Lecture juive du Cantique des cantiques

Comment le Cantique des cantiques, un ouvrage qui évoque des paysages pastoraux, des vergers, des fragrances, des gazelles gambadant sur les collines et des discours amoureux et passionnés, est-il devenu un livre saint, canonisé dans les Écritures hébraïques? C’est principalement, selon l’auteur, grâce à ses multiples possibilités d’interprétation et à son thème central, la délivrance messianique.

Bien des analyses ont été faites sur le Cantique des cantiques. On y a vu une simple histoire d’amour, une version hébraïque de l'histoire d’Isis et d’Osiris[1], de Tammouz et Doumouzi[2], une histoire d’amour entre une bergère et le roi Salomon déguisé en berger, le récit d’amour d’un berger et de son amoureuse la Chounamit[3] dont le roi Salomon[4] s’est épris et qu’il mena à son palais, l’histoire d’Avissag la Chounamith qui se refuse à Salomon après la mort de David. Certains ont avancé que quelques passages sont ceux de chœurs, du même genre que les anciens chœurs grecs, d’antiques chansons rituelles au moment du mariage, un recueil indépendant de chansons, et ce n’est là qu’un tout petit échantillon de la profusion de thèses et de commentaires formulés sur ce livre[5]. Mais au travers de la multitude d’interprétations du Cantique des cantiques, qu’elles soient exégétiques, rationalistes, mystiques ou même salaces, les auteurs ne s’accordent pas pour couper uniformément les scènes pour attribuer les versets à la belle, à ses compagnes au bien-aimé, à ses compagnons, ou même au monologue interne, voire au rêve. Au 9e siècle, le commentateur Saadia Gaon avançait que le Cantique des cantiques est «une serrure dont on a perdu la clef».

Comment un ouvrage qui évoque des paysages pastoraux, des vergers, des fragrances, des gazelles gambadant sur les collines et des discours amoureux et passionnés et qui par ailleurs ne fait mention ni des lois ni des évènements bibliques en est-il devenu à représenter un livre saint et canonisé dans les Écritures hébraïques?  

Qui plus est, cette œuvre a été retenue dans le canon des Écritures saintes sous l’influence de Rabbi Aqiva (1er siècle de l’ère courante) qui a dit: «le monde n’a jamais justifié son existence comme le jour où le Cantique des cantiques fut donné à Israël, car si les Écritures sont saintes, le Cantique des cantiques est le Saint des Saints[6]

La lecture judaïque traditionnelle du Cantique des cantiques mettrait en jeu l’amoureux (YHWH), la belle (Israël), l’amour étant représenté par la Torah. Le livre commence et finit par un appel à l’évasion des amoureux (1,4 et 8,14), car la belle est folle d’un amour (2,5) qui ne peut être éteint (8,7), un amour que l’on ne peut se procurer (8,7). Nous présentons les grandes lignes des allégories et les sens moins obvies qui ont été relevés dans la littérature rabbinique et tenterons de pénétrer le texte à plusieurs niveaux.

La lecture juive traditionnelle en est une qui est basée sur les associations qui peuvent être faites en raison de la polysémie des termes hébraïques, d’une part, et des recoupements avec des termes similaires que l’on retrouve dans la Bible hébraïque, d’autre part. Quelle valeur accorder à ces recoupements? Le langage et les Écritures constituent des couleurs disposées sur une palette, à la disposition de l’artiste peintre. Celui-ci peut les agencer dans la configuration qui lui plaît. Cette configuration n’est pas unique. Sa valeur réside dans le fait que, durant des siècles, des générations imbues des Écritures ont fait de tels rapprochements au point où le sens littéral du texte devient voilé par l’extrapolation. Le commentateur du Moyen Âge Rachi commentait ainsi le Psaume 62,12 «Une fois Dieu l’a annoncé, deux fois je l’ai entendu»: au-delà de la signification directe, chaque verset peut avoir plus d’une interprétation. La multiplicité des interprétations n’a jamais dérangé la transmission rabbinique qui considère que des opinions contradictoires sont, l’une comme l’autre, des paroles du Dieu vivant.

