Le pluralisme religieux: défis, limites et possibilités. La perspective française en 2016

Le 13 juillet 2016, lors de la troisième séance plénière du Congrès de l’ICCJ, Mme Liliane Apotheker a présenté la situation du pluralisme religieux en France. Cette intervention, faite la veille de l’attentat de Nice, aide à mieux comprendre le climat instable dans lequel vivent les communautés croyantes et leurs membres, tout en laissant entrevoir leurs efforts pour construire la solidarité et le dialogue[1].

Depuis 1905, le rapport de l’État français aux religions est régi par la « laïcité ». Le terme, qui n’a pas d’équivalent exact dans une autre langue, désigne une forme spécifique de sécularité « à la française ». Il est également important de comprendre que la France est le pays où vivent la plus grande communauté juive et la plus grande communauté musulmane d’Europe occidentale.

Laïcité et cohésion sociale

Clarifions d’abord quelques points concernant la laïcité. Selon certains observateurs étrangers la laïcité serait la cause principale des problèmes de la France avec ses communautés religieuses. Même si le système est certainement perfectible et subit actuellement de fortes pressions, son objectif est, et a toujours été, de contribuer à cimenter la République française. Il vise à protéger toutes les religions, la liberté de religion et de conscience, les droits de l’homme, des femmes et des citoyens, et il a parfois servi de modèle pour les intellectuels dans d’autres pays qui ont une religion dominante.

En substance, la laïcité consacre la neutralité de l’État en ce qui concerne toutes les religions, avec l’intention déclarée de remplacer un système où l’Église catholique était la religion dominante dans le pays. Par conséquent, toutes les religions, y compris celle qui dominait auparavant, se retirent dans le domaine de la vie privée des gens, leurs maisons et leurs lieux de culte, ce qu’accepte la majorité des Français, toutes religions confondues. Néanmoins, le système a aussi ses faiblesses. Une conséquence malheureuse est que les religions sont rarement vues sous un jour favorable, tandis que leur côté sombre est largement mis en évidence par la couverture médiatique des événements ou des comportements sensationnalistes.

À mon avis, en France, l’ignorance des traditions religieuses, la sienne propre et celle de l’autre est certainement plus problématique que la laïcité.

Depuis un certain nombre d’années maintenant, il semble que le «ciment» de la République, exprimée par le mot « Fraternité », le dernier dans notre triptyque républicain, est en train de se fissurer sérieusement. La France est maintenant une société fragmentée, dans laquelle des communautés religieuses connaissent des problèmes qui les touchent parfois de façon existentielle. La même chose est vraie de nombreux autres aspects de l’économie et de la politique du pays: on assiste à la radicalisation du discours politique, la montée du populisme, la protection des intérêts sectoriels, au détriment d’une vision unificatrice commune. Les confrontations dans le domaine religieux sont à voir et à comprendre dans le contexte plus large de cette fragmentation de la société française. Cela a mis une forte pression sur la cohésion sociale de la communauté nationale, qui reste l’objectif par excellence de la République française.

Une population juive déstabilisée

La population juive se sent menacée en raison de la hausse de l’antisémitisme, provenant à la fois des partis politiques radicaux d’extrême droite et d’extrême gauche, et de certaines parties de la population musulmane française. Le déni de la Choah, dans ses diverses formes, est également un facteur aggravant. Israël souffre d’une image extrêmement détériorée et est le plus souvent considéré comme un État illégitime.

Les écoles juives, les synagogues, les centres communautaires, les stations de radio et plusieurs personnalités sont protégés par des forces de sécurité armées, ce qui est malheureusement nécessaire et alimente un sentiment de grand malaise. On se sent un peu comme une espèce protégée et on ne sait pas ce qui se passerait si cette protection devait cesser.

Un des faits les plus frappants est que les parents juifs n’optent plus pour les écoles gérées par l’État, dont ils ont pourtant été les ardents défenseurs jusqu’à la dernière décennie environ. Leurs enfants fréquentent maintenant les écoles juives ou catholiques. C’est avec tristesse que j’ajoute que les enfants juifs sont les seuls enfants en France qui se sentent empêchés de rester dans le système éducatif national et sont donc obligés de préférer d’autres options. Les quartiers de Paris à forte population juive font exception, car les parents et les enfants s’y sentent en sécurité en raison de leur nombre qui neutralise leur sentiment d’isolement. Dans l’ensemble, cela est symptomatique de l’état d’esprit de la communauté juive.

