peut les [les chrétiens] faire accéder à une meilleure compréhension de leur foi et éclairer leur vie»[5]. Il ne s’agit donc ni d’idée, ni de principe, ni de théorie, mais de l’histoire et des faits dont il faut décrypter le sens. Ces «Orientations» ne sont pas un simple rappel ou une analyse de liens historiques, mais posent l’enjeu fondamental pour le chrétien, aujourd’hui, face au peuple juif: le sens de sa permanence et la résurrection de sa souveraineté nationale: «un signe qu’elle [l’Église] voudrait comprendre en toute vérité»[6].

Le deuxième point est la constatation que la déclaration conciliaire: «doit être considérée davantage comme un commencement que comme un aboutissement. Elle marque un tournant dans l’attitude chrétienne à l’égard du judaïsme»[7]. Il y a donc un chantier qui est ouvert concernant les rapports entre chrétiens et juifs. L’ouverture de ce chantier se situe à un double niveau, celui «des rapports humains» et également «dans l’ordre de la foi». Ce processus requiert trois qualités: sa diffusion, son honnêteté et son énergie[8]. Ce processus mis en route par Nostra Ætate est un appel pour un changement, pour « un nouveau regard des chrétiens sur le peuple juif, non seulement dans l’ordre des rapports humains, mais aussi dans l’ordre de la foi»[9]. Cet appel sera inacceptable pour quelques-uns (cf. ci-dessous § réactions en opposition).

2. La permanence du peuple juif

Plutôt que de réfuter la vision du passé, le texte pose un certain nombre d’affirmations majeures.

Il refuse le principe du «vase communicant» concernant l’ensemble de la révélation et de ses enseignements: « ces enseignements furent reçus par les chrétiens, sans que, pour autant, les juifs en soient dépossédés»[10]. Il n’y a donc eu ni dépossession ni transfert de la révélation. Cela implique que le judaïsme n’est pas une religion du passé, mais une religion présente et toujours vivante. Nous trouvons ici une réponse claire à la question de la substitution et à la théorie d’une nouvelle alliance qui remplacerait l’ancienne, supprimant de facto cette dernière. Et l’affirmation de cette permanence débouche donc pour le chrétien sur la question de son sens: «quelle est la mission propre du peuple juif dans le plan de Dieu?»

Par la suite le texte revient une deuxième fois sur cette affirmation de la permanence de l’Alliance: «Contrairement à ce qu’une exégèse, très ancienne mais contestable, a soutenu, on ne saurait déduire du Nouveau Testament que le peuple juif a été dépouillé de son élection. L’ensemble de l’Écriture nous incite au contraire à reconnaître, dans le souci de fidélité du peuple juif à la Loi et à l’Alliance, le signe de la fidélité de Dieu à son peuple»[11].

Dans le respect de cette permanence de l’Alliance du peuple juif avec Dieu, le texte se positionne par rapport à la question de la mission en affirmant: «Aussi, bien loin de viser à la disparition de la communauté juive, l’Église se reconnaît dans la recherche d’un lien vivant avec elle»[12]. Il n’y a pas un désir d’absorption, on pourrait donc parler de «cohabitation», mais en même temps le texte affirme: «Israël et l’Église ne sont pas des institutions complémentaires»[13]. On peut discerner la tension entre ces deux affirmations à travers le document du Saint-Siège de 2015, à l’occasion des 50 ans de Nostra Ætate[14]. Le texte parle de «contestation réciproque» et d’un «signe de l’inachèvement du dessein de Dieu»[15]. Mais cela ne définit pas pour autant la nature de ce rapport! Et laisse ouverte la question de l’annonce de Jésus-Messie.

3. Attitudes et…

Le texte développe des affirmations succinctes du § 4 de Nostra Ætate d’une manière plus explicite.

Même si Nostra Ætate §4 dédouanait le peuple juif passé et présent de toutes responsabilités dans la mort de Jésus, le terme déicide n’apparaissait pas. Ici, il est mentionné comme un qualificatif traditionnel du «juif» et se trouve «dénoncé» et «condamné». Dans cette déclaration, le texte français utilise, au sujet de l’antisémitisme, le terme «condamner», alors que l’on sait qu’il avait été remplacé en dernière lecture, dans Nostra Ætate, par le terme «déplorer». Cet affaiblissement du vocabulaire avait été largement reproché à la déclaration conciliaire. De la même façon, il rappelle la doctrine traditionnelle sur la cause de la mort de Jésus qui est d’ordre théologique: le péché des hommes[16].