Il existe un éventail d’interprétations choisies pour mettre en valeur la symbolique qui a été entrevue par les commentateurs au cours des siècles. Tout comme les écrits prophétiques, cette symbolique a insufflé un espoir toujours renouvelé au cours de l’histoire juive. 

Le vocabulaire amoureux

Précisons que l’amour physique n’est pas tabou dans la Bible pour autant qu’il se pratique au sein d’un couple. Cet amour est sans inhibition et est considéré comme sacré. L’être humain est créé par l’Éternel «dont l’œuvre est parfaite» (Deutéronome 32,4).

Le symbolisme premier est évident: la belle est comparée à une fleur (2,1) et l’amoureux à un arbre (2,3). Les délices de l’amour sont décrits par un fruit (2,3), le vin (1,4 et 5,1), le parfum (5,1), le lait et le miel (5,1), un jardin (4,12) ou un vignoble (8,12). La résistance aux avances amoureuses est imagée par une fontaine scellée (4,12) ou une muraille (8,9). Éveiller l’amour sous un pommier (8,5) ou le giron bien arrosé (7,3) se passent de commentaire.

La même image est parfois décrite de façon différente dans un même verset. La belle se compare à une rose du Sharon et à un lys dans la vallée (2,2). Je suis brune annonce-t-elle, comme les tentes de Kedar, comme les pavillons de Salomon. Parfois, la même phrase revient lancinante: «Je vous en conjure, ô filles de Jérusalem, par les biches et les gazelles des champs: n'éveillez pas, ne provoquez pas l'amour, avant qu'il le veuille» (2,7; 3,5; 5,8; 8,4). La première fois elle adjure les filles de Jérusalem de ne pas éveiller l’amour avant qu’il ne soit mûr; la seconde fois, elle a recherché son amoureux, l’a trouvé et le ramène chez elle. La troisième fois, elle cherche à nouveau son amoureux et conjure les filles de Jérusalem, mais sans ajouter «par les biches et les gazelles des champs»: elle demande que, si elles trouvent son amoureux, elles lui transmettent qu’elle est malade d’amour. La quatrième fois, elle a retrouvé les bras de son amoureux et précise qu’il n’est plus besoin d’éveiller l’amour. En outre, les transitions des pronoms personnels sont parfois nettes et parfois difficilement perceptibles. Le verset 1,13 se lit: «Mon bien-aimé est pour moi un bouquet de myrrhe, qui repose sur mes seins.» Est-ce le bien-aimé ou le bouquet de myrrhe qui repose entre les seins de la belle? De fait, le texte se traduit littéralement par qui «reposera» (et non qui «repose»), ce qui laisse penser à un souhait plus qu’à la narration d’un vécu. Ces multiples redondances et ambiguïtés donnent une saveur de mystère à l’attrait érotique si joliment décrit.

Dans certains passages, il n’est pas clair s’il s’agit de rêve ou de réalité. Une fois (3,1 à 3,3), elle est alitée sur sa couche nocturne et se languit de son amoureux, mais ne le trouve point. Elle demande aux gardiens de la ville s’ils l’ont vu, puis le rencontre enfin, le saisit et l’amène à sa demeure maternelle. Une autre fois (5,2-7), elle dort, mais son cœur est éveillé. Son amoureux frappe à sa porte, mais elle hésite. Lorsque sa main ouvre le loquet, elle est transie, court vers lui, mais réalise qu’il s’est esquivé. Les gardiens qui font la ronde doutent de sa moralité et la battent.

Quatre niveaux d’interprétation

Selon la tradition rabbinique, l’exégèse de la bible hébraïque se fait à quatre niveaux désignés par l’acronyme hébraïque PaRDèS signifiant «verger».

