Le pape Jean-Paul II et les relations entre les Chrétiens et les Juifs

John T. Pawlikowski, Directeur du programme de Catholic-Jewish Studies de la Catholic Theological Union de Chicago décrit l’héritage légué par Jean Paul II dans divers domaines des relations entre Chrétiens et Juifs. Ce pape il a apporté une contribution décisive à une théologie constructive des relations entre ces deux communautés de foi et à un nouveau sens de la solidarité entre elles, tout en laissant une œuvre inachevée que nous avons la responsabilité de poursuivre.[1]

La papauté de Jean-Paul II est indéniablement celle où les relations entre Juifs et Chrétiens sont devenues une grande priorité pontificale. Disons les choses sans détour: aucun pape avant lui n’a parlé de façon aussi déterminante, aussi abondante, des rapports entre l’Église et les Juifs. Dans certains domaines, Jean-Paul II nous a donné des orientations claires quant aux voies que devaient emprunter nos relations mutuelles, sans nécessairement en développer toutes les implications. Il a laissé à l’Église un héritage précieux dont les traits essentiels exigent de l’Église d’aujourd’hui et de demain un prolongement de la réflexion et de la mise en œuvre amorcées.

L’antisémitisme

La première question que je veux mettre en relief est celle de l’antisémitisme. Jean-Paul II a manifesté une attitude sans compromis à cet égard, dans ses critiques de cette haine et de ce mépris passés et présents envers les Juifs et le judaïsme; son pontificat a imprimé une marque permanente sur le christianisme ou du moins sur le catholicisme. Jean-Paul II a condamné l’antisémitisme dans plusieurs discours et documents importants, le qualifiant de «péché», un mot qui constitue la plus forte expression religieuse d’une condamnation[2]. Il a aussi appelé à une action concertée des Chrétiens et des Juifs pour combattre les vestiges de l’antisémitisme et en prévenir toute nouvelle diffusion. L’accord fondamental signé entre Israël et le Vatican au cours du pontificat de Jean-Paul II comprend une disposition dans laquelle les signataires s’engagent à mener une action concertée contre l’antisémitisme.

L’un des problèmes liés à l’antisémitisme, que Jean-Paul II n’a jamais abordé et qui demeure une question épineuse dans le dialogue, concerne le lien éventuel entre l’antisémitisme et l’antisionisme. Je n’ai aucune solution facile à proposer à la tension actuelle concernant ce débat. Tout effort pour atténuer cette tension doit miser à mon sens sur quatre prémisses. Tout d’abord, Israël est un État politique légitimement constitué. Deuxièmement, il est nécessaire que les politiques du gouvernement d’Israël soient constamment soumises à la critique, tout comme les actions politiques des deux organes du pouvoir côté palestinien. Troisièmement, une telle critique doit éviter toute perspective de nature à délégitimer l’existence d’Israël. Finalement, on doit s’efforcer de comprendre l’attachement spirituel et théologique de beaucoup de membres de la communauté juive mondiale d’aujourd’hui envers à la terre d’Israël, même s’il n’est pas partagé par tous. À l’intérieur de ces paramètres, espérons-le, les Juifs et les Chrétiens pourront tenir une discussion constructive dans un cadre dialogal.

La Shoah

L’engagement ferme de Jean-Paul II à combattre l’antisémitisme tenait de son expérience personnelle de l’Holocauste. Il avait été témoin du mal perpétré par les Nazis dans sa Pologne natale. À l’occasion de sa visite de 1987 aux États-Unis, au cours d’une rencontre avec les leaders juifs, Jean-Paul II a promis la publication d’un document sur l’antisémitisme et la Shoah. Pour diverses raisons, la publication a été retardée considérablement. La Commission du Vatican sur les relations entre les Chrétiens et les Juifs, dirigée alors par le cardinal Edward Idris Cassidy, a publié en 1998 un texte intitulé Nous nous souvenons: Une réflexion sur la Shoah. On y a inclus une lettre du pape exprimant un fort appui à son contenu.

