Le retour du juif errant

Le dialogue judéo-chrétien est confronté aujourd’hui à deux impératifs de justice inéluctables : combattre un antisémitisme chrétien profondément enraciné et défendre la cause des Palestiniens. Pourquoi peine-t-il à sortir de ce dilemme? Cette impasse tient en partie à l’absence d’appréciation théologique chrétienne adéquate des implications d’Israël comme réalité politique contemporaine et comme notion herméneutique et théologique.

L’histoire du « juif errant » est un mythe répandu au Moyen Âge, concernant un cordonnier juif qui, pour avoir raillé le Christ portant sa croix vers le Calvaire, aurait été maudit et banni de la terre de Judée et condamné à errer dans le monde jusqu’au Second Avènement du Christ. Cette histoire fait partie d’un corpus polémique antijuif, qui raconte d’une génération à l’autre que les juifs ont rejeté le Christ et l’ont fait mourir, et qu’en conséquence ils ont perdu leur légitimité théologique au profit des chrétiens. Pendant des siècles, le mythe du « juif errant » a cristallisé la suspicion politique, morale et religieuse pesant sur les juifs européens. Ce mythe témoignait aussi d’un pouvoir total et permanent exercé par le christianisme sur le judaïsme.

Les polémiques exploitées par une religion contre une autre fournissent des indices importants sur la complexité des relations entre les religions et sur la manière dont le pouvoir s’exerce dans ce domaine. Cet élément particulier de la polémique antijuive est révélateur de deux aspects importants de la relation complexe du christianisme avec le judaïsme, notamment à notre époque.

Premièrement, elle nous rappelle la longue histoire de l’antisémitisme, qui a certes pris une tournure extrêmement tragique dans le contexte européen, mais qui est issu de la séparation ancienne de l’Église et de la Synagogue aussi bien dans l’Église d’Orient que dans l’Église d’Occident. Les propos antijuifs de personnages aussi variés que Jean Chrysostome et Martin Luther illustrent bien cette constante historique, tout comme les diverses interprétations des Écritures. La manière dont les passages de l’Évangile de Jean portant sur « les juifs » ou les échanges entre Jésus et les pharisiens sont lus, interprétés et compris en rapport avec les juifs et le judaïsme montre bien que cet aspect des relations entre juifs et chrétiens ne peut être traité facilement ni rapidement.

Le deuxième aspect des relations complexes entre juifs et chrétiens concerne la Terre sainte elle-même. Avant la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la « Terre » n’était pas un enjeu important pour les relations entre juifs et chrétiens, malgré la présence juive persistante à Jérusalem et dans les environs à travers les siècles. Cependant, la croissance de cette population vers la fin du 19e siècle et le début du 20e, puis la création de l’État d’Israël en 1948, ont fait de la question de la Terre et de la relation des juifs à cette Terre un enjeu central à nouveau dans les relations entre juifs et chrétiens. Pour évoquer une fois de plus la polémique ancienne, c’était comme si le juif errant était retourné chez lui en défiant totalement des siècles d’antisémitisme chrétien. Comme le disait le rabbin David Hartman, la « renaissance de l’État d’Israël a fait voler en éclats l’affirmation théologique chrétienne du rejet du peuple juif par Dieu dont témoignaient sa souffrance et son errance sans fin »[1].

Nous pouvons donc cerner un double défi que présentait pour la théologie chrétienne la persistance et l’épanouissement du judaïsme. D’une part, les juifs, peuple du Christ, ont pour la plupart rejeté le Christ, mais leur alliance avec Dieu, selon saint Paul, est toujours active : comment comprendre cet apparent paradoxe? Ce sujet a été au cœur des préoccupations du dialogue judéo-chrétien depuis l’Holocauste, dans un effort de retrouver la proximité historique des deux religions. D’autre part, la création de l’État d’Israël présente un défi théologique d’ordre différent, qui a fait l’objet de moins d’attention dans le dialogue entre juifs et chrétiens.

Cette négligence relative tient au rapport entre cette question et la précédente : Israël est devenu essentiel à l’autocompréhension des juifs dans le contexte post-Holocauste et exige que le christianisme pense son rapport aux juifs autrement qu’en les considérant comme des victimes de l’hégémonie chrétienne. Pourtant, il semble parfois que les chrétiens doivent accepter sans réserve l’existence de l’État d’Israël, malgré les actions menées par cet État envers les Palestiniens. Un certain nombre de dénominations en Europe et en Amérique du Nord se sentent donc déchirées entre deux problèmes de justice inéluctables : combattre un antisémitisme chrétien profondément enraciné et défendre la cause des Palestiniens. Si elles accordent beaucoup d’importance au premier volet, elles peuvent être accusées d’ignorer les souffrances des Palestiniens, et si elles s’attachent au second volet, elles pourraient être accusées de juger Israël de manière disproportionnée en fonction de normes morales auxquelles ses voisins arabes ne sont pas assujettis (une attitude motivée en partie, soupçonnera-t-on, par un antisémitisme séculaire). 

