Les Jésus crucifié de Chagall – Quand l’art admoneste le christianisme

Dans ses œuvres représentant Jésus crucifié, Chagall transmet un message fondamental. Il rend de manière artistique un Jésus qui est le prototype du martyr juif. Grâce à un Jésus présenté sans équivoque comme juif, il rappelle aux chrétiens que des éléments essentiels de leur foi naissante leur ont été fournis par les juifs. La christologie du Nouveau Testament est issue de la Bible hébraïque, conservée par le judaïsme en dépit de persécutions meurtrières.

Introduction

« Qu’est-ce que la croix de Jésus-Christ signifie à (Auschwitz)? Qu’est-ce que cela signifie pour les Juifs? Si Auschwitz est devenu un centre sacré de l’identité juive, qu’est-ce que la croix, à cet endroit, implique à propos des relations des juifs et des chrétiens? » (James Carroll)

En 1979, le Pape Jean Paul II a visité Auschwitz et caractérisé le site comme le « Golgotha du monde moderne » (Carroll). En tant que leader chrétien de premier plan, son rappel de la mort –et encore plus le choix du mot « Golgotha » – a été accentué par l’érection d’une croix de bois rudimentaire. Ce symbole religieux particulier – ainsi que son emplacement à Auschwitz – ont engendré une controverse. Ses promoteurs ont été accusés de « christianiser » la Choah (Carroll). En outre, dans son livre Constantine’s Sword, James Carroll insiste sur le fait que la croix a été une des sources de l’animosité chrétienne envers les Juifs. Il relate les persécutions répétées – dirigées contre des communautés juives dispersées géographiquement au fil des millénaires – toutes alimentées par l’accusation que les Juifs ont tué Jésus. Le débat place la croix carrément au cœur de l’antisémitisme. Les préoccupations émanant du judaïsme ne sont pas seulement celles de personnes directement liées à la Choah. Pensons à un cas précédent, celui de la «Vengeance du Sauveur » (Nirenberg). Ce conte médiéval chrétien présente une version fantaisiste de la chute de Jérusalem. Selon ce récit, l’empereur romain Vespasien aurait été guéri d’une terrible maladie par le linceul funéraire de Jésus et la chute de Jérusalem aurait été une punition divine – dirigée contre les Juifs – pour avoir crucifié Jésus. D’après ce conte, Vespasien aurait réclamé les captifs de Jérusalem pour lui-même. Plusieurs d’entre eux aurait été tués, mais 180 survivants auraient été bannis et condamnés à errer dans l’empire, sous sa protection, en portant une marque de « Caïns juifs » errants. Plus tard, faisant le lien entre la croix et la Choah, Leon Wieseltier dira : « Non, Jésus sur la croix [...] ne réchauffe pas mon cœur [...] Elle est le symbole d’une grande foi [...] dont l’affiliation avec le pouvoir a presque détruit ma famille et mon peuple » (Carroll).

Conscient de cette sinistre histoire, pourquoi un artiste juif peindrait-il Jésus en croix et oserait-il ainsi, comme le dit Plank, « se confronter à un grand tabou [...] en empruntant [...] à la tradition culturelle de l’oppresseur » ? Est-il possible qu’un tel genre de crucifixion juive communique un message spécifiquement juif? Se pourrait-il que « la croix fonctionne non pas comme une réponse à l’atrocité, mais comme une question, une contestation et une critique des présupposés que nous pouvons avoir à propos de la souffrance profonde » (Plank) ?

Si l’on poursuit dans cette veine, un artiste figure en bonne place. Marc Chagall (1887-1985), élevé dans un shtetl juif hassidique à Vitebsk, en Biélorussie, a peint Jésus crucifié dans diverses œuvres (« Calvaire ou Dédié au Christ » 1912, « La chute de l’ange » 1923, 1933, 1947, « Le Martyr » 1940, « Descente de croix » 1941, « Crucifixion blanche » 1939, « Crucifixion jaune 1943 »). Son genre de crucifixion juive correspondait à des événements historiques majeurs incluant des pogroms à répétition et la Choah. Dans ces œuvres, Chagall transmet un message fondamental. Il rend de manière artistique un Jésus qui est le prototype du martyr juif. Grâce à un Jésus présenté sans équivoque comme juif, il rappelle aux chrétiens que des éléments essentiels de leur foi naissante leur ont été fournis par les juifs. La christologie du Nouveau Testament est issue de la Bible hébraïque, conservée par le judaïsme en dépit de persécutions meurtrières.