Très subtilement les «Orientations» de l’épiscopat partent de l’énumération des clichés communs hostiles au monde juif pour inviter à ce que leur diffusion et leur acceptation cessent. Les auteurs ne les qualifient ni d’antijudaïsme ni d’antisémitisme. Ils sont partis de la réalité: les clichés traditionnels. Cela permet de conclure le paragraphe sur ce sujet en mentionnant l’origine, antérieure au christianisme, de l’antisémitisme. Ainsi le texte n’entre pas dans l’analyse de ces deux concepts, de leur histoire et de leurs liens, mais il invite par sa construction à en faire la différence. L’antisémitisme n’est pas chrétien. Et conversion radicale par rapport à l’attitude multiséculaire du monde chrétien et de son enseignement commun, le texte invite à aimer les juifs. «Le juif mérite notre attention et notre estime, souvent notre admiration, parfois, certes, notre critique amicale et fraternelle, mais toujours notre amour»[17]. Il n’y a aucune mention de l’antisionisme, cette question n’est pas encore prégnante, comme elle le deviendra quelques années plus tard. Et elle se trouve sous-jacente à l’évocation de l’État d’Israël.

L’un des meilleurs moyens pour lutter contre les clichés hostiles est de progresser dans une connaissance réciproque. Les auteurs du texte, fins observateurs de la situation sur le terrain, n’hésitent pas à écrire que « La plupart des rencontres entre juifs et chrétiens sont, encore aujourd’hui, marquées par l’ignorance réciproque et parfois par une certaine méfiance»[18]. Ils invitent les chrétiens à une double attitude: «ne pas juger selon leurs propres modes de pensées»[19]. C’est un principe fondamental dans toute rencontre et dans tout dialogue: on ne peut apprécier l’autre si l’on se trouve dans une logique de supériorité, de mépris sinon de jugement; et l’on sait combien ce mépris a profondément marqué les consciences chrétiennes pendant des siècles. Ensuite, le second principe élémentaire est de connaître et d’accueillir l’autre tel qu’il se définit lui-même et non selon ce que j’imagine, crois ou fantasme! «Qu’ils (les chrétiens) cherchent à le comprendre tel qu’il (le juif) se comprend lui-même»[20].

Face à la multiplicité des visages de la vie juive, le texte invite à entrer dans cette perception et cet accueil de la variété des façons d’être juif. Il ne doit pas y avoir de la part des chrétiens des jugements ou des choix face à ces multiples visages du judaïsme, mode d’appartenance au peuple juif et de pratique religieuse. Nous n’avons pas à choisir entre juifs et juifs, cela a coûté trop cher dans l’histoire! C’est avec l’ensemble du peuple juif, et non pas seulement le judaïsme, en tant que religion, que les chrétiens doivent établir la relation. Les deux éléments sont trop imbriqués l’un dans l’autre pour que l’on puisse établir une séparation. Précision non négligeable de ce paragraphe, la mention du «droit que chacun rende pleinement témoignage de sa foi»[21]. Si tel n’est pas le cas, il n’y a ni connaissance, ni rencontre, ni dialogue. Témoigner de sa foi, ne veut pas dire faire du prosélytisme. Il s’agit d’être pleinement soi-même et réciproquement face à autrui, dans un respect absolu de l’identité de l’autre. Il est alors logique que certains points de croyance ou de pratique soient l’objet de dissensions. De ce témoignage dans la vérité de ce que chacun est, va naître une vraie rencontre et un échange fructueux et enrichissant pour chacun.

Les auteurs jugent bon de rappeler alors la nature également universelle de la mission du peuple d’Israël et l’enseignement du Nouveau Testament, lesquels «témoignent du rôle du peuple juif dans l’accomplissement de l’unité finale de l’humanité, comme unité d’Israël et des nations»[22].