Pourquoi le dialogue judéo-chrétien peine-t-il à sortir de ce dilemme? Cette impasse tient en partie à l’absence d’appréciation théologique chrétienne adéquate des implications d’Israël comme réalité politique contemporaine et comme notion herméneutique et théologique. Les enjeux herméneutiques sont considérables, puisque l’on a choisi d’appeler « Israël » la nouvelle terre d’accueil des juifs : cette désignation relie le peuple juif autodéterminé d’aujourd’hui aux juifs de la Bible, conférant un sceau biblique à un État-nation moderne; elle rend donc quasi impossible toute distanciation entre le langage biblique, à chaque fois qu’il mentionne Israël, et la réalité actuelle d’Israël et de ses conflits avec les Palestiniens.

Cet état de choses entraîne chez les chrétiens palestiniens une crise herméneutique que ne vivent pas leurs voisins musulmans. Des auteurs tels Mitri Raheb et Naim Ateek ont mis en lumière la façon dont les Palestiniens sont devenus victimes d’un déplacement théopolitique qui rend l’interprétation biblique particulièrement difficile, notamment en ce qui concerne l’Ancien Testament. Le pasteur Mitri Raheb avance que même si les chrétiens occidentaux ont cherché à rejeter la théologie de la substitution, selon laquelle l’Église aurait pris la place d’Israël, ils ont néanmoins adopté une nouvelle forme de théologie de la substitution, selon laquelle les Palestiniens sont remplacés par l’État moderne d’Israël[2]. Entre-temps, l’ex-patriarche latin de Jérusalem, Michel Sabbah, a mis en garde les Palestiniens contre le danger de verser dans une forme de néo-marcionisme (le marcionisme étant l’hérésie qui niait la validité de l’Ancien Testament), ce qui, selon Munther Isaac, serait devenu une pratique herméneutique chez de nombreux chrétiens palestiniens[3]. C’est comme si la Bible elle-même avait déplacé les Palestiniens de leur territoire, ou, comme dit monseigneur Kenneth Craig « la douloureuse ambiguïté de bénir le Seigneur Dieu d’Israël »[4].

Pour la théologie chrétienne occidentale, des noms tels que « Israël », « Jérusalem », « Sion », ont acquis, au fil des siècles, une connotation spirituelle et intemporelle. Ils n’ont été soumis à un réexamen qu’avec l’émergence de l’État d’Israël comme réalité politique et temporelle, ce qui force également la théologie chrétienne à repenser sa relation à la Terre sainte et au judaïsme. Lorsque les chrétiens revendiquaient le territoire de Jérusalem (particulièrement à l’époque des Croisades), ils ne semblaient reconnaître aux juifs aucun droit légitime sur ce lieu.

La nature « intemporelle » de la théologie chrétienne de Sion se manifeste davantage dans les textes liturgiques, les hymnes et les adaptations chrétiennes des psaumes[5]. Nous pourrions citer de nombreux exemples d’hymnes tels que Jerusalem the Golden, Blessed city, Heavenly Salem, Glorious things of thee are spoken. Ces illustrations démontrent à l’évidence que l’importance intemporelle de Jérusalem (et, par conséquent, de la Terre sainte) a été un thème dominant et englobant de la théologie et de la piété chrétienne, particulièrement en Europe après la Réforme. Depuis la fin de l’époque biblique, Jérusalem semble avoir échappé au temps : l’Église porte son regard au-delà de l’histoire, sur les descriptions eschatologiques de la cité sainte dans le chapitre 21 de l’Apocalypse. John Pawlikowski, un des principaux théologiens catholiques de la rencontre entre juifs et chrétiens, fait remarquer comment cette évolution a été motivée par le besoin de remplacer l’exclusivisme juif à l’égard du territoire par une Sion eschatologique; il note également que, jusqu’à un certain point, le discours chrétien sur la « Terre sainte » relève  de la même tendance[6].