La guérison et le pardon entre les religions peuvent bénéficier de l’apport des sciences humaines, en particulier à travers la représentation d’un Jésus crucifié juif par Marc Chagall. Avant d’étudier l’œuvre cruciforme de Chagall, nous rappellerons d’abord comment, au cours de l’histoire, la croix a creusé un fossé entre juifs et chrétiens depuis l’époque de Constantin. Nous passerons aussi en revue une sélection d’autres artistes juifs qui ont influencé Chagall en utilisant la croix comme source d’inspiration.

I. La croix – De la confluence judéo-chrétienne aux persécutions

Durant les quatre premiers siècles de notre ère, l’Église primitive a été représentée par de multiples symboles chrétiens.  Il y avait par exemple l’acrostiche ICTHUS (le poisson), l’ancre et l’Aqédah – une substitution du sacrifice divin à celui d’Isaac (Goodenough, Hooke, Jensen, Olaru, Van Woerden). Cependant, il n’y aucune indication,  dans que l’un ou l’autre d’entre eux ait généré des manifestations antisémites virulentes. En fait, dans l’art des catacombes, l’Aqédah a été utilisée par les chrétiens et par les juifs (comme les figures de Jonas, Noé et Daniel) pour représenter la foi du défunt des deux religions, jusqu’au quatrième siècle de notre ère (Goodenough). Avant Constantin, l’art des catacombes démontre que le symbolisme chrétien primitif avait un caractère nettement juif, se différenciant seulement par une réinterprétation nouvelle d’événements de l’Ancien Testament à la lumière de la vie de Jésus. La dualité chrétienne-juive, dans son essence, consistait à partager le contenu de l’Ancien Testament tout en maintenant respectueusement deux identités religieuses distinctes.

Une catacombe, découverte  long de la via Latina en 1955 et datée du début du tournant constantinien, se distingue par l’absence complète de la croix et de la résurrection. Ses pièces étaient ornées de peintures où l’on voit Jonas, les trois jeunes gens dans la fournaise, Noé, Daniel, Jacob à Béthel (Goodenough). La seule image exclusivement chrétienne représente Jésus ressuscitant Lazare. Cependant, dans cette scène, Jésus est observé par Moïse, accompagné d’une colonne de feu. Le substrat vétérotestamentaire de cet épisode du Nouveau Testament est donc souligné ici aussi. Ce motif rappelle les récits évangéliques de la Transfiguration.

Un autre exemple qui démontre que les chrétiens ont réinterprété de symboles typiques du judaïsme est celui de l’Aqédah, mentionné ci-haut. Au deuxième siècle de notre ère, Méliton de Sardes notait : « Il a porté le bois sur ses épaules et il a été conduit au sacrifice comme Isaac par son père. Le Christ a souffert, mais non Isaac, car il était un type de Christ qui allait souffrir dans le futur » (Goodenough). Les chrétiens ont emprunté librement à l’iconographie religieuse juive les types de leur nouvelle foi. Je ne fais pas ces observations pour éliminer complètement la croix des premiers siècles de l’Église chrétienne. La présence de la croix comme symbole chrétien est attestée historiquement avant Constantin (Longenecker). Il est également prouvé qu’elle a contribué à développer un sentiment antisémite. En 167 de notre ère, le même Méliton a fait une homélie sur la Pâque. Il y laissait entendre que les juifs, en crucifiant Jésus, ont assassiné Dieu et que tous les Juifs sont coupables de ce crime (Goldstein). Puisque les chrétiens de l’époque étaient encore une secte dépourvue de pouvoir dans l’Empire romain, la véritable persécution des juifs, en lien avec la croix, n’eut lieu qu’à partir de Constantin.

