Le Yom Kippur du Cardinal Turcotte
Jean-Claude Turcotte
Pour la première fois dans l’histoire du diocèse de Montréal (Canada), l’archevêque a participé à la prière du Yom Kippour avec la communauté juive. Le 13 octobre 2005, le Cardinal Jean-Claude Turcotte était l’invité du rabbin Leigh Lerner au Temple Emanu-El-Beth Sholom. Après la prière, il s’est adressé à l’assemblée pour souligner l’importance de la déclaration Nostra Aetate proclamée lors de la dernière session du Concile Vatican II. Avec son autorisation, nous reproduisons ici son intervention.
Schalom lêchém!1 Ces deux mots que je vous adresse – et que je ne prononce sans doute pas à la perfection - ont été utilisés par le pape Benoît XVI, en août dernier, lors de sa visite à la synagogue de Cologne. Je les fais miens. Je les fais miens après avoir prié avec vous à l"occasion du Yom Kippour: un événement impressionnant pour moi, que je vis pour la première fois et qui, à ma connaissance, n"a jamais été vécu par d"autres évêques de Montréal.
En venant prier avec vous, j"ai spontanément pensé à Jésus qui, régulièrement se rendait à la synagogue et y enseignait2. J"ai aussi pensé à Jean-Paul II qui, à Jérusalem, le 25 mars 2000, est allé au mur des Lamentations pour y déposer une feuille de papier sur laquelle était inscrite une demande de pardon pour les fautes de l"Église commises à l"égard des juifs depuis 2000 ans.
Schalom lêchém! Je dis ces mots non seulement en souhaitant que vous viviez dans la paix mais aussi dans l"espoir de voir la paix s"instaurer toujours plus profondément entre juifs et catholiques.
Il y a quarante ans, vous n"auriez pas invité l"évêque de Montréal à un événement semblable à celui d"aujourd"hui, et, si vous l"aviez invité, il n"aurait pas pu répondre favorablement à votre invitation. Mais quarante ans ont passé et, il y a quarante ans, le 28 octobre 1965, la déclaration Nostra Aetate a été promulguée à Rome par le pape Paul VI. Je vous remercie de m"avoir invité à vous parler de ce document. Il a changé le regard et modifié le comportement de l"Église catholique à votre égard. Profondément innovateur, il a marqué un tournant dans l"histoire de l"Église à laquelle j"appartiens.
L"initiative de ce document revient au pape Jean XXIII. Dans le sillage de ce qui se vivait au concile Vatican II, il lui paraissait normal et nécessaire de faire un pas en vue de l"amélioration des relations entre juifs et catholiques. Il prévoyait que l"adoption d"un texte en ce sens se ferait aisément et sans soubresauts. Ce ne fut pas le cas.
En raison de l"importance du sujet, l"aile progressiste du concile souhaitait la rédaction d"un texte indépendant sur le judaïsme. Mais plusieurs pères conciliaires s"y opposaient, si bien que, pour s"entendre, il a fallu insérer le texte sur le judaïsme dans un document plus large, Nostra Aetate, qui traite des relations de l"Église catholique avec l"ensemble des religions non chrétiennes. À l"approche du moment de voter le texte auquel, normalement, on ne pouvait plus apporter que des ajustements de détail, une violente campagne de presse dans les pays arabes et des menées issues de divers groupes de pression intégristes et antisémites provoquèrent des modifications assez importantes 3. L"essentiel fut cependant préservé.
Ce que dit Nostra Aetate concernant la religion juive se présente en huit alinéas ou paragraphes. J"en rappelle brièvement le contenu.
Le premier alinéa affirme qu"en scrutant son propre mystère, l"Église découvre qu"un «lien […] relie spirituellement le peuple du Nouveau Testament avec la lignée d"Abraham4 ». Autrement dit, «le mystère d"Israël fait partie de l"identité de l"Église5 ». En 1983, le pape Jean-Paul II explicitera cet énoncé en disant que «nos deux communautés religieuses sont liées au niveau même de leur propre identité6 ».
Le deuxième alinéa souligne que «l"Église du Christ […] reconnaît que les prémices de sa foi et de son élection se trouvent […] dans les patriarches, Moïse et les prophètes7 ». Il ajoute que l"Église confesse que son salut «est mystérieusement préfiguré dans la sortie du peuple élu hors de la terre du servitude8» et que, selon l"enseignement de l"apôtre Paul, «elle se nourrit de la racine de l"olivier franc sur lequel ont été greffés les rameaux de l"olivier sauvage que sont les Gentils9». Que l"Église catholique se nourrisse de la racine de l"olivier franc, nous en sommes particulièrement conscients, nous catholiques, lorsque nous célébrons nos liturgies imprégnées de psaumes et de textes extraits des livres de ce que nous appelons le Premier Testament.
Le troisième alinéa rappelle que «les apôtres, fondements et colonnes de l"Église, sont nés du peuple juif, ainsi qu"un grand nombre des premiers disciples qui annoncèrent au monde l"Évangile du Christ10».
Le quatrième alinéa débute par des affirmations que ne contenait pas le texte original. Il affirme que «les Juifs, en grande partie, n"acceptèrent pas l"Évangile, et [que] même nombreux furent ceux qui s"opposèrent à sa diffusion». Puis il ajoute: «selon l"Apôtre [Paul], les Juifs restent encore, à cause de leurs pères, très chers à Dieu, dont les dons et l"appel sont sans repentance11». Il se termine par une vision d"avenir: «Avec les prophètes et le même Apôtre, dit-il, l"Église attend le jour […] où tous les peuples invoqueront le Seigneur d"une seule voix, et "le serviront sous un même joug" (So 3, 9)12». Dans les années qui ont suivi la promulgation de Nostra Aetate, les théologiens catholiques ont précisé que, contrairement à ce qui avait été affirmé antérieurement, le peuple juif n"a pas été dépouillé de son élection et que la première Alliance n"a pas été rendue caduque par la nouvelle : «Elle en est la racine et la source, le fondement et la promesse», dit un texte de l"épiscopat français rédigé en 1973 13.