Le Pechat (P) est l’explication littérale et le niveau de compréhension première. C’est une lecture qui tient compte de son contexte, de sa signification sémantique, de sa structure, de sa nuance et de son style.

Le Derach (D) est l’interprétation symbolique du texte du point de vue de son sens parabolique et allégorique. C’est l’interprétation exégétique obtenue par divers recoupements dans les Écritures. Le Derach tient compte du Midrach, c’est-à-dire de la lecture allégorique du texte qui se réfèrent aux grands personnages et aux épisodes historiques de la bible: les patriarches, l’Exode, la révélation sinaïtique, la construction du Tabernacle dans le désert ou à l’histoire biblique au sens large. Dans cette optique, le bien-aimé, la bien-aimée et l’amour symbolisent respectivement l’Éternel, Israël, et la Torah.

Le Réméz (R) ou l’allusion consiste à analyser les sens possibles du texte en tenant compte des indices que sont les associations allusives du texte. Il consiste à trouver des corrélations allégoriques avec des significations philosophiques. Ainsi, la bien-aimée peut représenter l’intellect ou même l’âme à la recherche de l’idéal divin symbolisé par le bien-aimé.

Le Sod (S) est le secret ou la dimension ésotérique des Écritures. C’est cette dernière dimension énigmatique qui est l’objet d’étude de la cabale. Le texte est considéré comme un code qu’il y a lieu de déchiffrer. Le thème central devient la restauration d’une harmonie perdue au travers l’intégrité spirituelle menant à l’union du masculin et de féminin, de l’Éternel et d’Israël.

Analysons les premiers versets selon ces quatre niveaux d’interprétation.

שִׁיר הַשִּׁירִים, אֲשֶׁר לִשְׁלֹמֹה

1,1 Chant des chants, qui (est) à) Salomon.

P: La construction de l’expression «Chant des chants»[7] pourrait indiquer une forme superlative en raison du redoublement des termes tout comme c’est le cas dans «le Saint des Saints» ou «le Roi des Rois» (Ezra 7,12). Ainsi, ce cantique serait exceptionnel. Une autre lecture de cette locution serait que le Cantique des cantiques fait référence à un compendium de cantiques.

D: La lecture suivante peut en être faite: le Cantique des cantiques serait un duo d’échanges amoureux. Cantique des cantiques «pour Salomon» (liChelomoh) pourrait être par ailleurs une déclaration d’amour d’Israël pour l’Éternel, qui instaure la paix (chalom – Isaïe 41,7).

R: Le chant se diffracte en un grand nombre de chants qui dévoilent divers aspects de la spiritualité et Salomon (Chelomoh) représente l’intégrité (chelemout) vers laquelle l’âme aspire. Salomon (Chelomoh) peut être rendu par Chalomo («pacifié») ou chalomah («pacifiée»). Le terme précédent (acher) dans le verset 1,1 s’expliquerait aussi bien comme pronom relatif («qui [est] à»), que comme un nom («bonheur»). Ainsi le premier verset Cantique des cantiques du (ou pour) le roi Salomon peut être rendu par «Chant des chants qui est fait pour le (la) pacifié(e)»[8] ou par «Chant des chants, bonheur pour le (la) pacifié(e)». Étant donné que YHWH est appelé «YHWH Chalom» (Juges 6,24), il est possible d’identifier Salomon à l’Éternel et de définir ainsi une nouvelle métaphore et une nouvelle dimension symbolique. Les dialogues du Cantique des cantiques concernent Salomon (ch-l-m-h) dont le sens peut être «la paix» (Chalom ou ch-l-v-m), «la plénitude» ou «l’intégrité» (ch-l-m-v-t).