Après l’ascension de Constantin au pouvoir, la croix a été le catalyseur d’une dynamique récurrente. Chrysostome a accusé les juifs d’avoir assassiné Jésus (Goldstein). Ambroise a justifié qu’on mette le feu à des synagogues pour la même raison (Goldstein). Mais il a fallu les croisades pour cimenter le symbole de la croix au massacre systématique des juifs par les chrétiens – un archétype de la Choah. Les croisés, premiers groupes chrétiens aussi vastes et organisés d’assassins de juifs, portaient une croix sur leurs boucliers (Carroll). Le croisé Godefroy de Bouillon a juré de venger le sang de Jésus en ne laissant subsister aucun membre de la race juive  (Goldstein). Bien que les croisades avaient apparemment pour but de libérer la Terre Sainte de l’Islam, des propos des participants démontrent une fureur antisémite qui prend sa source dans la crucifixion de Jésus : « ‘Nous prenons nos âmes dans nos mains pour tuer et subjuguer tous ces royaumes qui ne croient pas au crucifié. Combien plus [devrions-nous tuer et subjuguer] les juifs, qui l’ont tué et mis en croix’ [... c’est ainsi qu’]ils [...] ont placé un signe de malheur sur leurs vêtements, une croix » (Carroll). Durant la première croisade, les Croisés « ont attaqué [les juifs...] ils faisaient irruption dans la ‘place forte’ des juifs et jetaient les rouleaux de la Torah par terre. Ils les déchiraient et les foulaient aux pieds » (Carroll). Le nombre de juifs assassinés ou forcés au suicide durant ces semaines est estimé à environ 10 000, soit à peu près un tiers des juifs vivant dans le nord de l’Europe à cette époque (Carroll). Même si un respect réciproque au sein d’une dualité de symboles partagés caractérisait le début de l’ère commune, à partir de l’époque de Constantin jusqu’à la Choah, la croix ou le crucifix a déclenché la persécution et l’exécution de juifs par des chrétiens.

II. Pourtant la croix du Christ apparaît dans l’art juif

« Les peintres et sculpteurs juifs de la fin du dix-neuvième et du vingtième siècle exploraient [...] le Christ crucifié [...] La crucifixion de Jésus juif a été transformée en une expression de la souffrance juive [...] On a assisté, dans l’Europe de la fin de dix-neuvième et du vingtième siècle, à une tentative juive de mettre en évidence la judéité du Jésus historique. » (Rizzolo)


« En 1942, la Galerie Puma à New York a organisé une exposition intitulée ‘Christs modernes’. Sur les 26 artistes exposant leurs œuvres, 17 étaient juifs, un nombre surprenant. » (Hayman)