L’affirmation ferme de la réalité de l’Holocauste par le pape et le Vatican coupait toute possibilité de négation dans les cercles catholiques. Le document exigeait en outre qu’une formation sur la Shoah soit donnée aux Catholiques dans le monde entier. De plus, il reconnaissait un degré de complicité de la part de membres de l’Église. Mais Nous nous souvenons a été critiqué sur plusieurs points importants. En affirmant que c’était certaines personnes égarées et non «l’Église comme telle» qu’il fallait blâmer pour leur complicité dans la Shoah, il a suscité une controverse considérable. Ce document est aussi marqué par une image excessivement positive de l’action du pape Pie XII au cours de la période nazie et une exagération quant au nombre de Catholiques qui ont sauvé des Juifs.

Le couvent d’Auschwitz

Il y a une question où la prise de position de Jean-Paul II a eu un effet décisif : celle du couvent d’Auschwitz. Au début de la crise, Jean-Paul II n’a pas réagi immédiatement. Mais par la suite il est intervenu directement auprès des moniales, leur demandant de quitter le périmètre officiel du camp de concentration pour se reloger ailleurs. Peu après, la crise s’est dénouée rapidement, la majorité des moniales acceptant d’établir leur monastère ailleurs. Quelques religieuses, dont la supérieure, qui s’opposaient à cette relocalisation, sont alors parties dans d’autres monastères.

L’intervention directe de Jean-Paul II a même contribué à faire évoluer la controverse vers un développent positif. Adjacent au nouveau monastère, le Centre pour le dialogue et la prière d’Auschwitz, dont la construction a été entreprise par la suite, est devenu un centre d’étude et de croissance spirituelle inspirant pour les gens qui se rendent sur le site mémorial d’Auschwitz-Birkenau.

La reconnaissance de l’État d’Israël par le Saint-Siège

Jean-Paul II est intervenu également dans le dossier de la reconnaissance d’Israël par le Saint-Siège, un geste politique longtemps attendu. Une telle reconnaissance était considérée comme l’épreuve décisive de la crédibilité de l’Église catholique concernant son point de vue sur le judaïsme et le peuple juif. Dès 1984, Jean-Paul II s’était montré très sensible à la signification d’Israël pour les Juifs. Dans sa Lettre apostolique Redemptionis Anno publiée le Vendredi Saint, il disait: «Pour le peuple juif qui vit dans l’État d’Israël et qui préserve sur cette terre de précieux témoignages de son histoire et de sa foi, nous devons demander la sécurité qu’ils désirent et la tranquillité à laquelle ils ont droit, qui sont la prérogative de toute nation et les conditions de la vie et du progrès de toute société.»

Le 15 juin 1994, le Saint-Siège et le gouvernement d’Israël annonçaient conjointement l’établissement officiel de relations diplomatiques, à la suite des négociations continues amorcées lors de la signature d’un Accord fondamental en décembre de l’année précédente, Cette étape marquait la répudiation finale de la théologie de l’errance perpétuelle de la communauté juive.

Mais Jean Paul II a laissé bien des questions non résolues sur les implications théologiques et politiques d’Israël pour le dialogue entre les Catholiques et les Juifs. En théologie, une réflexion considérable s’impose sur la tradition de la terre biblique et le rôle qu’elle peut jouer, éventuellement, dans l’identité chrétienne. Sur le plan politique, je vois une détérioration rapide et sérieuse des relations entre Juifs et Catholiques à propos de la situation israélo-palestinienne, pour laquelle les écrits de Jean-Paul II ne nous sont pas d’un grand secours. Sans aller jusqu’à épouser l’approche du désinvestissement supportée par un certain nombre de dénominations protestantes, le langage des dirigeants catholiques s’est durci, entre autres dans des déclarations récentes qui utilisent le terme «prison» pour décrire les conditions de vie des Palestiniens, particulièrement ceux de la Bande de Gaza.

Le lien spirituel entre Juifs et Chrétiens

Je veux ici souligner un thème cher à Jean-Paul II, celui du «lien spirituel» entre les deux communautés de croyants, au niveau du fondement même de leurs identités respectives. Il a formulé ce thème au cours de sa visite historique à la synagogue de Rome, le 13 avril 1986: «[…] l’Église du Christ découvre son 'lien' avec le judaïsme 'en scrutant son propre mystère' (Nostra Aetate, par. 4). La religion juive ne nous est pas 'extrinsèque' mais, d’une certaine manière, elle est 'intrinsèque' à notre religion. Nous avons donc envers elle des rapports que nous n’avons avec aucune autre religion. Vous êtes nos frères préférés et, d’une certaine manière, on pourrait dire nos frères aînés.» 