Chir hachirim ou «Chant des chants» peut être également lu Chyar hachiyarim («Reste des restes» ou encore «Dernier des derniers»). Ainsi, le Chant des chants qui représente l’amour des amours a également une dimension de refoulement qu’il y a lieu de reconnaître et de surmonter par l’union du masculin et du féminin. Un adage du Zohar souligne que la présence divine ne demeure que dans la maison ou le masculin est uni au féminin[9]

S: La totalité des chants est interreliée à un seul: l’harmonie céleste. Ce cantique embrasse la totalité des diverses expressions de la divinité et l’Éternel donne la possibilité de se réaliser en la conscience du divin au travers d’elles.

 

יִשָּׁקֵנִי מִנְּשִׁיקוֹת פִּיהוּ, כִּי-טוֹבִים דֹּדֶיךָ מִיָּיִן

1,2 Qu'il me prodigue les baisers de sa bouche ! Car tes caresses sont bonnes plus que le vin.

P: La belle souhaite recevoir directement des baisers de la bouche de son amoureux, car ses amours sont meilleures que le vin (1,2). Puis elle s’adresse à son amoureux à la deuxième personne, l’invitant à l’attirer pour qu’ensemble ils aillent gambader; le roi ajoute-t-elle, l’a emmenée dans ses logis: durant les noces, l’époux est comparé à un roi et la belle languit après les réjouissances de l’union (1,4). Le changement de pronom personnel donne l’impression que son amant est absent ou qu’il est présent ou que tout simplement elle rêve à haute voix: il peut être absent, mais dans son cœur il est présent.

En hébreu consonnantique, les lettres chin (ch) et sin (s) sont identiques. À cause de cela, la première phrase «Qu’il me prodigue (litt. «me baise », n-ch-q) les baisers de sa bouche», pourrait aussi se traduire «Qu’il m’allume (n-s-q) des baisers de sa bouche» (voir Psaume 78,21), ce qui sous-tend une excitation érotique.

La belle souhaite s’imprégner de la parole divine, à l’image du psalmiste (42,3): «Mon âme a soif d’Élohim». Le sens pourrait également être «afin que j’obéisse à Ses ordres» du fait que la même terminologie se retrouve dans la Genèse 41,40, lorsque Pharaon nomme Joseph gouverneur d’Égypte: «Mon peuple sera gouverné par ta parole» (‘al pikha yichaq kol ‘ami) Les baisers que la belle souhaite recevoir de la bouche de son bien-aimé pourraient représenter les paroles divines.

R: «Qu’il m’embrasse» se référerait au mystère divin auquel l’âme aspire: les baisers divins diffusent la spiritualité et la recherche du divin est plus délicieuse que les délices terrestres éphémères. Le mot nechîqot signifiant baisers serait tel un armement (nèchèq) qui fortifierait la quête spirituelle ou la recherche du contact (machiq) avec la présence divine.

Certains commentateurs ont vu dans le vin (valeur numérique de y-y-n = 70) la représentation traditionnelle des nations de la terre (‘Oumot ha-‘olam) qui sont au nombre de 70. Ces nations sont également symbolisées par les jeunes filles (2,3) qui apprécient l’Éternel dont le nom et l’essence (le parfum) sont enchanteurs.

S: Le souhait de baisers signifierait le désir de contact avec la divinité suprême et une (Zohar 2:146a), car le baiser transmet le souffle et insuffle l’esprit (le même terme hébraïque rouah désigne le souffle et l’esprit). En d’autres mots, la belle aspire au retour de l’affection divine comme au temps de la révélation au mont Sinaï, qui mettrait un terme à la condition de l’exil.

Le terme pihou (p-y-h-v) «sa bouche» contient en son centre les lettres y-h désignant l’Éternel, entouré des lettres p-v  qu’on peut traduire «ici». Autrement dit le divin est présent dans le Chant des chants.

L’analyse des premiers versets du Cantique des cantiques invite à l’allégorie sur de nombreux plans. De fait, l’analyse de l’ensemble de cet ouvrage selon les quatre niveaux d’interprétation couvre les thèmes principaux de la Bible; c’est probablement la raison pour laquelle on lui accordé une importance sacro-sainte. 