Chagall n’est pas ni le seul ni le premier artiste juif à représenter la crucifixion dans les arts visuels. Il a eu des prédécesseurs influents. Fait important, ces individus l’ont amené à élaborer son propre genre et à dépeindre un Jésus explicitement juif, exemplaire de la tolérance. La souffrance de Jésus en tant que juif adressait à ses partisans un message sur leur comportement à l’égard de la foi juive. Bien que Chagall soit né sous le nom de Moishe Chagall, après son installation à Paris dans les années 1940, il a changé son prénom pour Marc, en hommage à Marc Antokolsky, un important sculpteur juif russe (Kravitz). L’ « Ecce Homo » d’Antokolsky était une célèbre statue d’un Jésus juif avec des papillotes et une calotte (Amishai-Maisels). Des lettres personnelles d’Antokolsky indiquent clairement que l’ « Ecce Homo » était sa réponse artistique aux pogroms perpétrés en Russie en 1871 (Amishai-Maisels). Il rappelait aux chrétiens que Jésus était juif et que la persécution de son peuple était une perversion de ses enseignements (Amishai-Maisels). Chagall connaissait le corpus d’Antokolsky. Comme le note Maisels : « [… Chagall] a exprimé l’avis qu’un artiste juif en Russie devait viser à devenir un futur Antokolsky. » En outre, Ilya Ginzberg, qui avait été l’assistant d’Antolkolsky et était un ami de Chagall, pouvait faire entrer celui-ci en relation intime avec le maître par personne interposée (Amishai-Maisels). Moïse Jacob Ezechiel, un sculpteur juif américain a réagi de manière similaire aux pogroms d’Europe orientale (Rizzolo). D’autres artistes ont fait de même. Mentionnons par exemple Jakob Steinhart, Mordechai Moreh, Mordechai Ardon et Ben Sahn (Jeffrey). Il existait aussi un genre de poésie juive qui utilisait la crucifixion pour communiquer des messages importants. Uri-Tsvi Grinberg, qui a quitté l’Allemagne avec sa famille pour la Palestine en 1924, était un poète expressionniste juif (Harshav). Il a écrit: « Pends aux églises, mon frère crucifié [...], frère Jésus, un juif de chair et d’os [...] À tes pieds : un tas de têtes juives coupées. Des talittot déchirés [...] Le Golgotha est ici : tout autour » (Harshav). Le tas de têtes juives fait référence à des pogroms contemporains du poète. En fait, Marc Chagall lui-même a fait des poèmes qui évoquent la croix. Il a écrit (Barta) : « Pour moi, le Christ était un grand poète ; l’enseignement de sa poésie a été oublié par le monde moderne. » Il a dit, en termes poétiques :

« Je porte ma croix tous les jours,

Je suis pris par la main et conduit,

La nuit s’obscurcit autour de moi.

Tu m’as abandonné, Mon Dieu, pourquoi? » (Jeffrey)

Dans le prolongement de ses précurseurs, Chagall a souligné par sa christologie la judéité de Jésus crucifié.

Après le 15 Octobre 1930, lorsque le Reischstag a dévoilé son plan pour persécuter la communauté juive, Chagall a écrit: «Un Juif passe avec le visage du Christ. Il crie : ‘La calamité s’abat sur nous. Fuyons et cachons-nous dans les fossés’ » (Amishai-Maisels). Et encore : « Pour moi, le Christ a toujours symbolisé le vrai type du martyr juif. Voici comment je l’ai compris en 1908, quand j’ai utilisé cette figure (pour ‘Calvaire’) [...] sous l’influence des pogroms. Je l’ai alors peint en l’introduisant dans des images de ghettos, entouré de juifs aux prises avec leurs problèmes, de mères juives terrifiées courant avec des petits enfants dans les bras » (Amishai-Maisels). Quand on approfondit cette question, il devient évident que Chagall a mélangé l’iconographie et les symboles juifs et chrétiens pour rappeler aux chrétiens les attentes eschatologiques de rédemption finale qu’ils partagent avec le judaïsme.

III. Le message artistico-théologique des « Crucifixions » de Chagall

« Chagall n’a pas simplement utilisé la crucifixion comme un symbole général de l’Holocauste, mais il a ajouté des détails référant à des événements spécifiques. Comme dans les polémiques juives du dix-neuvième siècle, l’accent est mis ici sur l’oubli de la poésie du Christ par le monde moderne, qui ignore ses enseignements et persécute son peuple. » (Barta)

Outre le fait que les œuvres de Chagall dépeignent un Jésus juif, elles véhiculent d’autres messages d’une grande puissance. Comme ce fut le cas lors du partage de symboles religieux entre juifs et chrétiens au début de notre ère, un partage dans lequel chacun maintient son identité religieuse propre, l’artiste revisite cet univers et utilise son pinceau pour créer un dualisme judéo-chrétien fait de souffrance et d’espérance future (Barta). Une étude plus poussée de trois tableaux de Chagall représentant la crucifixion permettra de préciser et d’expliciter ces affirmations. 