Jean-Paul II ne nous a jamais offert une réflexion plus approfondie sur les implications théologiques de sa notion des liens inhérents entre Chrétiens et Juifs. Nous restons donc avec un certain nombre de questions sans réponses. Premièrement, une déclaration sur les liens inhérents entre les Juifs et les Chrétiens peut-elle être une proclamation unilatérale?  N’exige-t-elle pas une réponse positive du côté juif? À ma connaissance, aucun expert juif de renom n’a réagi positivement au thème fondamental développé dans les écrits de Jean-Paul II : du point de vue juif, cela apparaît peut être comme une version nouvelle de l’idée ancienne que tout ce qui est bien dans le judaïsme a été en fait absorbé par le christianisme. Comment pouvons-nous déployer ce thème de manière à reconnaître au judaïsme une existence séparée significative bien qu’il soit lié au christianisme dans une certaine mesure?

Il reste encore deux autres questions en rapport avec le vocabulaire du «lien». Si le christianisme doit considérer le judaïsme comme une réalité interne, et vice versa, ne faut-il pas que les efforts déployés dans chaque communauté pour approfondir son identité théologique et ses valeurs morales prennent en compte le point de vue de l’autre communauté comme à une ressource fondamentale? Par ailleurs, l’insistance du pape sur la relation tout à fait particulière entre les Juifs et les Chrétiens ne réduit-elle pas beaucoup trop la signification du dialogue avec d’autres communautés, en particulier avec l’islam?

Un héritage vivant

Devant la communauté juive de Mayence, en Allemagne, le 17 novembre 1980, reprenant alors quelques mots d’une déclaration des évêques allemands, qui parlaient de «l’héritage spirituel d’Israël pour l’Église», le pape a fait un ajout important et a souligné qu’il s’agit d’un «héritage vivant». À ses yeux, la tradition juive est bel et bien vivante dans le culte et la pratique du judaïsme contemporain. En mars 1982, Jean-Paul II livrait les réflexions suivantes aux délégués de différentes conférences épiscopales venus à Rome pour échanger sur les relations entre Chrétiens et Juifs: «Les chrétiens sont sur le bon chemin, celui de la justice et de la fraternité, en essayant, avec respect et persévérance, de se retrouver avec leurs frères sémites autour de l’héritage commun, si riche pour tous. […] En faire l’inventaire en lui-même, mais aussi en tenant compte de la foi et de la vie religieuse du peuple juif telles qu’elles sont professées et vécues encore maintenant, peut aider à mieux comprendre certains aspects de la vie de l’Eglise.»

Cette perspective n’a pas pénétré vraiment la théologie chrétienne. Dans les études bibliques chrétiennes, il s’est produit un changement considérable, généralement positif, dans la manière dont les livres des Écritures hébraïques sont appréciés et interprétés. Mais en théologie systématique et en la liturgie, je ne vois que très peu d’expressions de l’approche de Jean-Paul II concernant le rôle des Écritures hébraïques. Au point de vue liturgique, on utilise abondamment les écrits prophétiques dans les textes cultuels et dans les hymnes, mais très largement selon un shéma simpliste de type «promesse –accomplissement». Il reste manifestement beaucoup de travail à faire si la théologie catholique compte prendre au sérieux l’héritage de Jean-Paul II sur ce point.

La séparation du judaïsme et du christianisme   

La séparation du judaïsme et du christianisme est un domaine de recherche que Jean-Paul II n’a pas abordé lui-même mais qui est absolument essentiel pour les dimensions théologiques des relations actuelles entre Chrétiens et Juifs. Nos notions traditionnelles d’ecclésiologie étaient basées sur la croyance qu’au moment de la mort de Jésus au Calvaire, une nouvelle entité religieuse distincte, appelée l’Église, avait été déjà été solidement établie en dehors du judaïsme. Or ceci est faux au plan historique. La séparation elle-même s’est déployée sur plusieurs siècles et, pendant ce long processus, les liens du christianisme avec le judaïsme sont demeurés bien en place. Par ailleurs les nouvelles recherches pauliniennes ont rendu complètement désuète la thèse simpliste, chrétienne ou juive, qui présentait Paul comme le fondateur d’une nouvelle religion.