Un thème central : la délivrance messianique

Passons au thème central du Cantique des cantiques qui est celui de la délivrance messianique. Il s’exprime particulièrement dans l’épisode du rendez-vous manqué (5,2-3) et dans la conclusion (8,14).

a)    Le rendez-vous manqué (5,2-3)

Le bien-aimé imagine la nuit de noces (5,1). Sa dulcinée attend son retour du mont des parfums (4,14). Dans son rêve, son amoureux frappe à sa porte, tente d’ouvrir la serrure, mais elle hésite. Lorsqu’elle se décide, c’est trop tard, car il est parti. Elle le cherche sur la voie publique, se fait arrêter par des gardes; à nouveau elle adjure les filles de Jérusalem et précise à leur demande la description du bien-aimé en termes admiratifs.

אֲנִי יְשֵׁנָה, וְלִבִּי עֵר; קוֹל דּוֹדִי דוֹפֵק, פִּתְחִי-לִי אֲחֹתִי רַעְיָתִי יוֹנָתִי תַמָּתִי--שֶׁרֹּאשִׁי נִמְלָא-טָל, קְוֻצּוֹתַי רְסִיסֵי לָיְלָה

5-2 Je dors, mais mon cœur est éveillé: c'est la voix de mon bien-aimé! II frappe: «Ouvre-moi, ma sœur, ma compagne, ma colombe, mon amie accomplie; car ma tête est couverte de rosée, les boucles de mes cheveux sont humectées par la bruine de la nuit.»

Il semble que la bien-aimée décrive un rêve ou qu’elle ne dort pas complètement; son cœur est éveillé (‘ér). Elle avait demandé aux filles de Jérusalem de ne pas éveiller l’amour jusqu’à ce qu’il se déclare (2,7 et 3,5). L’amour se déclare effectivement, car le radical ‘-v-r signifiant «éveiller» se retrouve dans ces deux contextes.

Une autre interprétation voudrait que le cœur ne soit autre que l’Éternel qui est le rocher du cœur (Psaumes 73,26). Elle entend la voix de son bien-aimé qui demande à être reçu, car ses cheveux sont couverts de rosée. La rosée du ciel est la bénédiction de Jacob par son père Isaac (Genèse 27,28). Ainsi, L’Éternel annonce qu’il réalise ses promesses et veut se joindre à Israël, car le temps de la rédemption est arrivé. Le terme tamati rendu par «mon amie accomplie» signifie aussi «ma pure», «mon intègre» ou «mon innocente». En d’autres mots, l’Éternel considère Israël comme étant parfaite, comme il est ordonné dans le Deutéronome 18,13: «Tu seras intègre envers YHWH ton Dieu.»

Selon Rachi, la voix du bien-aimé pourrait être celle des prophètes comme Jérémie qui lance un avertissement et appelle à la repentance (Jérémie 7,25). Selon Ibn Ezra, la voix du bien-aimé pourrait être l’Édit de Cyrus permettant aux Judéens de revenir dans leur pays et sa main, les prophètes Haggaï et Zacharie qui ont annoncé la restauration du Temple de Jérusalem (Haggaï 1,8 et Zacharie 1,16), la porte en question représentant le portail céleste.

פָּשַׁטְתִּי אֶת-כֻּתָּנְתִּי, אֵיכָכָה אֶלְבָּשֶׁנָּה; רָחַצְתִּי אֶת-רַגְלַי, אֵיכָכָה אֲטַנְּפֵם

5,3 «J'ai enlevé ma tunique, comment pourrais-je la remettre? Je me suis lavé les pieds, comment pourrais-je les salir?»