Le vingtième siècle a vu deux «événements» majeurs pour le peuple juif: d’une part, la Shoah, tentative d’extermination systématique qui a anéanti la quasi-totalité de la communauté juive européenne; et d’autre part, le retour des juifs comme nation dans un État souverain sur la Terre de ses Pères. Sur ces deux points, la déclaration Nostra Ætate est restée totalement silencieuse. Les «Orientations» gardent un même silence sur la question de la Shoah, mais consacrent un long paragraphe à la question de l’État d’Israël.

Si la question de la Shoah n’est pas abordée ici, on en trouve une simple allusion dans le premier paragraphe avec la mention des «épreuves tragiques qu’il a connues… surtout dans les temps modernes»[23]. Probablement est-ce  parce que l’objet de ce document n’est pas de nature historique, mais pastorale. À l’inverse, il aborde de «front» la question de l’État d’Israël. Cette question est effectivement directement en lien avec les rapports entretenus avec le peuple juif aujourd’hui et son appréciation a des incidences immédiates sur les relations avec le judaïsme.

4. L’État d’Israël

D’emblée le document pose la difficulté de la question: «Il est actuellement plus que jamais difficile de porter un jugement théologique serein sur le mouvement de retour du peuple juif sur "sa" terre.» Le possessif par rapport à la Terre est bien entre guillemets, mettant ainsi en avant le caractère contesté de la relation, du lien, entre le peuple juif et la surface territoriale, territoire des royaumes antiques, et dénommée Palestine depuis l’empereur Hadrien en 135.

Par cette affirmation, les auteurs exposent un non-dit: la renaissance de l’État d’Israël en 1948 n’est pas seulement une question politique ou de droit international, elle est aussi pour le chrétien une question théologique. Simplement parce que l’Église a, pendant des siècles, fait et enseigné une lecture théologique de la fin du royaume juif en 70 et de sa dispersion «définitive» en 135. À cause du refus de la messianité de Jésus, le juif était condamné à être le juif errant, mais subitement il ne l’est plus. Il n’y a plus d’application de la peine divine!

Pour définir cette relation, ce lien et la création de l’État d’Israël, le texte présente une série d’arguments:

  • L’histoire biblique, en rappelant le don de Dieu de cette Terre comme lieu de réunion du peuple d’Israël.
  • L’histoire de l’exil rappelant la tension entre la vie en diaspora et l’aspiration au retour. Faisant ainsi allusion, d’une manière non développée, au maintien du lien du peuple juif avec la Terre de ses Pères à travers différents éléments (liturgie, prières, existence de communautés locales, pèlerinages, etc.).
  • La dimension politique: en tant que peuple, les juifs ont droit à «une existence politique propre au milieu des nations». L’argumentation est double: explicitement formulée, face aux «vicissitudes» subies au cours de l’histoire, la nécessité que les juifs aient un lieu où ils soient maîtres de leur destin; et implicitement: le droit pour toute «nation» de vivre de manière souveraine. Chaque peuple possède le droit naturel d’avoir une terre propre.
  • Les circonstances immédiates avec la mention dans la fin du paragraphe des «contraintes des persécutions»: la Shoah et «le jeu des forces politiques»: l’après-guerre et le vote des Nations Unies du 22 novembre 1947.

Le texte développe alors trois problématiques:

  • Les jugements superficiels: «les chrétiens ne doivent pas se laisser entraîner par des exégèses qui méconnaîtraient les formes de vie communautaires et religieuses du judaïsme ou par des prises de positions politiques généreuses, mais hâtives»[24]. Les données sont trop complexes pour se contenter d’une logique binaire, bien/mal, juste/injuste, oppresseurs/opprimés, etc., dans l’appréciation de la renaissance et de l’existence de l’État d’Israël. Une lecture superficielle et rapide des textes et traditions peut conduire à des jugements simplistes et réducteurs.
  • La question de la justice: la situation créée par l’instauration de «l’État juif» met à l’épreuve la justice. «Par ce retour et ses répercussions, la justice est mise à l’épreuve»[25]. Le texte se place dans la perspective de l’idéal de la justice: «qu’elle soit un lieu où pourront vivre dans la paix tous ses habitants, juifs et non juifs»[26], non seulement dans une perspective humaniste mais également dans celle du plan divin: «[…] si le rassemblement des dispersés du peuple juif, qui s’est opéré sous la contrainte des persécutions et par le jeu des forces politiques, sera finalement ou non, malgré tant de drames, une des voies de la justice de Dieu pour le peuple juif et, en même temps que pour lui, pour tous les peuples de la terre»[27]. Les auteurs sont conscients du caractère dramatique et injuste de la situation politique et humaine issue de la création de l’État et de ses développements postérieurs. Le texte rappelle bien que le principe de justice, qui justifie la création d’Israël, ne peut pas être différent pour la population qui demeure dans cet espace géographique. Et la justice est au cœur de la révélation éthique de la Bible.
  • La vision théologique. Dans l’introduction du paragraphe cité ci-dessus, le texte parle bien d’un «jugement théologique» et il conclut sur la même dimension en plaçant l’enjeu du retour du peuple juif et sa coexistence avec les populations locales au niveau de la réalisation de la justice divine. L’enjeu n’est donc pas seulement ici de l’ordre politique et éthique, mais relève ultimement de l’ordre de la Révélation. Il y a donc la conjugaison de la dimension historico-politique et de la dimension spirituelle de l’existence de l’État d’Israël. Il ne s’agit pas d’une simple question de découpage entre nations et de création d’États, comme cela a pu surgir au cours de l’histoire. Il y a un enjeu théologique.

Rappelons qu’il faudra attendre le pontificat de Jean-Paul II pour qu’une première allusion apparaisse dans les propos pontificaux au sujet de l’État d’Israël. Les «Notes»[28] du Saint-Siège de 1985 abordent le sujet pour la première fois dans un document de la Commission pour les relations religieuses avec le Judaïsme relevant du dicastère romain pour l’unité des chrétiens. Elles réfutent cette question de la dimension théologique en renvoyant à un niveau de droit international: «Pour ce qui regarde l’existence de l’État d’Israël et ses options politiques, celles-ci doivent être envisagées dans une optique qui n’est pas en elle-même religieuse, mais se réfère aux principes communs de droit international»[29]. On remarque donc que la position du Saint-Siège est en retrait sur les questions que pose la création de l’État d’Israël en 1948. Le document clôt tout débat sur le sujet en renvoyant au droit international. Il faudra attendre 1993 pour que le Saint-Siège et Israël établissent des relations formelles[30]. Le débat sur la portée théologique de l’existence de l’État d’Israël sera réactivé par le document du Saint-Siège de 2015 et la réaction du pape émérite Benoît XVI.

5. Les réactions aux «Orientations»

Les réactions de la part de la communauté juive dans son ensemble seront extrêmement positives, notamment de la part du Grand Rabbin de France, Jacob Kaplan, et verront dans ce texte une avancée majeure pour les relations entre juifs et chrétiens. Mais il n’en sera pas de même du côté catholique, au point que la Conférence des évêques annoncera la publication, non pas d’un rectificatif, mais d’un document explicatif.

Nous ne mentionnerons qu’une réaction, car elle nous paraît symptomatique et émane d’une personnalité qu’on ne peut soupçonner de réticence à la rencontre entre juifs et chrétiens. Le cardinal Daniélou, dans un article du 28-29 avril 1973 paru dans Le Figaro, se félicite du document qui engage dans la lutte contre l’antisémitisme et pose des «remarques judicieuses», mais il critique deux points:

  • Le passage sur l’État d’Israël qui, pour lui, crée une confusion car il «donne à l’État d’Israël une signification théologique»[31]. Le texte a provoqué de vives réactions, à cause de cette mention de l’État d’Israël, ce fut déjà toute une partie du combat lors de l’élaboration du texte de Nostra Ætate. Le fait historique de 1948 pose question. On ne peut pas l’esquiver. Il doit y avoir une réflexion, sans savoir dans quel sens ira la réponse. Il faut poser le problème et ses données.
  • La théologie de la place actuelle du peuple juif et notamment l’affirmation qu’on ne peut pas dire que le peuple juif ait été dépouillé de son élection. Et le cardinal d’affirmer: «le peuple juif a été élu pendant deux mille ans, en vue d’une mission qu’il avait à accomplir. Mais cette élection était provisoire, au sens où il était appelé à ne pas la retenir jalousement comme un privilège exclusif (…) Il est faux de parler encore aujourd’hui d’une élection particulière du peuple juif»[32]. Il continue: «c’est tout confondre que d’écrire: ‟la première alliance n’a pas été rendue caduque par la Nouvelle” et encore ‟parler de la nouvelle alliance c’est dire que l’ancienne est dépassée”»[33].