Malheureusement, je n’ai encore vu nulle part dans la théologie chrétienne une appropriation des résultats de ces recherches bibliques récentes. En ce qui concerne Paul, bon nombre de théologiens, continuent de s’y référer  d’une manière qui ne reflète aucune connaissance de ces recherches. On ne peut pas affirmer que Jean-Paul II nous a orientés dans le sens de ces nouvelles recherches. Mais si nous voulons honorer son héritage global concernant les relations entre Chrétiens et Juifs, cette compréhension modifiée des relations entre l’Église et la Synagogue au cours des premiers siècles doit devenir un pivot de l’interprétation théologique chrétienne.

Le lien entre l’Église et la Synagogue

Le dernier volet des relations entre Chrétiens et Juifs en rapport avec l’héritage de Jean-Paul II concerne le lien entre l’Église et la Synagogue. Dans le discours prononcé à Mayence en 1980, ses paroles étaient sans détour : les Juifs, a-t-il affirmé en s’inspirant de saint Paul (Romains 11, 29), sont «le Peuple de Dieu de l’ancienne Alliance, une Alliance qui n’a jamais été révoquée par Dieu». Il a ensuite reconnu la « valeur propre et perpétuelle»  à la fois des Écritures hébraïques et de la communauté juive qui témoigne du caractère sacré de ces textes. En mars 1982, Jean-Paul II s’est inspiré de Romains 9, 4-5, interprétant ce texte au présent et affirmant que, «l’adoption filiale, la gloire, les alliances, la législation, le culte, les promesses et les patriarches» appartiennent au peuple juif. Mais il a tout de même souligné la portée universelle du salut offert dans le Christ.

L’héritage théologique transmis par Jean-Paul II est tout à fait décisif sur un point. Tout système christologique ou ecclésiologique qui cherche à se fonder sur l’idée que l’Église aurait remplacé le peuple juif dans la relation d’alliance avec Dieu est totalement inacceptable. Le judaïsme et le peuple juif continuent d’avoir une signification profonde en eux-mêmes et pour la communauté chrétienne. Jean-Paul II a cependant continué de mettre en relief le salut universel offert par le Christ. Le défi pour nous aujourd’hui est de tenir les deux affirmations ensemble et de répondre à la mégaquestion: «Comment les Chrétiens peuvent-ils affirmer la continuité de l’alliance juive tout en soutenant que le salut universel est offert par le Christ?»

La mission

La transformation de la théologie amorcée par Jean-Paul II, même si elle restée inachevée, a manifestement dévalué les approches simplistes de la mission et de l’évangélisation, particulièrement en ce qui concerne les Juifs. Si l’alliance juive est toujours vivante, comme l’affirmait Jean-Paul II, les Juifs devraient-ils continuer d’être visés par l’effort missionnaire de l’Église? Le cardinal Dulles a répondu par un oui sans équivoque. Le cardinal Walter Kasper, et un certain nombre d’entre nous, y compris moi-même, avons répondu par un non catégorique. La question est loin d’être entièrement résolue et exige beaucoup plus de réflexion.

Une œuvre à poursuivre

Jean-Paul II nous a laissé un héritage précieux en ce qui concerne les relations entre Chrétiens et Juifs. Un certain nombre de controverses ont été déclenchées à ce sujet durant son pontificat. Mais elles ont toutes été résolues, en fin de compte, y compris celle ayant trait au couvent d’Auschwitz. On pourrait cependant considérer comme une lacune du pontificat de Jean-Paul II le fait qu’il n’a pas institutionnalisé adéquatement l’engagement de l’Église à l’égard des relations entre Chrétiens et Juifs, et qu’il n’a pas non plus nommé comme évêques des personnes qui partageaient ses convictions sur les liens entre l’Église et les Juifs. Il faudra relever concrètement le défi auquel Jean-Paul II n’a répondu qu’en partie. Que l’Esprit nous insuffle la force de renouveler notre engagement à cet égard.

 

[1] Conférence inaugurale annuelle Jean-Paul II sur les relations entre les Chrétiens et les Juifs au Center for Christian-Jewish Learning, Boston College, 1er mars 2012. Résumé par Jean Duhaime. Le texte intégral de cette conférence, traduit par Pierrot Lambert et Jean Duhaime, paraîtra prochainement dans la revue Théologiques.

[2] Jean-Paul, Entrez dans l’espérance, Paris, Plon/Mame, 1994, p. 159.