P: La bien-aimée n’ouvre pas la porte, mais avance deux excuses pour ne pas le faire: «J’ai ôté ma tunique. Comment ferai-je pour me rhabiller?» Cela paraît bien étrange, car on peut s’habiller rapidement. La seconde excuse a également l’air d’une échappatoire qui n’en est pas une: «Je me suis lavé les pieds je ne veux pas les salir.»

D: Selon Chir ha-Chirim Rabba, il s’agit d’une occasion de rédemption ratée, soit le fait que la plupart des Juifs de Babylonie ne revinrent pas en Israël suite à l’édit de Cyrus permettant aux Juifs de retourner dans leur pays d’origine. C’est comme si Dieu appelle les Juifs à rentrer en Israël et qu’ils ne répondent pas à l’appel. Ceci rejoint la parole divine rapportée par Isaïe (50,2) et adressée aux Judéens en exil à Babylone: « Pourquoi suis-Je venu et n’ai trouvé personne, J’ai appelé et personne n’a répondu? » Toujours selon Chir ha-Chirim Rabba, lorsque Nabuchodonosor a exilé les Judéens[10], il leur a ôté deux vêtements: le royal et le sacerdotal. Le premier consiste à savoir diriger un pays, le second à officier au nom de la nation. Bien que les paroles divines fussent «tu es parfaite», Israël répond qu’elle ne sait plus comment servir Dieu en tant que nation. Ainsi, l’attente messianique est devenue une fin en soi, tout comme dans le cas d’une personne qui préfère attendre le grand amour pour commencer à aimer.

Un passage du Talmud précise qu’un signe évident que l’exil touche à sa fin est que la terre donne des fruits. Or, c’est bien ce que confirme le verset 5,1! En mettant la main à la pâte, Israël craint d’avoir à se salir, c’est-à-dire d’avoir à prendre des décisions à titre de nation phare. D’où sa résistance. Dans un sens, les responsabilités sont moindres lorsqu’on se cantonne dans l’expectative.

b)    La conclusion (8,14)

.בְּרַח דּוֹדִי, וּדְמֵה-לְךָ לִצְבִי אוֹ לְעֹפֶר הָאַיָּלִים--עַל הָרֵי בְשָׂמִים

8,14 Fuis, mon bien-aimé, et, comme le chevreuil ou le faon des biches, [retire-toi] sur les montagnes embaumées.

Le contexte est celui des frères de la bien-aimée l’ont fait travailler dans les vignobles des autres et elle n’en veut plus. Elle rend à Salomon ses mille pièces d’argent et ajoute 200 pièces pour les gardiens. Elle veut s’occuper de son propre vignoble et ne veut pas s’enrichir du vignoble des autres.

Ce passage pourrait être interprété ainsi. Les nations ont subjugué Israël tout en lui demandant une conduite exemplaire. Avec la fin de l’exil, cette vocation de souffre-douleur doit cesser afin qu’elle puisse cultiver sa propre vigne et s’y épanouir. Les frères qui cherchent sont maintenant tout oreilles et sont prêts à écouter celle qui réside dans les jardins – les hauts lieux de spiritualité – la voix d’Israël, comme il est écrit: «À la fin des temps, (…) c’est de Sion que sort la doctrine et la parole de Dieu de Jérusalem» (Isaïe 2,3 et Michée 4,2). Toutefois, la bien-aimée enjoint son bien-aimé afin qu’il continue d’embaumer de spiritualité les montagnes alentour. En d’autres mots, Israël a pris suffisamment d’assurance dans ses voies pour exhorter Dieu à s’occuper du reste de l’humanité.

Les prédictions de la fin des temps de Michée et d’Isaïe se rejoignent. Le verset 8,14 peut être rapproché du verset 2,2 d’Isaïe: «À la fin des temps, la montagne de la maison du Seigneur sera affermie et se dressera au-dessus des collines et toutes les nations y afflueront.» Le verset 8,15 peut être rapproché du verset 4,2 de Michée, «Il arrivera qu’à la fin des temps que la montagne de la maison du Seigneur sera affermie sur la cime des montagnes et se dressera au-dessus des collines et toutes les nations y afflueront» (Michée 4,1).