Dans l"alinéa suivant – le cinquième –, le concile invite les chrétiens et les Juifs à une meilleure «connaissance et estime mutuelles» qui naîtront surtout, précise le texte, «d"études bibliques et théologiques, ainsi que d"un dialogue fraternel14».
Le sixième alinéa est particulièrement important quand on se rappelle que, durant des siècles, les juifs ont été accusés d"être coupables de déicide : «Ce qui a été commis durant [la] passion [du Christ], écrit le concile, ne peut être imputé ni indistinctement à tous les Juifs vivant alors, ni aux Juifs de notre temps15». Le document ajoute, à l’alinéa huit, que c"est «à cause des péchés de tous les hommes» que le Christ «s"est soumis volontairement à la passion et à la mort16 ».
Dans l"alinéa sept, l"Église «déplore les haines, les persécutions et toutes les manifestations d"antisémitisme, qui, quels que soient leur époque et leurs auteurs, ont été dirigées contre les Juifs17». Le pape Jean-Paul II a mis en relief le sérieux et l"importance de ce texte dans la demande de pardon qu"il a prononcée au nom de l"Église, le 12 mars 2000 : «Dieu de nos pères, a-t-il dit, tu as choisi Abraham et sa descendance pour que ton Nom soit apporté aux peuples: nous sommes profondément attristés par le comportement de ceux qui, au cours de l"histoire, les ont fait souffrir, eux qui sont tes fils, et, en te demandant pardon, nous voulons nous engager à vivre une fraternité authentique avec le peuple de l"Alliance18». Pour apprécier l"importance et la portée du travail accompli au concile Vatican II, je crois utile de citer ce qu"a écrit, au lendemain du vote, le journaliste Henri Fesquet, envoyé spécial du journal Le Monde au concile : « Le vote de la déclaration sur les juifs met un point final au nombre incroyable de pressions, démarches assailli le secrétariat pour l"unité depuis plus de trois ans. Lorsque seront connues dans le détail ces diverses tentatives pour faire avorter ou rendre insignifiante la déclaration conciliaire, on restera confondu devant tant de passion, d"aberration, de haine et, pour tout dire, d"ignorance et de bêtise. […] Mais il convient de reconnaître que la déclaration, telle qu"elle a été votée, a sauvé l"essentiel. […] Vatican II a réalisé grosso modo la volonté de Jean XXIII en blâmant sévèrement l"antisémitisme. L"Église a reconnu implicitement ses fautes passées en la matière, qui sont lourdes, durables et nombreuses. La nouvelle mentalité œcuménique a vaincu les préjugés d"antan. À cet égard, le vote […] inaugure une page blanche dans l"histoire des rapports entre Rome et les juifs 19».
Chers amis – permettez que je vous appelle amis -, vous savez comme moi que la déclaration Nostra Aetate n"a pas apporté de solution finale aux haines, aux querelles, aux incompréhensions et aux injustices qui nous ont séparés, mais elle a ouvert une fenêtre et apporté une espérance de rapprochement et de réconciliation. En vous remerciant de m"accueillir aujourd"hui, je souhaite que s"instaurent et s"approfondissent les liens qui doivent normalement exister entre des croyants qui confessent le même Dieu - Dieu d"Abraham, Isaac et de Jacob -, le Dieu que Jésus a prié, qu"il a appelé Père et auquel il a rendu grâce. Je souhaite également que s"établissent de plus en plus, entre nous, des solidarités qui nous permettront de travailler ensemble à la promotion et à la défense des droits humains, de la vie et de la justice.
Nous l"avions depuis longtemps oublié, mais nous sommes à le redécouvrir: ce qui nous unit importe plus et est plus grand que ce qui nous a divisés et nous divise encore. Aussi, aujourd"hui, en toute vérité et dans la joie, nous pouvons nous souhaiter mutuellement la paix comme l"ont fait nos ancêtres communs. Je vous le redis: Schalom lêchém!
Notes
- Paix à vous!
- Luc 4, 18; Jean 6, 59; Marc 1, 21; 6, 2; Matthieu 4, 23; 9, 35; 13, 54; Luc 13, 10.
- Cf. Mystère de l""Église, mystère d"Israël (II, p. 1), d"après un matériau élaboré par l"Abbé Louis Derousseaux, professeur émérite de théologie de l"Université catholique de Lille.
- Nostra Aetate, n° 4.
- Mystère de l"Église, mystère d"Israël (II, p. 1).
- Dans La Documentation catholique 1982, p. 339.
- Ibidem.
- Ibidem.
- Ibidem. CF. Romains 11, 17-24.
- Ibidem, p. 2.
- Ibidem, p. 2.
- Ibidem.
- Cf. Mystère de l"Église, mystère d"Israël, p. 3.
- Nostra Aetate, n° 4.
- Ibidem.
- Ibidem.
- Ibidem.
- Dans La documentation catholique, 2 avril 2000, n° 2223, p. 331.
- Le journal du concile tenu par Henri Fesquet, envoyé spécial du journal Le Monde, édité par Robert Morel, 1966, p. 987-988.