Ce n’est pas le lieu ici de répondre à ces critiques. Notons seulement, et c’est en cela que le document est innovant, les deux points majeurs de la prise de position du cardinal Daniélou. Ils touchent la place et l’existence du peuple d’Israël aujourd’hui. La dimension historique, «archéologique» du peuple juif en tant que racine du christianisme, premier volet de l’économie du salut, ne pose pas de problème en soi (on se souvient de la lutte contre le marcionisme) même si la mémoire collective de l’Église l’avait largement oblitérée. Redécouvrir et remettre en valeur cet aspect n’est pas l’objet de la polémique. Tous les rappels historiques sur Jésus-juif, la naissance de l’Église, la séparation douloureuse, peuvent être objets d’analyses différentes, mais les données majeures sont admises par tous. On voit que la question du rapport au monde juif subsistant à travers l’histoire, son existence aujourd’hui, est autrement problématique et objet d’appréciations radicalement différentes. La question centrale est donc bien la permanence du peuple juif et sa place contemporaine dans le dessein de Dieu. Les «Orientations» mettent en valeur cette réalité.

La question demande à être creusée et travaillée d’autant plus que, par la déclaration de Mayence, le pape Jean-Paul II a clairement affirmé cette permanence de l’Alliance du peuple juif: «le Peuple de Dieu de l’Ancienne Alliance, une Alliance qui n’a jamais été dénoncée par Dieu»[34]. Il faut trouver une autre théologie pour remplacer la théologie/théorie de la substitution. À la suite de la déclaration romaine de 2015, le texte du pape émérite Benoît XVI montre que l’affirmation doit être étayée. Il montre également que la question de l’existence de l’État d’Israël demeure sujet de débat — dans lequel il prend position en affirmant: «il y a la conviction qu’un État qui serait compris dans un sens strictement théologique, un État fondé sur la foi juive, un État qui se prendrait lui-même pour l’accomplissement théologique et politique des promesses, qu’un tel État, selon la foi chrétienne, n’est pas envisageable dans notre histoire, et serait en contradiction avec la compréhension chrétienne des promesses»[35].

6. Conclusion

Ce texte ne répond pas à toutes les «lacunes» du § 4 de Nostra Ætate: notamment, il n’aborde pas la question de la Shoah, élément majeur de l’histoire du vingtième siècle et de l’histoire juive.

Le texte de Nostra Ætate insistait sur le rapport de «filiation» et d’enracinement de la foi chrétienne dans le judaïsme et le caractère erroné de la condamnation du peuple juif et de son rejet au cours de l’histoire. Ici le texte de l’épiscopat français entre dans une vision positive de cette cohabitation et cherche à dégager des réflexions pour en comprendre le sens.

Il pose des affirmations majeures qui connaîtront des développements ultérieurs dans l’enseignement de l’Église, notamment sur la permanence de l’Alliance.

Étant de caractère pastoral ce texte invite d’une manière très directe à des attitudes  concrètes: «aimer les juifs».

On peut donc affirmer que, moins de 10 ans après la conclusion du Concile Vatican II, ces «Orientations» représentent une avancée majeure dans les rapports entre juifs et chrétiens. Elles commencent à préciser le changement de regard du monde chrétien sur la réalité juive contemporaine initié par le § 4 de la déclaration Nostra Ætate.

Aujourd’hui, de larges progrès ont été faits dans le champ de la réflexion, mais il reste à écrire les lignes d’une théologie du juste rapport entre la réalité chrétienne et la permanence du peuple juif.

Aujourd’hui, avec la renaissance décomplexée de l’antisémitisme, le combat contre les a priori et les clichés vis-à-vis du monde juif demeure d’actualité.

Aujourd’hui, le combat contre l’antisionisme, comme délégitimation de l’existence de l’État d’Israël, appelle à une réflexion historique et théologique urgente dans un souci de justice et vérité. Sans elles, la paix et la fraternité ne pourront pas advenir[36].