De fait, ce temps de paix universelle sera marqué par plusieurs évènements: Nombre de nations se rallieront à YHWH ce jour-là et elles deviendront «Mon peuple» (Zacharie 2,14-15). «Plus de méfaits, plus de violence sur toute ma Sainte Montagne, car la terre sera pleine de la connaissance de YHWH comme l'eau abonde dans le lit des mers» (Isaïe 11,6-9). Le peuple de l’Alliance qu’est Israël n'aura plus donc le statut et le rôle qui lui incombent avant l'ère messianique, l'ensemble des nations étant unies dans une même connaissance de YHWH. Car alors, la bannière divine se dressera sur les montagnes (Isaïe 18,3). Dans le verset final du Cantiques des cantiques, le bien-aimé est invité à distribuer de sa spiritualité sur l’ensemble des montagnes, soit à l’ensemble de l’humanité.

«En ces temps, les hommes droits occuperont la terre et les intègres s’y maintiendront» (Proverbes 2,21).

[1] Dans la mythologie égyptienne la déesse Isis est sœur et épouse du dieu Osiris. Elle le revivifie après qu’il ait été assassiné et dépecé en lambeaux par Seth frère d’Osiris.

[2] Dans la mythologie suméro-babylonienne, Inanna ou Ishtar est reine du Ciel et de la Terre, déesse d'Amour ou Étoile du matin; Dumuzi ou Tamouz, le dieu berger, est son consort.

[3] Avissag de Chounam fut appelée à réchauffer de son corps le roi David dans sa vieillesse (1 Rois 1,1-4).

[4] Le roi Salomon régna sur le pays unifié d’Israël entre 961 et 921 avant l’ère courante.

[5] À titre illustratif, consulter E. Renan, Le Cantique des cantiques (Paris: Arléa, 1891).

[6] Michnah Yadayim 3,5.

[7] Les textes connus qualifiés de chir (chant) dans la Bible sont: le chant que Moïse et les Enfants d’Israël entonnèrent après la traversée de la Mer Rouge (Exode 15,1); le chant des Enfants d’Israël quand il leur fut donné un puits (Nombres 21,18), le chant d’adieu de Moїse (31,30); le cantique de la prophétesse Déborah (Juges 5,1); le chant de David après qu’il eut été sauvé de Saül (2 Samuel 22,1); la cantique que chanteront les exilés à leur retour (Isaïe 26,1); le chant allégorique d’Isaïe comparant Israël à une vigne (Isaïe 5,1) ainsi que de nombreux psaumes. Un autre terme parallèle au mot chant est celui de machal que nous pouvons rendre par «parabole» ou «proverbe» (Deutéronome 23,7 et 24,3 à 24,23). Le vocable hidah qualifie une «énigme» (Psaume 49,5 et 78,12).

[8] Pierre Trigano et Agnès Vincent, Le Cantique des Cantiques ou la psychologie mystique des amants (Lyon: Réel Éditions, 2010).

[9] Ibid., p. 45-54.

[10] Le roi babylonien Nabuchodonosor détruisit le Premier Temple (Temple de Salomon) et emmena les Judéens en exil en 586 avant l’ère courante. Cet exil dura 70 ans.

 

Remarques de l’éditeur

Exposé présenté au Dialogue judéo-chrétien du Temple Emanu-El-Beth Sholom de Montréal le 24 octobre 2018, dans le cadre d’une «conférence à deux voix».
Le Dr David Bensoussan est professeur de génie électrique à l’Université du Québec. Il a été président de la Communauté sépharade unifiée du Québec. Il est l’auteur de nombreux ouvrages littéraires et essais historiques, ainsi que d’un commentaire de la Bible (voir: www.editionsdulys.com). Il prépare actuellement un livre sur le Cantique des cantiques.