IV. « Calvaire » (1912)

En 1911, Mendel Beilis, un Juif, a été accusé d’avoir tué un enfant chrétien et utilisé son sang à des fins rituelles ; c’est une forme du libelle de sang, qui a servi de motif récurrent aux chrétiens pour persécuter les juifs (Rizzolo, Goldstein, Nirenberg). En réponse, la peinture « Calvaire » de Chagall centre l’attention sur le Christ enfant crucifié. Notez qu’on retire l’échelle de la croix. Est-ce que le Christ enfant crucifié va rester accroché sur la croix pour toujours? L’échelle fait aussi intervenir la typologie de l’échelle de Jacob, que les chrétiens se sont appropriés à partir de sa description juive. Les esquisses pour cette peinture comportaient le nom de Chagall sur la croix, au-dessus de l’équivalent russe d’INRI, de sorte qu’ « en substituant son propre prénom en hébreu au-dessus [...], Chagall a clairement indiqué que l’enfant n’est pas chrétien, mais juif » (Amishai-Maisels, citée par Rizzolo). L’esquisse inverse ainsi le libelle de sang dont Beilis, un juif, était accusé. C’est un enfant juif, Chagall-Jésus, qui est tué pour des raisons rituelles par des chrétiens, et non l’inverse. Les parents, en costume d’époque traditionnel, sont debout sur un fond bleu teinté de rouge par le sang de l’enfant Jésus (Rizzolo). Cette œuvre était une réponse à des pogroms russes chronologiquement proches (Amishai-Maisels).

V. « Crucifixion blanche » (1938)

« Dans le monde chaotique de la Crucifixion blanche, personne n’est racheté [... un] tourbillon de destruction unit la victime crucifiée et le martyr moderne [...] Le Christ et les juifs qui souffrent sont un. » (Plank)


« Au milieu de cette dévastation, des juifs fuient dans toutes les directions, essayant de sauver leurs biens les plus précieux […] un villageois, regardant tristement les ruines, fuit aussi, serrant son bien le plus cher, une Torah. Il porte seulement une chaussure (coin inférieur gauche) [...] Il  pouvait vivre sans sa chaussure, mais pas sans sa foi. » (Kravitz)

Ce Jésus incontestablement juif est entouré par la souffrance juive contemporaine de Chagall. Le nazi près de l’arche en flammes (coin supérieur droit) symbolise la destruction des synagogues de Munich et de Nuremberg le 9 Juin et le 10 août 1938 (Amishai-Maisels). La pancarte « Ich bin Jude » (coin inférieur gauche) réfère aux tentatives allemandes de marquer les juifs au milieu de l’année 1938 (Amishai-Maisels). Mais il y avait plus à venir. Le 10 novembre 1938, la tristement célèbre date de Kristallnacht, des tombes juives ont été profanées en Allemagne et des juifs allemands ont été arrêtés et déportés dans des camps, lors de ce que l’on considère comme « le début de l’Holocauste » (Kravitz). En fait, la Kristallnacht était de l’antisémitisme amplifié par du pouvoir politique et des expressions de haine collective (Kravitz). Il est déconcertant de constater que l’Europe, majoritairement chrétienne, ne semble pas en avoir eu conscience  (Kravitz).

Dans ce tableau, la Torah est le point d’ancrage du mouvement. En haut à droite, un soldat met le feu à la Torah et à la synagogue sur le feu. Au bas, à gauche, un homme embrasse la Torah, tandis qu’à droite, un autre homme se dirige vers un rouleau de la Torah. Au milieu, à gauche, une personne juive décédée est sans sépulture, un sacrilège. En bas complètement, à droite, une mère juive désespérée cherche à établir un contact visuel tout en étreignant son bébé : « Son image est universellement comprise, tant par les juifs que par les Gentils, chrétiens ou autres […] car il y a rien d’aussi pur dans la vie [...] que l’amour d’une mère pour son enfant » (Amishai-Maisels, Rizzolo, Barta). Le personnage central, cependant, est le Christ crucifié. La synagogue en feu est directement à gauche du bras tendu de Jésus. Les objets sacrés de la maison de prière sont éparpillés sous les pieds du soldat, un rappel de ce qui se faisant durant les Croisades. On aperçoit, planant au-dessus de la scène, quatre personnages bibliques qui pleurent la mort de Jésus et de ses compatriotes juifs. Leur présence est prédite par une légende juive. Après la destruction du premier temple, Dieu appela Moïse et les Patriarches pour partager sa douleur, car ils savaient comment faire le deuil (Amishai-Maisels). On reconnaît par exemple Rachel, à gauche, pleurant tous ses enfants. Plus bas à gauche, le bateau a seulement une rame, ce qui suggère une fuite improbable.