[1] Cf. Les relations de l’Église avec les religions non chrétiennes, Unam Sanctam 61, Cerf, 1966, art. G. Cottier, p. 37-78 et 237-273 et Histoire du Concile Vatican II sous la direction de Giuseppe Alberigo, t. IV, Cerf-Peeters, 2003.
[2] Pour l’ensemble des documents, voir : Les relations entre Juifs et Chrétiens – Compendium, Conférence des Évêques de France, Collection Documents des Églises, Bayard-Cerf-Mame, 2019; également : https://eglise.catholique.fr/approfondir-sa-foi/vivre-sa-foi-a-tous-les-ages/relationsjudaisme/434178-textes-et-documents-de-reference-sur-la-rencontre-avec-le-judaisme/
[3] Notamment : du Cardinal Jean Daniélou, «L’Église devant le Judaïsme», Le Figaro 28-29 avril 1973.
[4] Cardinal Daniélou, cf. note 3.
[5] «Orientations…» § 1.
[6] Idem.
[7] «Orientations…» § 2.
[8] Idem.
[9] Idem.
[10] «Orientations…» § 3.
[11] «Orientations…» § 4 b).
[12] «Orientations…» § 6.
[13] «Orientations…» § 7 b).
[14] «Les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables» (Romains 11, 29) Document de la Commission pontificale pour les rapports religieux avec le judaïsme, Rome 2015.
[15] «Orientations…» § 7 b).
[16] «Orientations…» § 4 b).
[17] «Orientations…» § 4 a).
[18] «Orientations…» § 6.
[19] Idem.
[20] Idem.
[21] Idem.
[22] «Orientations…» § 7.
[23] «Orientations…» § 1.
[24] «Orientations…» § 5 e).
[25] Idem.
[26] Idem.
[27] Idem.
[28] «Notes pour une juste présentation des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Église catholique», Commission pour les relations religieuses avec le Judaïsme, mai 1985 (cf. note 2).
[29] Idem, IV, 1.
[30] «Accord fondamental» 30 décembre 1983, cf. «Relations…», note 2.
[31] Art. Figaro, 28-29 avril 1973, 3e paragraphe.
[32] Idem § 4.
[33] Idem § 5-6.
[34] Jean-Paul II aux représentants de la communauté juive de Mayence, le 17 novembre 1980; cf. note 2.
[35] Cardinal Ratzinger/Benoît XVI, «Les dons et l’appel sans repentir», Communio, XLIII, 5, sept-oct. 2018, p. 140.
[36] Il faut noter que le Bulletin de l'AJCF, dès son numéro d'octobre-décembre 1973, avait recueilli les premières réflexions d'auteurs juifs et chrétiens sur ces «Orientations pastorales» (avril 1973), avec les articles du Pasteur H. Roux, de F. Lovsky, du P. M. Dubois, op, et d’É. Amado Lévy-Valensi. Puis, pour le 10e anniversaire de ce document épiscopal, le Rabbin J. Grunewald et Mgr D. Pézeril avaient, eux aussi, réfléchi sur la portée d’un tel texte (Cf. Sens, avril-mai 1983, n° 4/5) [NDLR].

Remarques de l’éditeur

Louis-Marie Coudray est un religieux catholique français. Après avoir commencé des études de droit, il entre dans les ordres à l'Abbaye bénédictine du Bec Hellouin où il apprend l’hébreu et participe à des sessions d’études coanimées par Colette Kessler, cofondatrice du Mouvement juif libéral de France, et par le père Bernard Dupuy, qui est à l’origine du Service National pour les relations avec le judaïsme (SNRJ) de la Conférence des évêques de France. En 1980, il rejoint l’Abbaye Sainte-Marie-de-la-Résurrection d’Abu Gosh en Israël pour y vivre pendant 35 ans une présence cordiale dans le monde juif contemporain. Il est de retour en France en 2016 à titre de directeur du SNRJ, fonction qu’il occupe jusqu’en 2020. Il revient ensuite à d’Abu Gosh comme supérieur de l’Abbaye. Il est consulteur de la Commission du Saint-Siège pour les relations religieuses avec le Judaïsme (CRRJ).

Source: Article paru dans Sens (la revue de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France), no 451 (novembre-décembre 2023), p. 566-576. Reproduit avec l’aimable autorisation de la direction de la revue.