Le sionisme, et notamment la création de l’État d’Israël, pose un défi de taille pour la théologie chrétienne occidentale. Dans une perspective qui tenait le judaïsme pour une tradition religieuse remplacée par le christianisme, l’importance temporelle de Jérusalem était occultée à toutes fins pratiques pour être réduite à une espérance eschatologique. Or, le sionisme se donne pour tâche entre autres de renverser le mouvement d’éradication des juifs de l’histoire, et suscite donc un « retour à l’histoire » des juifs (selon l’expression de Gershom Scholem). Ceci laisse entrevoir une crise ontologique de l’autocompréhension du christianisme, du fait que la tradition religieuse, qu’il croyait supplantée, revenait à l’histoire et de définissait en termes bibliques et davidiques (même si c’était avec une forte tangente séculière). Le défi ainsi posé est d’ordre à la fois herméneutique et ecclésial. Herméneutique, dans la mesure où la méthodologie de l’interprétation scripturaire est essentielle ici, et ecclésial, parce qu’il y a tout un pan de l’ecclésiologie qui est fondé sur une définition de l’Église (le corps du Christ) comme « nouvel Israël ». Nous pouvons donc voir que l’existence de l’État d’Israël représente un défi herméneutique et ecclésiologique important pour la théologie chrétienne en général et pour une théologie de la Terre sainte en particulier, notamment et en ce qui concerne le rapport entre ce territoire et les Palestiniens.

Le contexte des relations entre juifs et chrétiens évolue, s’éloignant des enjeux de l’histoire européenne pour se centrer sur les réalités liées directement à Israël comme un élément de l’autodétermination juive. Si les chrétiens sont honnêtes, ils reconnaîtront que, pour eux, la culpabilité post-Holocauste, et par conséquent leur relation aux juifs en tant que « victimes » de la chrétienté, a donné l’impulsion première du dialogue avec les juifs. Pourtant, l’existence d’Israël comme État démocratique moderne représente un défi pour cet ancien paradigme, demandant aux chrétiens de s’engager auprès des juifs en tant que peuple et religion qui se considère maître de sa propre destinée et qui ne dépend pas de la bienveillance et du repentir des chrétiens. Il y a donc une autre question à aborder franchement : après des siècles d’antisémitisme, axés sur la conviction que les juifs avaient été bannis de leur pays, destinés à errer et à vivre sous le joug chrétien, ce retour des juifs à l’histoire représente-t-il une réalité hautement problématique, exigeant une authentique réévaluation des théories chrétiennes? De plus, il faut de toute urgence relever le défi théologique que pose l’existence de l’État-nation moderne appelé « Israël », avec toutes les connotations bibliques qui l’accompagnent, non seulement pour nos relations avec le judaïsme contemporain, mais aussi pour une prise en compte plus sérieuse de la perspective du christianisme palestinien, descendant d’une lignée ininterrompue en terre de Palestine depuis l’époque de la Pentecôte.

[1] David Hartman, A Living Covenant. The Innovative Spirit in Traditional Judaism (Woodstock, VT: Jewish Lights Publishing, 2012), p. 280.

[2] Mitri Raheb, « Shaping Communities in Times of Crises: Narratives of Land, People and Identities » (site Web de Mitri Raheb), consulté le 24 mai 2016.

[3] Munther Isaac, From Land to Lands, From Eden to the Renewed Earth (Carlile, Cumbria: Langham Monographs, 2015).

[4] Kenneth Cragg, The Arab Christian (London: Mowbray, 1992), p. 237.

[5][NDT] Les psaumes suggèrent déjà une image idéalisée de Jérusalem : « En Juda Dieu s'est fait connaître... À Salem II a fixé sa tente » (Ps 76,2-3); « On peut dire de Sion : en elle tout homme est né » (Ps 87,5); « Que ma langue s’attache à mon palais si Je ne pense plus à toi, si je ne fais passer Jérusalem avant toute autre joie ! » (Ps 137,6).

[6] John T. Pawlikowski, « Ethics in a Globalized World: Implications for the Israeli-Palestinian Conflict, » dans Peace & Change, 36/4 (Oct. 2011), p. 541-556.

Remarques de l’éditeur

* Le révérend Peter Colwell est sous-secrétaire général de l’organisme Churches Together in Gritain and Ireland, et chercheur au Centre for Eastern Christianity du Heythrop College de l’Université de Londres.

Source : Paru initialement dans CURRENT DIALOGUE No. 58, 2016, publié par le Conseil mondial des Églises et reproduit avec son aimable autorisation. Traduit par Pierrot Lambert pour Relations judéo-chrétiennes.