Une dualité importante résulte de la connexion aussi bien de Jésus à la foi juive que des chrétiens aux juifs. La lumière au-dessus de la croix, le nimbe chrétien, rejoint celle qui provient de la Menorah. Jésus porte un pagne qui est incontestablement un tallit. Au-dessus de sa tête l’inscription abrégée INRI (Iesus Nazarenus Rex Iudaeorum) est accompagnée, en caractères hébraïques, de sa transcription complète en araméen, Yeshu HaNotrzri Malcha d’Yehudai (Barta). L’orthographe HaNotrzri, employée par Chagall, fait référence à Jésus le chrétien plutôt qu’à Jésus le Nazaréen. Ainsi Jésus, le chrétien et le roi des Juifs, appartient aux deux religions (Barta). Quelle qu’ait été la signification de la croix du Christ au cours de sa longue histoire, Chagall se l’est appropriée pour alimenter une réflexion sur le génocide, y répondre et en interpeller les responsables. Elle est le symbole de la souffrance et exprime l’espoir de la rédemption. Dans cette toile spécifique qui exprime la souffrance absolue, Jésus est avec les Juifs persécutés.

VI. « Crucifixion jaune » (1943)

« Jésus porte des phylactères [et non une couronne d’épines...] et un rouleau ouvert de la Torah couvre son bras droit. Ce rouleau est éclairé par une bougie tenue par un ange qui souffle dans un chofar, le symbole de la rédemption. [Le] concept d’expiation [apparaît...] dans ces petits détails […] : ‘Le jour de l’expiation tu feras retentir le chofar dans tout le pays [...] et vous proclamerez la liberté dans tout le pays.» (Jeffrey)

Dans cette œuvre, la croix est plantée au milieu d’un shtetl en flammes d’où les juifs tentent de s’échapper. Encore une fois, le dualisme est implicite. Jésus « porte des phylactères juifs tout en ayant un nimbe chrétien », associant ainsi la Torah et l’Évangile. Malgré la souffrance et l’angoisse (voir l’homme à droite), sous le rouleau de la Torah, l’ange sonne du chofar  (Barta). Dans cette peinture, le sacrifice de Jésus est associé à son anticipation dans la Torah, de sorte que, comme l’écrit Barta, « le cœur de l’Évangile chrétien soit considéré comme faisant un avec la Torah et son espoir d’accomplissement [... le] Yom Kippour biblique et le Golgotha [...] font la paire ».

Les critiques chrétiens notent en général la connexion typologique entre l’utilisation du chofar au jubilé et la libération des captifs par Jésus en croix (Jeffrey). Mais le chofar comporte de multiples significations symboliques pour le public juif de Chagall. On utilisait le chofar comme trompette de couronnement. C’est aussi le son qui servait à éveiller la conscience. Le Chofar était un rappel de l’alliance sinaïtique, des paroles des prophètes, de la destruction du Temple. Il était un appel à renouveler la liberté, un rappel de l’Aqédah (voir ci-dessous), une évocation du jour du jugement et la proclamation eschatologique de la royauté de Dieu (Miller). Les deux citations suivantes font le rapprochement, au plan symbolique, entre le chofar et la souffrance, même l’horrible souffrance et la douleur de la Choah, que cet instrument traduit manière priante et transcendante :

« Il y a un sentiment d’attente dans le silence qui précède le son du chofar [...] Une partie de son mystère réside dans l’interaction du silence, du son perçant qu’il émet et du murmure des gens qui prient [...] le chofar peut [...] exprimer ce que nous ne pouvons pas dire avec des mots appropriés. Les éclats du chofar sont les cris sans paroles du peuple d’Israël. Le Chofar est l’instrument qui lance dans l’espace immense ces cris de douleur, de tristesse et de nostalgie vers l’Autre ». (Michael Strassfeld, cité par Miller)