Le peuple juif se sent ciblé et isolé, malgré le soutien total du gouvernement français. Bien que les récents attentats terroristes en France et dans le monde visaient des cibles plus larges : des journalistes, des soldats et des policiers, des jeunes dans des salles de concert, des boîtes de nuit ou des cafés, nous nous souvenons tous des meurtres sauvages de Ilan Halimi, des jeunes enfants et de leur professeur dans une école juive à Toulouse en 2012, et plus récemment, des clients d’un supermarché cacher à Paris, un vendredi, juste avant le chabbat. On remarque que ces attaques n’ont pas déclenché de grandes manifestations comme celle qui a suivi l’attaque contre Charly Hebdo. La plupart du temps, les juifs pleurèrent leurs victimes seuls, dans la crainte. Même si le gouvernement a émis des déclarations de soutien très vigoureuses, la population, en général, est restée assez passive et n’a pas démontré beaucoup de solidarité envers la communauté juive.

On a souvent dit que les Juifs sont comme le canari dans la mine, le premier à détecter l’imminence du danger. Je n’avais jamais vraiment compris ce que cela signifiait jusqu’à ces dernières années. Comment peut-on évaluer le danger, surtout quand on regarde dans le rétroviseur et qu’on aperçoit les horribles événements récents et les tragédies du siècle dernier ?

Une des conséquences de cette situation est que les Juifs émigrent, soit vers le centre-ville de Paris s’ils vivaient dans les banlieues, soit vers de petites villes plus calmes, dans le pays ou à l’étranger, en Israël, mais aussi au Royaume-Uni ou ailleurs. Il est difficile d’évaluer le nombre de personnes qui se déplacent ainsi et de faire la comparaison avec la population non-juive, qui bouge elle aussi, mais il y a clairement un mouvement important.

Une population musulmane mal comprise 

La population musulmane connaît aussi de grandes difficultés. L’Islam est la religion dont on parle le plus dans les médias : il ne se passe pas une journée sans qu’il en soit question. Malheureusement, la plupart du temps, il ne s’agit que de bavardage médiatique, pas malveillant, mais superficiel, dépourvu de contenu en profondeur. L’Islam souffre donc d’un déficit de connaissance et de compréhension, y compris parmi les Français musulmans. Une grande partie du public craint l’Islam comme religion, parce qu’elle le perçoit comme intrinsèquement violent et dangereux. Les Français musulmans sont victimes de discrimination lorsqu’ils postulent pour un emploi ou recherchent un logement. Cela se produit en dépit d’un système juridique qui protège les droits de chacun, comme l’indique le terme « Égalité » du triptyque républicain.

Néanmoins, la majorité des Français musulmans adhère à la laïcité, la sécularité à la française, et ne désire rien d’autre que de mener une vie tranquille. Le récent assassinat de deux officiers de police dans une banlieue de Paris a déclenché des réactions indignées de la part de la communauté musulmane locale, dont des membres ont dénoncé cette violence extrême comme quelque chose qui les concernait directement en tant que citoyens français.

La France vit une crise économique qui génère un taux élevé de chômage, en particulier chez les jeunes, ce qui ajoute un défi supplémentaire à leur intégration.

Cette problématique de l’intégration est particulièrement complexe. Elle implique plusieurs éléments : l’ancien passé colonial de la France, la guerre d’indépendance de l’Algérie, l’antisémitisme à caractère politique autour de la situation en Israël-Palestine, l’influence d’une multitude de médias et de sites étrangers qui ont ancré des « théories du complot ou de la conspiration », notamment chez certains jeunes, tous nés en France, rêvant d’un pays d’origine idéalisé qu’ils connaissent très peu. La plupart de ces théories du complot impliquent les États-Unis, Israël, le Mossad ou même les Sages de Sion.

Tout cela, de même qu’une mémoire, quelque part entre mythe et réalité, de ce qu’était la relation entre Juifs et Musulmans dans les anciennes colonies françaises, vient troubler leurs rapports aujourd’hui. Les mouvements antiracistes de 1980 avaient une vocation universelle ; il semble maintenant qu’il existe de multiples formes de ressentiment, une haine qui se traduit par de la violence aussi bien physique que politique. Celles-ci doivent être traitées séparément, de nos jours, et il en résulte malheureusement, entre les communautés juive et musulmane, une rivalité des mémoires et de la souffrance des deux côtés.

La solidarité et la compassion partagée au-delà de sa propre communauté ou de son groupe sont les principales victimes de ce triste état de choses, car la plupart des gens placent leur propre souffrance en premier.