"[…] il n’y a pas à douter de la puissance musicale de cet instrument [...] qui dépasse son rôle purement fonctionnel et possède la capacité de susciter l’expérience spirituelle. (Il) réinterprète les anciennes notions d’identité nationale, de destruction, de perte, d’espoir et de rédemption dans le contexte communautaire et personnel de l’histoire juive [...] avec son double aspect de destruction et de rédemption [...] il (inspire) le même ‘émerveillement à caractère religieux et magique’ […] la même foi dans le pouvoir du chofar de maîtriser les forces les plus puissantes de la nature et de surmonter le plus grand mal [... ] il continue d’être un puissant symbole, comme le signal de l’aube sur Jérusalem, pour exprimer la foi en une ère nouvelle pour l’humanité. (Miller)

A Roch Hachanah, le son du chofar rappelle au peuple juif les promesses de la rédemption à venir. Selon Isaïe 27,13, « la grande corne sonnera ; ils arriveront […] et ils se prosterneront devant le SEIGNEUR […] à Jérusalem » (Rosenbloom).

Dans cette œuvre, la couleur verte symbolise l’espoir. Chagall, en somme,

« s’approprie le symbole central chrétien du Sauveur crucifié pour le resituer dans le contexte de sa préfiguration historique dans l’expérience juive. Chagall inverse délibérément la polarité du type et de l’antitype développée dans la tradition chrétienne [...] pour réaliser simultanément une célébration et une réinterprétation intégrative des deux sources, juive et chrétienne, de consolation ». (Jeffrey)

Faisant écho à l’opinion de Jeffery, Barta observe :

« Je soutiens que le motif de la crucifixion pour Chagall n’est pas seulement une représentation picturale de la souffrance ultime des juifs. Au contraire, en tant que juif profondément imprégné de l’importance de la Torah [...] Chagall considère le motif de la crucifixion à la fois comme un symbole représentant la souffrance du peuple juif et comme une image illustrant les idéaux du christianisme ». (Barta)

VII. Le message de Chagall: Héritiers d’une promesse de rédemption

« Tant le judaïsme et que le christianisme se considèrent comme les héritiers des promesses faites à Abraham et Isaac [...] Comme des frères le font souvent, ils ont choisi des moyens différents, voire opposés, pour préserver leur patrimoine familial. Leurs différences sont devenues si importantes que, pendant deux millénaires, peu de gens ont pu apprécier leurs points communs essentiels et, par conséquent, ce en quoi ils se distinguent vraiment. » (Carroll)

Le genre de crucifixion développé par Chagall devrait susciter la réflexion chrétienne sur la Choah et sur la longue et troublante histoire de la persécution des juifs. En mettant l’accent sur la judéité de Jésus, Chagall reproche aux chrétiens les fautes qu’ils ont commises envers les juifs et leurs manquements à leur égard. Comme le dit Amishai-Maisels :

« Même si beaucoup de juifs sont profondément troublés par une telle représentation de la victime (crucifiée) sous les traits symboliques religieux de son persécuteur, peu d’autres symboles offrent, par association, une telle richesse de sens, ou possèdent cette capacité d’interpeller et de condamner simultanément le monde chrétien. »

Même si Chagall a été l’un des nombreux artistes juifs à employer la crucifixion pour lancer un message aux chrétiens, il y a dans son œuvre des apports originaux qui doivent être appréciés. Le renversement de la typologie religieuse, par lequel il juxtapose la puissance rédemptrice de la Torah et de l’Évangile est sui generis. Dans la « Crucifixion jaune », le fait que la main du juif Jésus crucifié touche la Torah relie les espérances futures chrétienne et juive d’une manière inégalée.