Une population chrétienne plutôt discrète

Je ne dirai que quelques mots à propos des Français chrétiens. Je sais qu’il est inexact de les regrouper dans un seul groupe. Protestants, Chrétiens orthodoxes ont souvent des opinions différentes de celles des Catholiques. En général, les Français de religion chrétienne ne se définissent pas comme une communauté structurée principalement à partir de son identité religieuse. Ils diffèrent en cela des Musulmans et des Juifs. Il semble qu’ils n’éprouvent pas ce besoin. Je devrais peut-être dire qu’ils ne le font pas encore, car on observe une certaine tendance dans cette direction lors de débats publics sur des sujets controversés comme le mariage pour tous[2]. Bien qu’ils fassent beaucoup de bruit, les groupes se réclamant d’une identité chrétienne restent de petits segments de la population. Il est intéressant de souligner, enfin, que les intérêts de différentes communautés croyantes convergent parfois autour d’enjeux opposant le libéralisme social et le conservatisme.

Le dialogue entre les communautés

Je voudrais conclure avec quelques points positifs:

La « Déclaration pour le jubilé de fraternité à venir »[3], remise aux chefs de toutes les Églises chrétiennes en France par un groupe pluraliste de dirigeants juifs, a été un point culminant dans les relations judéo-chrétiennes en ces moments très difficiles. Généralement bien accueillie, elle démontre la maturité du dialogue judéo-chrétien en France.

Les Églises chrétiennes ne ménagent aucun effort pour maintenir de bonnes relations avec les Musulmans et les Juifs. Elles sont en dialogue avec les deux communautés et organisent souvent des manifestations interreligieuses qui permettent aux trois religions monothéistes d’établir des relations entre elles. Les écoles catholiques sont ouvertes aux étudiants juifs et musulmans.

Des personnalités comme Latifa Ibn Ziaten, mère d’Imad Ibn Ziaten, le premier des soldats assassinés par l’auteur des attentats terroristes à Toulouse, le rabbin Michel Serfaty, président de l’Amitié Judéo-Musulmane de France, et Mme Jacqueline Cuche, présidente de l’Amitié Judéo-Chrétienne de France, sont des acteurs positifs dans le domaine. Ils ne ménagent aucun effort et interviennent fréquemment pour fournir de l’information et des commentaires susceptibles de favoriser une meilleure compréhension entre tous.

Le Grand Rabbin de France, Haïm Korsia, préconise publiquement de faire la distinction entre les migrants et les réfugiés, et de se rappeler que la Bible que nous avons en commun nous fait un devoir d’accueillir les réfugiés, et ce en dépit d’une opinion publique générale plutôt défavorable.

Les institutions religieuses font ce qu’elles peuvent, mais malheureusement, les actes et les voix de la violence remplissent parfois les esprits et les cœurs des gens…

J’ai souvent le sentiment qu’il est plus facile d’engager le dialogue avec des gens qui maintiennent une distance critique honnête avec leur propre tradition religieuse. Le rapport que nous entretenons envers la tradition est un défi pour nous tous, et ce défi est particulièrement important dans les relations entre Musulmans et Juifs aujourd’hui. Il est temps pour nous de suivre et d’imiter le chemin du dialogue judéo-chrétien.

L’ignorance doit être combattue et la religion seule ne peut pas gagner cette bataille. La culture et l’éducation doivent unir leurs forces afin de favoriser l’esprit critique, le seul moyen efficace pour lutter contre l’obscurantisme, le fanatisme et le mensonge.

C’est ce que des films, des livres, des événements culturels et même parfois sportifs tentent de véhiculer. Un livre, en particulier, illustre l’essentiel de ce qui peut être fait : Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours, édité par Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora[4], avec des contributions de 120 auteurs de différents pays parmi lesquels le Dr Reuven Firestone ici avec nous aujourd’hui. Il couvre divers domaines de recherche : linguistique, littérature, histoire et démographie, pour n’en citer que quelques-uns. Il offre, pour traverser la période trouble actuelle, une information en profondeur, des données d’arrière-plan, et des analyses présentées de manière claire et accessible. C’est un modèle du genre et un excellent outil pour bâtir un avenir meilleur.

[1] Traduction par Jean Duhaime, revue par l’auteure.

[2] N.D.L.R. L’auteure ajoute, dans une note subséquente : « L’assassinat barbare du Père Jacques Hamel [le 26 juillet 2016, à Saint-Étienne-du-Rouvray] a certainement marqué les consciences dans un sens différent; mais il est trop tôt pour se prononcer là-dessus. » (25 sept. 2016)

[3] Texte disponible sur Relations judéo-chrétiennes : http://www.jcrelations.net/D__claration_pour_le_Jubil___de_fraternit______venir.5192.0.html?id=720

[4] Paris, Albin Michel, 2013.