Concrètement, les propos de chrétiens qui ont secouru des juifs au cours de la Choah ajoutent encore au message de Chagall. La parenté oubliée entre chrétiens et juifs a retenu l’attention de ces sauveteurs chrétiens pendant la Seconde Guerre mondiale. Lorsqu’on leur demandait pourquoi ils ont risqué leur vie pour les Juifs, plusieurs répondaient : « Nous avons été élevés dans une tradition où l’on nous a appris que le peuple juif était le peuple de Dieu » (Gushee).

Chagall fait la preuve, encore une fois, que « l’art visuel sert souvent de mode d’expression théologique hautement sophistiqué, éduqué et même éloquent » (Jensen). 


 

Ouvrages cités

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Amishai-Maisels, Z. Faith,  “Ethics and the Holocaust: Christological Symbolism of the Holocaust.”  Holocaust and Genocide Studies 3 (1988): 457-481.


Barta, Caroline. “Painting the Anguish of the World: [Re]Examining the Crucifixion Motif in Chagall.” The Pulse 9 (2011): 55-67.


Carroll, James. Constantine’s Sword: the Church and the Jews. Boston, New York: Houghton Mifflin Company, 2001. Pages 5, 3, 4, 15, 233, 237, 247, 247, 257, 233, 237, 109.


Coleman John A. “Mel Gibson meets Marc Chagall: How Christians and Jews Approach the Cross.” Commonweal 131 (2004): 12-15.


Goldstein, Phyllis. A Convenient Hatred: The History of Antisemitism. Brookline, Ma.: Facing History and Ourselves, 2012. Pages 347, 70, 237.


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Gushee, David P. “Learning from the Christian Rescuers: Lessons for the Churches.” AAPSS 548 (1996): 138-155.


Harshav, Benjamin. “The Role of Language in Modern Art: On Texts and Subtexts in Chagall’s Paintings.” Modernism/Modernity 1.2 (1994):51-87.


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Hooke, S.H. “Fish Symbolism.” Folklore 72 (1961): 535-538.


Jeffrey, David Lyle. “Meditation and Atonement in the Art of Marc Chagall.” Religion and the Arts 16 (2012):211-230.


Jensen, Robin Margaret. Understanding Early Christian Art. London and New York” Routledge Taylor and Francis Group, 2000. Page 10.


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Longenecker, Bruce W. The Cross Before Constantine: The Early Life of a Christian Symbol. Minneapolis: Fortress Press, 2015.


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Narkiss, B. “The Sign of Jonah.” Gesta 18 (1979): 63-76.


Nirenberg, David. Anti-Judaism: The Western Tradition. New York, London: W.W. Norton and Company, 2013. Page 187.


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Van Woerdan, Isabel Speyart. “The Iconography of the Sacrifice of Abraham.” Vigiliae Christianae 4 (1961): 214-255.

 

Remarques de l’éditeur

* Gregory W. Rutecki, M.D., né à Chicago, Illinois, a reçu son M.D. (cum laude) de l’Université de l’Illinois à Chicago (1974). Il a complété la formation des diplômés en médecine interne et une année de spécialisation en néphrologie à l’Université d’État de l’Ohio (1974-1978) et a terminé sa spécialisation à l’Université du Minnesota (1978-1980). Au cours de sa carrière médicale, il a travaillé en néphrologie (1980-1992; 2009-2013), exercé des tâches éducatives au Collège universitaire de médecine du nord-est de l’Ohio (NEOUCOM maintenant NEO-MED), à l’École de médecine Feinberg (titulaire de la chaire E. Stephen Kurtides en éducation médicale et professeur de médecine), à l’Université Northwestern et à l’Université du sud de l’Alabama. Le New York Times, le Baltimore Sun et le Service de nouvelles nationales de Fox TV l’ont interrogé sur les choix de carrière motivés par un mode de vie chez les étudiants en médecine et sur l’éthique de la transplantation. Il a publié plus de quatre-vingt articles dans des revues évaluées par les pairs et vingt chapitres de livres. Il travaille actuellement à la Clinique de médecine interne de Cleveland.

Texte original anglais : Jewish-Christian Relations. Traduction par Jean Duhaime pour Relations judéo-chrétiennes.